Chapitre 13

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 Seize heures cinquante, Julien trépigne, la main sur la poignée de porte ; il sait qu’il doit patienter encore un peu.

 Quand il est rentré du lycée, un peu après midi – on est mercredi, il n’a cours que le matin –, « je n’ai pas faim », a-t-il dit à sa mère qui avait dressé deux couverts sur la table et l’attendait pour manger ; elle a répondu par une onomatopée étonnée mais n’a pas insisté, sentant bien que c’était inutile. Il s’est ensuite muré dans le silence et dans la salle de bain, a passé une bonne heure à : se doucher, s’occuper des quelques comédons qui, pas de chance, avaient germé sur son visage au cours de la matinée, se mettre du déodorant, du parfum, à nouveau du déodorant, du gel dans les cheveux pour leur donner une apparence décoiffée, encore du parfum, beaucoup trop de parfum. À un moment, Noémie lui a demandé à travers la porte si tout allait bien, il s’est contenté d’un « oui oui » où perçait une pointe d’agacement, là encore sa mère n’a pas insisté, elle devait retourner travailler, mais il trouverait de quoi manger dans le réfrigérateur s’il avait faim, lui a-t-elle dit, il a encore répondu « oui oui », a attendu qu’elle parte pour sortir de la salle de bain. L’heure suivante, il l’a consacrée à hésiter sur sa tenue. Tee-shirt ou chemise ? Baskets ou derbys noires ? Après plusieurs essais, il a opté pour la sobriété : tee-shirt noir, blue-jean, baskets blanches.

 En milieu d’après-midi, il était fin prêt. Mais deux longues heures le séparaient encore de Marie-Line, qu’il a peuplées comme il a pu. Il a : tenté de réviser un cours de philosophie sans parvenir à se concentrer, regardé des vidéos sur YouTube sans s’y intéresser, tchaté avec quelques amis sur Snapchat sans y trouver le moindre plaisir, mis de la musique sans l’écouter réellement. Il s’est levé, assis, allongé sur son lit, il a fait le tour de sa chambre à maintes reprises, s’est rendu dans la cuisine, a ouvert le réfrigérateur, n’a rien trouvé qui lui convienne, l’a refermé, est reparti dans sa chambre. Bref, il a éprouvé, peut-être pour la première fois de sa vie, l’exaltation, l’impatience, le désœuvrement et l’angoisse qui précèdent un rendez-vous amoureux.

 Ce qu’il ne sait pas – mais moi si, parce que je me suis rendu à l’étage du dessus –, c’est que Marie-Line s’est retrouvée exactement dans le même état d’esprit. Elle aussi a tourné en rond pendant des heures, changeant dix fois de tenue avant d’opter pour la triade chemisier-jupe-baskets, se rendant toutes les dix minutes dans la salle de bain pour vérifier que le mascara noir sur ses paupières n’avait pas coulé, se coiffant et se recoiffant, pianotant sur son smartphone, passant d’une application à l’autre sans pouvoir se fixer sur l’une d’elles, ouvrant son journal, feuilletant les pages, mordillant son stylo, s’apprêtant à écrire, renonçant, refermant le carnet, l’ouvrant à nouveau, etc.

 Et à présent, à seize heures cinquante, elle aussi trépigne, fait les cent pas dans le couloir de l’appartement, tout étonnée de voir ses mains trembler. Pourtant, elle avait de l’assurance hier, dans l’ascenseur. Mais c’était sur le moment, les choses lui étaient venues instinctivement. Aujourd’hui, tout lui paraît plus difficile. Je le sais parce qu’elle a noté une seule chose dans son journal. Une question : et si je ne lui plaisais pas plus que ça ?

 Marie-Line fixe son smartphone : les minutes s’égrènent avec une lenteur infinie. L’écran d’accueil indique maintenant seize heures cinquante-trois. Pour que le temps passe plus rapidement, elle appuie sur l’icône « horloge », accompagne chaque seconde qui défile d’un hochement de tête, tapote l’écran à intervalles réguliers pour éviter qu’il ne s’éteigne. Soudain, comme saisie d’un doute sur son apparence, elle retourne dans la salle de bain, vérifie son maquillage, tout va bien, le mascara n’a pas coulé ; elle brosse à nouveau sa longue chevelure, pourtant parfaitement lisse, resserre sa queue de cheval.

 Seize heures cinquante-huit, le moment approche, Julien emprunte l’escalier ; Marie-Line appuie sur le bouton de l’ascenseur. Comme, parfois, la vie amoureuse est bien faite, c’est en même temps qu’ils parviennent dans le hall. Marie-Line ne saura pas que Julien tourne en rond depuis deux heures, Julien ignorera que Marie-Line idem. Chacun pourra adopter une désinvolture de façade.

