Chapitre 11
Les événements se succèdent sans temps mort en cette fin d’après-midi : à peine Marie-Line et Julien ont-ils disparu qu’on entend une sirène hurler. Une ambulance du SMUR surgit au coin de la rue, à vive allure, gyrophare allumé. Au bout d’une centaine de mètres, elle freine brusquement – le crissement des pneus couvre un instant le son strident de la sirène –, s’arrête au 7 rue Germinal, sur la place réservée aux handicapés, de toute manière il n’y a aucun handicapé dans l’immeuble, à l’exception de Xavier, peut-être, mais il n’entre pas dans les critères officiels pour prétendre bénéficier de cette place, la bêtise et la haine ne sont pas encore considérées comme des handicaps, et c’est heureux, qui accepterait qu’un traitement de faveur soit accordé à Xavier ? Un médecin urgentiste et un infirmier sortent en hâte du véhicule, saisissent leur matériel de réanimation, un brancard, puis s’engouffrent dans le hall de l’immeuble. La porte de l’ascenseur s’ouvre sur Violette, livide, cheveux en bataille, robe froissée, gilet mal boutonné. Alertée par la sirène, elle est sans doute sortie en hâte de chez Alexandre.
— C’est moi qui ai téléphoné au SAMU, leur dit-elle, affolée. Merci d’être arrivés aussi vite. C’est au deuxième étage. J’étais avec lui, nous, comment dire…
Elle hésite une seconde, cherche le mot adéquat, finit par en trouver un faisant l’affaire :
— Nous conversions et soudain il s’est senti mal. Il m’a dit qu’il avait des vertiges et des bouffées de chaleur. Il est devenu très pâle, des gouttes de sueur ont commencé à perler sur son front. Puis il a perdu connaissance. J’ai appelé les urgences tout de suite après. Ça s’est passé il y a quelques minutes à peine.
— Vous avez fait ce qu’il faut, Madame, répond l’infirmier. On va s’en occuper, ne vous faites pas de souci.
Violette entrouvre la bouche, s’apprête à ajouter quelque chose, renonce. L’infirmier et le médecin ne s’en formalisent pas, ils attribuent sans doute l’avortement de sa parole à son angoisse. Ce qu’ils ne peuvent pas savoir, c’est que s’y ajoute autre chose : elle a dû mal comprendre les paroles de l’infirmier, car elle ne porte pas son appareil auditif. L’aurait-elle égaré alors qu’elle conversait ?
Tous trois montent au deuxième étage, pénètrent chez Alexandre. Violette leur dit « il est dans la chambre, suivez-moi ». Ils empruntent le couloir en file indienne : l’espace est réduit à cause des étagères qui occupent tout un côté du mur, où s’amoncellent des centaines de livres, des étagères d’une couleur étrange, à mi-chemin entre le beige et le gris, mais le moment n’est pas propice pour une description détaillée. Ils parviennent tant bien que mal jusqu’à la chambre. Le corps d’Alexandre gît sur le lit, à moitié nu, mais surtout inanimé. Aurait-il fait un infarctus ? Une attaque d’apoplexie ? J’observe Violette, son visage blême me fait dire qu’elle a émis les mêmes hypothèses que moi. Le médecin se penche vers lui, colle son oreille contre sa bouche, saisit son poignet, prend son pouls, bref, fait son métier avec sérieux.
— Tout va bien, ne vous inquiétez pas, Madame. Pouvez-vous me donner un coussin ? Un grand coussin, si possible, bien rembourré.
Violette laisse passer un temps. À quoi songe-t-elle exactement ? Je ne peux l’affirmer avec certitude – comme on l’a compris, si je peux entrer chez les êtres humains, il m’est en revanche impossible de pénétrer leurs pensées de manière infaillible –, mais je me risque à une double hypothèse : à son émoi s’ajoute le fait qu’elle n’est pas sûre d’avoir bien entendu. Le médecin semble avoir établi les mêmes déductions, car il répète sa question. Elle finit par désigner l’oreiller sur le sol, à côté de la tête de lit.
— Celui-ci vous irait ?
— Ce sera très bien, je vous remercie.
Le médecin saisit les jambes d’Alexandre qu’il surélève en plaçant le coussin dessous. Violette détourne les yeux – serait-elle soudain gênée à la vue du corps à moitié nu d’Alexandre ? Elle aperçoit un objet circulaire sur le sol, se baisse pour le ramasser, vérifie que ni le médecin ni l’infirmier ne prête attention à elle, le met dans son oreille.
— On va attendre un peu, il devrait reprendre ses esprits rapidement.
— Vous êtes sûr ? demande Violette. Il ne vaudrait pas mieux… ?
Elle pointe du doigt le matériel de réanimation, mais n’a pas le temps de terminer sa phrase : Alexandre cligne des yeux, déglutit. On lui demande s’il entend, il hoche la tête. Violette pousse un soupir de soulagement. Le médecin la prend à l’écart :
— Au vu de son âge, nous allons le transporter à l’hôpital et lui faire passer quelques examens, pour plus de sécurité, mais a priori ce qui lui est arrivé est bénin.
