Chapitre 25
Des nuages noirs s’amoncellent sur la ville depuis la fin de l’après-midi, le vent souffle dessus, les contraignant à se livrer à d’inquiétantes arabesques, le ciel menace de se craqueler. Sarah et Farid, côte à côte dans la rue, n’y prêtent guère attention ; ce soir, l’imminence de l’orage n’a pas de prise sur eux. Lorsqu’elle franchit la porte de l’immeuble, une main effleure sa taille : Farid s’est effacé pour la laisser passer en premier et il a accompagné son entrée par un mouvement du bras. Le geste est furtif, le geste est discret, de l’extérieur le geste n’a l’air de rien. Mais que le geste est éloquent ! Sarah se tourne vers son mari. Ils ne se disent rien, ce n’est pas leur genre de se donner en spectacle, d’autant plus qu’ils ont aperçu Violette et Alexandre s’approcher. Mais à la douceur du regard qu’ils échangent, on mesure l’étendue du changement depuis hier, depuis qu’ils ont mis entre parenthèses, au moins le temps d’une soirée, leur mode de vie réglé comme une montre suisse.
Avec son pied, Farid maintient la porte d’entrée entrouverte pour éviter à Alexandre et Violette de sortir leur badge magnétique. Tous deux pressent le pas, s’engouffrent dans le hall, remercient Farid. Alexandre profite de l’occasion pour battre le rappel :
— Vous avez vu l’invitation à manifester demain, sur le tract que nous avons mis dans votre boîte aux lettres ?
— C’est de vous qu’il vient ? Pour tout vous dire, nous en avons discuté hier soir, ma femme et moi. Nous voudrions bien nous y rendre, mais je vous avoue que les conséquences nous font peur.
— Les conséquences ? demande Alexandre. Mais lesquelles, voyons ?
— Eh bien, ce que vous voulez faire sort quand même du cadre de la loi : il s’agit de manifester pile à l’heure du couvre-feu.
— Et alors ? Vous n’imaginez quand même pas que les autorités puissent tous nous embarquer, surtout si nous sommes nombreux ?
— Tous, non. Mais certains d’entre nous, pour l’exemple, ce n’est pas impossible. Et ma femme et moi…
Il n’achève pas tout de suite sa phrase, désigne le voile de Sarah, puis ramène sa main vers lui pour montrer ses propres cheveux, courts et bouclés, son visage mat. Il accompagne ses gestes par un :
— Enfin, vous voyez ce dont je veux parler : nous avons le profil, comme on dit.
Alexandre les rassure, en leur promettant qu’ils assumeront, Violette et lui, le fait d’être à l’origine de l’appel. Si la police veut procéder à des arrestations, ils se désigneront, quoi qu’il arrive, comme étant les uniques responsables. Il est hors de question qu’ils fassent courir le moindre risque aux autres manifestants. Et si on cherche des noises à Farid et Sarah, il interviendra avec force, parlera de discrimination raciale et religieuse, dira que c’est honteux ! La France est le pays des droits de l’homme, bon sang, Farid et Sarah sont arabes et musulmans, et alors ? Ils ont le droit au même traitement et au même respect que n’importe qui d’autre ! Que vaut ce pays s’il se cherche des boucs émissaires ? Rien ! Il se renie lui-même, il adopte l’idéologie nauséabonde de l’extrême droite, il…
Alexandre s’anime, s’emporte, devant Violette qui se tient à l’écart, devant Sarah qui regarde le sol, devant Farid qui observe sa colère monter, monter. Ce dernier finit par l’interrompre, pour l’apaiser ou pour couper court : la diatribe l’a convaincu, il promet d’être présent, parce que la liberté d’aller et venir, c’est essentiel, ajoute-t-il. Sarah hoche légèrement la tête – sans doute pour signifier qu’elle sera là, elle aussi – avant de s’engouffrer dans l’ascenseur, bientôt suivie par son mari. Alexandre s’écrie :
— C’est formidable, il y aura beaucoup de monde demain. Tu as vu tous ces gens qui nous ont assuré qu’ils viendraient ? On parvient même à mettre dans le mouvement ceux qui hésitent ou qui ont peur ! Il y a de quoi nourrir de l’espoir : l’action collective n’est pas aussi moribonde que je le croyais !
Pour la première fois, je m’aperçois qu’il y a quelque chose de juvénile dans les émotions d’Alexandre : il peut passer en un instant de l’indignation à la joie. Violette, elle, ne partage pas la fougue de son compagnon, c’est écrit sur son visage. Mais elle acquiesce et ajoute, comme si elle se sentait tenue de rebondir sur son enthousiasme :
— Je suis contente que tu aies réussi à convaincre mes voisins.
Son ton, sans conviction, courtois mais nonchalant, ne coïncide pas avec ses paroles. Il est évident que quelque chose la perturbe.
— Moi aussi, même si je n’aurais pas dû m’enflammer comme ça, réplique Alexandre sans s’apercevoir du trouble de sa compagne. Mais c’est plus fort que moi, il y a des choses qui me hérissent le poil !
Cette fois-ci, son point d’exclamation se perd dans le silence, Violette ne saisit pas la perche qu’on lui tend. Sourire en coin, Alexandre patiente, prêt à parer les boutades que son propos ne peut manquer de déclencher, les saillies dont elle est si friande d’habitude, sans doute quelque chose comme « c’est dangereux, à ton âge, de t’échauffer comme ça, ne va pas nous faire un nouveau malaise » ou « ça ne se voit pas, que ça te hérisse le poil, mais il faut dire que tu n’as plus beaucoup de cheveux ». Alexandre patiente, donc, mais rien ne vient, aucune flèche n’est décochée : Violette n’est pas d’humeur à jouter, son esprit semble avoir déserté l’instant présent. Il finit par s’en rendre compte :
— Violette ? Violette, ça ne va pas ?
