Chapitre 29
Dans moins de cinq minutes, la foule qui commence à s’amasser devant la mairie de *** sera dans l’illégalité. Mais personne ne fait mine de quitter le rassemblement. Des rues adjacentes, des gens affluent encore, pressant le pas. Les derniers rayons du soleil viennent frapper les vitres du bâtiment, comme pour encourager les manifestants à s’opposer avec force à l’arrêté municipal. Je fais un compte rapide du nombre : environ trois cents personnes. Une bonne moitié tient à la main, ou épinglée sur la poitrine, une jonquille. Pour le moment, l’atmosphère est calme. Tout le monde attend de voir comment les choses vont se dérouler. La tension et l’appréhension se lisent sur certains visages. Violette et Alexandre, eux, semblent tout à fait à leur aise, dans leur élément. Ils se déplacent de groupe en groupe, remercient, et parfois rassurent, ceux qui ont eu le courage de venir. Porte-voix en bandoulière, elle serre des mains, embrasse des joues, tandis qu’il fait signer une pétition ; ils ont bien préparé leur coup. Leur air radieux ne trompe pas, ils sont ravis de la tournure des événements, ils ne s’attendaient pas à une telle affluence.
Mon regard va des uns aux autres, à la recherche de visages connus. Je repère vite Sarah à son voile et à son regard timide. Farid se tient à ses côtés, inquiet : les yeux fixés sur les policiers municipaux en rang d’oignons devant le fronton de la mairie, il doit prier pour ne pas faire office de bouc-émissaire. Hamza et Ahmed entourent leur père, concentrés sur leur portable respectif. Comme d’habitude, ils ont fait ce qu’on leur a demandé, mais a minima : on leur a dit de venir, ils ont obéi, mais ils ne feignent pas pour autant de s’intéresser à ce qui se passe.
À quelques mètres de Sarah à peine, Myriam forme avec celle-ci – et avec l’atmosphère générale du rassemblement – un contraste saisissant : sa jupe semble encore plus courte que les jours précédents – si elle persiste dans la gradation, elle devra bientôt se contenter d’une ceinture –, ses talons plus hauts, son maquillage plus vif, elle a même osé le double fard à paupières, vert et violet. C’est étonnant, mais rassérénant, de voir ces deux femmes, si différentes dans leur apparence et dans leur façon d’appréhender la vie, réunies autour d’une même cause : les barrières culturelles se révèlent moins infranchissables qu’on ne se plaît parfois à le penser, qu’on ne se plaît trop souvent à le dire, sans égards pour la nuance. Thomas, immobile à côté de sa compagne, les traits tirés, semble un peu las ; aurait-il davantage de mal que Myriam à se remettre des dernières nuits ? Enfin, il est présent, c’est l’essentiel. Mais où est Jamil ? Je m’attendais à le trouver non loin d’eux. Je balaie le lieu du regard et finis par le découvrir sur le côté droit de la mairie, assis sur un banc, en train d’accorder sa guitare acoustique, en compagnie de quatre autres personnes et d’une série d’instruments disparates – des maracas, une caisse claire, une guitare basse, une paire de cymbales et même une flûte de pan – posés autour d’eux. Je reconnais les membres de son groupe, ceux que j’ai vus sur la photo, chez lui, à côté de la télévision. Jamil a tenu parole : il va égayer le rassemblement.
Poursuivant mon repérage, je distingue Julien et Marie-Line, main dans la main, bien sûr, à l’écart de la foule. Julien se penche vers elle pour lui murmurer quelque chose à l’oreille, j’imagine un mot doux, un peu mièvre, dans lequel on trouverait le verbe « aimer » conjugué au présent et au futur, accompagné d’adverbes comme « tellement » et « toujours », enfin, une de ces choses dont on n’est pas avare quand on a dix-sept ans et qu’on a foi en l’éternité de la passion amoureuse, comme d’autres croient en la résurrection de Jésus. À la réaction de Marie-Line – elle l’embrasse tendrement dans le cou –, je me dis que je ne dois pas être loin de la vérité au sujet de l’intensité de leurs sentiments respectifs.
Près du cordon de sécurité, se trouvent les baskets blanches de Noémie, ainsi qu’Olivier et Élise, la mère de Marie-Line. Je me fais la réflexion que je ne me suis pas vraiment intéressée à elle. Il faut dire que je ne l’ai pas beaucoup vue, à cause de ses horaires particuliers à l’hôpital. Je n’imaginais pas que le couple Dupré et Élise se côtoyaient. De quoi peuvent-ils parler ? J’ai bientôt ma réponse : en effet, Élise tourne la tête en direction de sa fille, sourit, puis reprend sa conversation avec ses voisins. Tous trois arborent cet air attendri, un peu nostalgique aussi, de bien des parents lorsqu’ils s’aperçoivent que leurs enfants ont grandi, qu’ils ne sont plus, justement, des enfants.
Bref, tous les gens que j’ai suivis jusqu’à présent sont là – sauf Dumont, bien sûr, il eût été cocasse qu’il se rende à un rassemblement après l’avoir dénoncé. Je ne regrette pas l’entorse que j’ai faite à mon parti pris initial, celui de ne pas quitter, depuis que je m’y suis installé, l’immeuble du 7 rue Germinal.