Le médecin regarde Alexandre, toujours allongé, en slip et chemise ouverte, puis Violette. Et c’est à peine sous forme de question qu’il ajoute :
— Vous êtes sa femme, je suppose ?
Violette, embarrassée, considère à son tour le torse et les jambes d’Alexandre. Elle cherche visiblement à adapter sa réponse à la tenue légère du septuagénaire, une réponse qui ne constituerait ni un mensonge ni le dévoilement d’une intimité à peine naissante et ne regardant personne. Elle trouve un moyen terme :
— Sa compagne.
— Vous pouvez venir avec nous, si vous le souhaitez, reprend le médecin sans accorder d’importance au correctif émis par Violette.
Elle hésite, se demande sans doute si c’est bien son rôle, finit par acquiescer : après tout, par définition, presque par tautologie, une compagne accompagne. Le médecin et l’infirmier aident Alexandre à se lever du lit, l’invitent à s’étendre sur le brancard qu’ils ont placé sur le sol, il dit d’une voix faible « ce n’est pas la peine, je me sens bien maintenant », chancèle, saisit l’épaule de Violette pour se maintenir. Elle réitère avec douceur l’injonction de l’équipe médicale, obtient davantage de succès. Une fois qu’il est allongé, elle saisit le drap du lit pour recouvrir son corps. Le médecin et l’infirmier se mettent en position, un, deux, trois, le brancard est saisi aux deux extrémités en même temps, ils traversent le corridor, sortent de l’appartement.
— On va descendre par les escaliers, l’ascenseur est trop petit, dit le médecin à son collègue.
Violette les suit. Si son visage a repris un peu de couleurs, sa démarche heurtée révèle qu’elle n’est pas encore tout à fait rassurée. Elle trépigne derrière le brancard.
— Ne vous inquiétez pas, on a l’habitude, se sent obligé de dire l’infirmier.
Leurs gestes, à la fois rapides et sûrs, le confirment. Le cortège parvient sans encombre au rez-de-chaussée. Alexandre jette un œil sur le bouquet, avant de se tourner vers Violette :
— Ça va aller, maintenant. Arrêtez de faire cette tête, je me sens déjà mieux.
C’est étrange, Alexandre continue à vouvoyer Violette. Il a mêlé sa langue à la sienne, mais sa langue demeure à distance. Et celle de Violette ne l’est pas moins :
— C’est que… Je me sens un peu coupable… Je n’aurais pas dû vous pousser à…
Elle si prolixe d’ordinaire, voilà qu’elle s’empêtre, qu’elle ne sait comment combler le vide créé par ses points de suspension. À sa décharge, la situation ne prête guère au badinage. Alexandre sourit, répond :
— Vous n’avez aucune raison de culpabiliser. Je n’avais pas passé un moment aussi réjouissant depuis… Oh, je ne pourrais même pas vous dire de quand date la dernière fois !
Elle lui prend la main. Une larme s’échappe de ses yeux et coule sur sa joue ; elle ne songe pas à l’essuyer. Elle monte dans l’ambulance et s’assied à côté du brancard. Le conducteur remet la sirène en route, démarre. Le véhicule s’éloigne. On entend encore quelque temps le son strident de la sirène. Puis plus rien.
J’aurais bien accompagné les deux septuagénaires à l’hôpital. Mais Alexandre est entre de bonnes mains. Et ma place est ici, au 7 de la rue Germinal : il ne s’agirait pas d’oublier les autres habitants de l’immeuble.
Je me rends chez Sarah et Farid : prière, repas silencieux, suivi de deux récits parallèles, Hamza d’abord, puis Ahmed, Farid écoute ses enfants avec attention, Sarah tente à nouveau de redevenir visible aux yeux de son mari, elle évoque les deux fleurs de plus sur le bouquet, la sirène qui a retenti tout à l’heure, Farid lui répond à peine. Le rituel n’a pas varié d’un iota. Je me rends chez les Dupré : le repas est fini depuis un moment, Olivier est satisfait, il vient de signer une nouvelle pétition en ligne, Noémie fait la moue, elle a perdu une somme fictive importante au poker, tandis que Julien, dans sa chambre, scrute le plafond, repensant sans doute à la scène du baiser dans l’ascenseur. À l’étage du dessus, Marie-Line, étendue en travers de son lit, livre à son journal un compte-rendu détaillé de la même scène. Je me rends chez Jamil : il retranscrit sur une partition le solo dont il a eu l’illumination ce matin. Je me rends chez Myriam et Thomas : pyjama, peignoir et plateau-télé. Je me rends chez Xavier, par souci d’équité : assis sur son immense canapé, il peste contre le monde qui va mal en général et contre le nouveau bouquet de jonquilles en particulier, qu’il a sans doute découvert en rentrant du travail, tout en regardant un débat sur CNews à propos de l’insécurité galopante, dont la conclusion est sans appel : cela ne peut plus durer, des mesures drastiques doivent être appliquées, il faut faire sortir les militaires des casernes et les immigrés du pays, il en va de l’avenir de la République, de la vie ou de la mort de la France ! J’aurais peut-être mieux fait d’accompagner Violette et Alexandre, en fin de compte.
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