En entendant son nom, elle revient à elle, secoue la tête comme pour remettre ses pensées dans le bon ordre, avant de dire :
— Je ne pensais pas qu’ils accepteraient, mes voisins. Peut-être que je me suis trompée sur leur compte.
— Que veux-tu dire ?
Violette hésite, une moue renfrognée vient déformer son visage, mais elle finit par confesser :
— Je vais t’avouer une chose dont je ne suis pas très fière : j’ai toujours eu beaucoup de mal à m’entendre avec eux, enfin, avec elle, surtout. J’ai beau me raisonner, à chaque fois que je la croise avec son voile et son air docile, j’ai comme un mouvement de recul, je sens une sorte de colère monter en moi. C’est pour ça que je ne lui parle pas : je crains que mes paroles ne trahissent mes émotions, et je ne veux pas la blesser.
— C’est le symbole accolé au voile qui te gêne, c’est ça ?
— Oui. Je n’y peux rien, je ne peux m’empêcher d’y voir la marque de la soumission de la femme à l’égard de l’homme. Parfois, quand je la croise, je me surprends même à soutenir intérieurement ceux qui sont pour l’interdiction totale du voile.
Alexandre déglutit. Va-t-il renouer avec sa colère de tout à l’heure ? Oui :
— Mais enfin, Violette, c’est le clan des fachos qui est pour l’interdiction du voile dans l’espace public, qui veut faire la police du vêtement !
Penaude, elle écarte les bras d’un geste d’impuissance, soupire avant de répondre :
— Je sais, c’est bien ce qui me pose problème. Et je m’abstiens d’en parler, d’habitude. Mais devant toi, je sens que je peux dévoiler mes failles.
Ces derniers mots n’ont l’air de rien, mais ils disent beaucoup, et Alexandre le sent. Il effleure la joue de sa compagne.
— Ça me touche, cette confiance que tu m’accordes, dit-il. Beaucoup.
Ses yeux sont humides. Elle lui prend la main. Ils restent ainsi un moment, sans parler, immobiles, face à face. Qu’il est beau, ce silence !
Mais Alexandre finit par le rompre :
— Je crois qu’on peut régler facilement cette question du voile, en réalité.
Chez lui, les émotions n’estompent les idées que de manière temporaire. Ou plutôt, les deux sont intrinsèquement liées, je commence à le comprendre. Violette a désamorcé sa colère, elle l’a même ému aux larmes en livrant à cœur ouvert une zone sombre d’elle-même, ou ce qu’elle considère en être une, mais elle ne lui a pas pour autant fait renoncer à la discussion, il l’a gardée dans un coin de la tête. S’il aime que Violette dévoile ses faiblesses, en revanche il apprécie beaucoup moins qu’elle veuille aussi dévoiler les femmes, et il entend la convaincre. Mais c’est avec douceur qu’il déroule son argumentaire :
— Si je te comprends bien, tu es contre le voile pour ce qu’il représente, c’est-à-dire la privation de liberté de la femme. Eh bien, au nom du même principe, tu devrais être contre son interdiction en France : tu devrais estimer qu’empêcher les gens de se vêtir comme ils le souhaitent rejoint finalement, toute proportion gardée, le mode de pensée des pays qui obligent les femmes à se voiler. Dans les deux cas, il s’agit d’imposer aux gens un code vestimentaire à des fins discriminantes, tu ne crois pas ?
— Je n’avais pas envisagé les choses comme ça, mais ça se tient. Merci.
— Pourquoi merci ?
— Parce que grâce à toi, je ne serai plus aussi tendue la prochaine fois que je verrai Sarah. Peut-être même que j’essaierai de la connaître un peu mieux.
Alexandre ne répond rien. Il pourrait s’enorgueillir de sa victoire si rapide, si facile, il n’en éprouve pas la nécessité. Je me suis mépris sur ses intentions : il ne cherchait pas vraiment à la convaincre, au final. Il voulait plutôt compléter leur communion, renforcer celle de l’âme par celle de l’esprit. Je le saisis à la manière dont il l’enlace. Dans les bras l’un de l’autre, ils laissent le silence s’inviter à nouveau dans le hall. Cette fois-ci, c’est Violette qui y met fin :
— Dis, on ne va pas rester dans le hall toute la soirée, si ?
— Violette, je ne voudrais pas être trop pressant et te donner le sentiment de t’étouffer. Tu as peut-être besoin, envie, d’être un peu seule ?
— Ne t’en fais pas, lorsque j’aurai ce besoin, je te le ferai savoir. Dois-je te rappeler mon passé ? Ne t’ai-je pas assez parlé de ma revendication constante en faveur de l’autonomie de chacun, homme ou femme ? En attendant, si tu veux bien encore de moi ce soir, je te propose que nous restions ensemble. Chez moi, si ça ne t’ennuie pas, car j’ai deux ou trois petites choses à faire. En plus, tu as désormais ce qu’il te faut pour te sentir à ton aise.
Elle ouvre la porte de son appartement, prend le bras d’Alexandre. Elle n’a pas besoin de beaucoup insister pour qu’il franchisse le seuil.
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