Je m’approche d’Alexandre et Violette. Elle vient de sortir son portable de son sac.
— Il est pile dix-neuf heures. C’est maintenant qu’on va voir comment les flics réagiront, dit-elle.
— Pour le moment, ils ne manifestent aucune velléité d’intervenir, répond Alexandre. Regarde-les. Ils ont dû recevoir l’ordre de ne pas bouger, de se contenter de barrer l’accès à la mairie.
— On y va, alors ? On fait ce qu’on a prévu ?
— C’est parti. Je te laisse commencer.
Violette saisit le porte-voix, appuie sur le bouton d’amplification. Un bruit retentit, désagréable, strident, mais il a le mérite de faire sursauter la foule, qui se tourne vers la septuagénaire. Elle commence par remercier tout le monde d’être présent. Des applaudissements se font entendre, accompagnés de quelques sifflets d’encouragement. Le mot « liberté », crié par l’un des manifestants, est bientôt repris par d’autres. L’atmosphère se réchauffe. Coutumière de la façon dont les choses se passent, Violette attend. Elle ne cherche pas à couvrir par sa voix les élans d’enthousiasme. Au bout d’un moment, elle se contente de lever la main. Le silence revient. Elle se lance alors dans un réquisitoire contre la notion même de couvre-feu, qu’elle qualifie à la fois de liberticide et d’inefficace. Elle parle plutôt bien. Ses phrases courtes, claires, parfois cinglantes, font leur effet sur la foule, qui ne manque pas de réagir. À chaque fois que des slogans sont scandés, elle les laisse se déployer dans l’air printanier avant de reprendre la parole. Elle est dans son élément, son passé de militante resurgit comme s’il datait d’hier. Elle a sans doute été une meneuse dans les manifestations féministes des années soixante-dix.
Après avoir ponctué la fin de son propos d’un « merci encore à tous » qui se termine sur une note aiguë, elle passe le porte-voix à Alexandre. Son raclement de gorge, amplifié par l’instrument, suscite quelques rires étouffés dans l’auditoire. Ils s’estompent vite : Alexandre s’est lancé dans un plaidoyer en faveur de la liberté, à grand renfort de citations et de références historiques. Il commence par une phrase de Diderot – « la liberté est un présent du ciel » –, évoque ensuite la Commune de Paris, les manifestations de 1936, mai 68. Comme à son habitude, Alexandre s’enflamme. À dire vrai, son emphase ne colle pas vraiment à la situation – après tout, il ne s’agit que d’une manifestation locale de trois cents personnes –, mais dans la fièvre du moment, personne dans la foule ne lui en tient rigueur. Et il clôt son discours par une autre phrase de Diderot : « nous parlerons contre les lois insensées jusqu’à ce qu’on les réforme ». Je constate qu’il s’abstient opportunément de citer la phrase qui suit – « en attendant nous nous y soumettrons aveuglément ». Des applaudissements retentissent. Alexandre embrasse Violette, les applaudissements redoublent, on se croirait à un mariage.
C’est le moment que choisissent Jamil et son groupe pour intervenir : on entend bientôt la caisse-claire, les maracas, la flute de pan et les deux guitares jouer une version étonnante, plutôt réussie, de Bella ciao. Ce n’est pas Jamil qui chante, mais l’un des deux autres hommes. Il a une voix grave et rauque. Dans la foule, certains reprennent en chœur le refrain, dans un italien approximatif. Quelques-uns se mettent à danser. Marie-Line et Julien profitent du fait que personne ne leur accorde la moindre attention pour échanger un baiser langoureux. La police ne bouge toujours pas ; ils ont manifestement reçu l’ordre de ne rien faire. Un peu à l’écart, un homme, tee-shirt bleu portant la mention « Le Messager, le journal qui vous dit tout sans tabous », appareil photo autour du cou, prend des notes sur un calepin.
Au moment où la musique se tait, Violette saisit la jonquille accrochée à sa robe, la lance violemment en direction de la mairie. La fleur s’élève dans l’air tel un javelot, surplombe la rangée de policiers, finit sa course contre la façade du bâtiment, s’affaisse doucement. Des pétales se détachent, virevoltent un moment avant de rejoindre le sol. Le geste n’a sans doute pas été prémédité, c’est justement ce qui le rend beau. Comme surprise elle-même de s’être livrée à cette violence symbolique, Violette regarde Alexandre, celui-ci s’empare à son tour de sa fleur et imite sa compagne. Alors d’autres jonquilles se mettent à voler, les unes après les autres. Le journaliste, fleurant le cliché à mettre en Une, saisit son appareil, appuie de manière frénétique sur le bouton de son appareil. Les policiers municipaux eux-mêmes ne peuvent s’empêcher de suivre des yeux les missiles qui viennent se fracasser avec douceur contre le béton. Certains se tournent vers celui qui, vraisemblablement, donne les ordres, mais il leur fait signe de ne rien faire, et c’est bientôt un parterre de fleurs qui recouvre le seuil de la mairie. On applaudit, on s’exclame ; le journaliste prend de nouvelles photos. S’il compte écrire un article à charge contre les manifestants, il va falloir qu’il les trafique bien, ses photos, et qu’il se montre aussi talentueux que créatif dans l’écriture, parce que vraiment, la scène telle qu’elle est fait plaisir à voir.
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