 Ils se saluent, s’embrassent sur la bouche, comme si cela allait de soi ; ils savent que c’est ce qu’on fait quand on est en couple. Mais c’est un baiser furtif, maladroit. Ils manquent d’ailleurs de se cogner le front, s’écartent bien vite l’un de l’autre. Le visage de Julien a pâli d’un coup. Marie-Line, elle, est sauvée par son teint mat, mais son corps soudain raide trahit son trac. Julien met une main dans sa poche, ne sait pas quoi faire de l’autre, la plonge dans l’autre poche, Marie-Line enroule une mèche de cheveux sur son index. Ils veulent donner le change, mais j’entends les battements de leur cœur qui s’emballe. Lorsqu’ils traversent le hall, ils sont tellement crispés qu’ils ne jettent même pas un œil sur le nouveau bouquet de jonquilles, qui comporte désormais onze fleurs, deux de plus que celui d’hier. Ils ne remarquent pas non plus que si la déclaration qui l’accompagne est exactement la même, la signature a encore changé : au V-V. a succédé un V-P. Je comprends qu’ils aient d’autres chats à fouetter que de chercher à décoder ce V-P., mais je ne peux m’empêcher d’en être un peu désappointé.

 Au moment où ils quittent l’immeuble, Julien hésite, sort une main tremblante de sa poche, la dirige avec fébrilité vers celle de Marie-Line, elle l’agrippe plus qu’elle ne la prend, la serre. Et c’est ainsi qu’ils s’éloignent. Ils ne se sont pas échangé plus de deux mots.

 Je les retrouve presque une heure plus tard, plus détendus. Le visage de Julien a repris des couleurs, le corps de Marie-Line a retrouvé sa grâce naturelle. Ils sont encore au bout de la rue, je n’entends rien, mais ils se parlent, c’est sûr, je vois leurs lèvres bouger ; ils ont brisé la glace. Leurs pas s’accélèrent à mesure qu’ils approchent de l’immeuble. Seraient-ils si pressés de rentrer ?

 À peine ont-ils franchi le seuil qu’ils se précipitent dans la cage d’escalier. Et dès que la porte se referme sur eux, Julien, soudain téméraire, saisit Marie-Line par la nuque et l’embrasse avec fougue. Elle s’adosse au mur, passe ses bras autour de son cou. C’est un long et passionné baiser, charmant comme dans les films de l’âge d’or d’Hollywood. Ils devaient penser à ce moment pendant toute leur balade. Peut-être même en ont-ils parlé. Cela expliquerait l’accélération de leurs pas tout à l’heure, alors qu’ils s’approchaient de l’immeuble. Se sont-ils embrassés pendant qu’ils se promenaient ? J’en serais fort étonné, ils ont tous deux trop de retenue pour agir ainsi, en pleine rue, devant tout le monde. Ils ne sont pas encore parvenus à l’âge où se savoir observé accroît le désir, ils n’en ont pas besoin, un baiser dans un escalier suffit amplement à enflammer leurs sens.

 Julien ôte un instant sa bouche de celle de Marie-Line, se noie dans le vert de ses yeux, murmure un « je t’aime » aussi charmant qu’inattendu. Elle a à peine le temps de susurrer « moi aussi » qu’il reprend sa bouche, avec une voracité étonnante au vu de sa timidité habituelle. Est-ce leur désir qui vient de provoquer cette déclaration d’amour réciproque, est-ce l’amour qu’ils ressentent au plus profond de leurs entrailles qui entraîne leur désir d’unir leurs lèvres, encore et encore ? Pour le moment, ils ne songent pas à envisager une réponse à cette question, ils ne se la posent sans doute même pas, ils profitent pleinement de cette griserie délicieuse, de cet apanage des premiers émois, où tout s’enchevêtre, amour et désir, langues et lèvres. Julien passe une main sous le chemisier de Marie-Line, dans son dos, sans cesser pour autant de dévorer sa bouche charnue. De son côté, elle caresse à présent le haut de la cuisse de Julien. Il s’enhardit à l’embrasser dans le cou, glisse jusqu’à son décolleté, provoquant chez elle un soupir qui vient se mêler au souffle de Julien, elle vient de remonter un peu sa main, il a descendu la sienne dans le creux de ses reins, il l’introduit maintenant sous la couture de la jupe, frémit au contact de sa peau nue. L’air est connu depuis des siècles, mais Julien et Marie-Line le jouent avec une fraîcheur charmante.

Soudain, la lumière de l’escalier s’éteint, plongeant les deux jeunes gens dans le noir. La suite de l’étreinte ne sera connue que d’eux seuls.

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