Chapitre 15
On enterra le père et le fils le même jour. La pluie avait commencé à tomber à l’aube sans discontinuer, semblant se mettre au diapason avec le chagrin qui frappait la famille Hamilton. De mémoire, personne ne se souvenait d’un temps aussi exécrable au printemps.
Madame Hamilton, blême dans sa robe de deuil, avait d’abord assisté à la mise en terre de son ainé ; cet ange blond aux yeux bleus et à la mine facétieuse. Elle n’avait pas versé une larme, mais son visage trahissait une incommensurable douleur. Elle ferma brièvement les yeux lorsque le cercueil de son mari descendit rejoindre celui de son enfant.
La jeune Juliette montrait moins de dignité que sa mère dans sa peine, elle pleurait à grands sanglots la perte de son père et de son frère. Enferrée dans son chagrin, elle ne prêtait aucunement attention ni au sermon du prêtre, ni au regard noir que lui lançait Tante Harriet, soucieuse des apparences et des convenances.
Bettany n’était pas présente. Elle n’avait pu quitter sa chambre, le choc avait été si violent qu’elle était devenue complètement apathique. Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même ; elle refusait de se nourrir et se désintéressait de son enfant. Elle semblait être morte de l’intérieur. Le Docteur Williams qui avait été appelé, avait préconisé qu’elle n’assiste pas aux funérailles et que la petite Helen fut confiée à ses grands-parents maternels. Hope n’était pas d’accord, elle pensait que les obsèques l’auraient aidée à accepter la réalité et que la présence de sa fille était nécessaire à son rétablissement, mais personne ne l’écouta.
Harry et Bettany se connaissaient depuis l’enfance et avaient toujours eu des sentiments l’un pour l’autre. Ils étaient de véritables âmes sœurs et Hope craignait pour la santé mentale de sa belle-sœur.
Hope se tenait à côté de Stuart, son bras glissé sous le sien. Elle l’observait du coin de l’œil, craignant à tout moment qu’il ne s’effondre. Sa blessure à la jambe n’était pas encore remise et elle savait que de rester debout immobile lui était douloureux. Il avait les traits tendus et la mâchoire serrée. Il avait le regard fixé sur les cercueils de son père et de son frère.
Il avait fallu plusieurs heures pour le retrouver ce jour-là. Blessé, il avait roulé dans les fourrés. C’est grâce à la persévérance de Samuel qu’il avait été finalement retrouvé, inconscient, gisant dans son sang. Mais vivant.
Il avait été chanceux car de nombreux hommes avaient trouvé la mort ; outre les Hamilton, père et fils, un voisin et son régisseur avaient également péri. Sans compter une dizaine d’esclaves. C’était un des événements le plus meurtrier du comté depuis plusieurs années. Toutes les plantations voisines étaient sous le choc. Il régnait une atmosphère lourde et inquiétante.
Hope, bribe après bribe avait réussi à reconstituer le déroulement des faits qui lui avait glacé le sang.
Un groupe d’esclave avait pris la fuite et les Hamilton accompagnés d’une poignée d’hommes blancs les avaient pourchassés. Trop d’esclaves avaient tenté de s’évader ces derniers mois et ils étaient bien décidé à enrayer l’épidémie. Pour se faire, ils étaient armés et avaient des chiens.
Ils les avaient rattrapés aux abords de la scierie des Hunts, les voisins directs de Oak Shadow. En effet, un des molosses avait attaqué le plus jeune fuyard, un garçon d’une dizaine d’années, ce qui avait retardé le groupe, les adultes ayant cherché à secourir l’enfant. Les fugitifs s’étaient retrouvés pris au piège.
Encerclés par les hommes blancs qui ne prirent pas la peine de rappeler leur chien, ils ne purent qu’assister impuissants à la mort terrible du jeune garçon. Cet acte ignoble qui avait pour but de mater la rébellion eut l’effet inverse. Acculés, n’ayant plus rien à perdre, la petite dizaine d’esclaves se jeta sur ses maitres et se battit jusqu’à la mort.
Harry fut le premier à mourir, en tentant de protéger son arme qu’un des fuyards voulait lui prendre, le coup partit tout seul lui arrachant la moitié du visage.
Stuart, après avoir été désarçonné de son cheval, fut attaqué par derrière et reçut un coup de hache dans la cuisse. Il s’effondra et ne dut sa survie qu’à son père qui tira sur son assaillant. Il perdit connaissance et ne vit pas l’achèvement du combat.
Lorsque les blancs reprirent le contrôle de la situation, ils pendirent les esclaves qui avaient survécu et emportèrent leurs blessés et leurs morts.
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La vie reprit son cours à Oak Shadow, mais elle n’était plus la même.
Juliette partit définitivement vivre à Charleston, chez une cousine. L’adolescente ne supportait plus le silence qui régnait dans la grande maison.
Sa mère n’était plus que l’ombre d’elle-même, elle ne sortait que rarement de sa chambre et uniquement pour recevoir le révérend O’Malley, lointain cousin de son mari, fraichement débarqué d’Irlande, avec qui elle avait de longues discussions sur Dieu.
Bettany était retournée vivre dans sa famille avec la petite Helen ; la pauvre n’avait plus toute sa tête et ne cessait de demander où était son mari et quand il allait rentrer.
Pour Juliette, le plus difficile était la transformation de son frère qu’elle ne reconnaissait plus. Il était sombre et irascible. Elle avait eu quelques scrupules à abandonner Hope, mais la perspective d’une vie plus gaie à Charleston les avait vite étouffés.
Hope resta, seule avec sa belle-mère et son mari qui avait quitté son emploi à Savannah pour reprendre la gestion de la plantation.
Stuart n’avait pas eu d’autres choix que d’assumer les responsabilités qui lui incombaient. Sa blessure s’était mal remise et l’avait laissé boiteux. Elle le faisait souffrir quotidiennement et il buvait plus que de raison. Son côté colérique en était exacerbé. Il était à présent le maitre la maison et le faisait bien savoir, les esclaves le craignaient et Hope marchait sur des œufs. Elle savait qu’elle ne bénéficiait d’aucun soutien face à lui, sa belle-mère était complètement absente et même avant le drame elle ne manifestait jamais aucune critique face à son fils.
Il passait des heures, enfermé dans le bureau avec le nouveau régisseur qu’il avait engagé, un certain Jones. Il s’était débarrassé du précédent qu’il tenait pour responsable de la fin tragique de son père, il ne parlait jamais de son frère et semblait plus attaché à son géniteur mort que vivant.
Jones était un homme froid et brutal qui ne connaissait que le langage du fouet. Il avait en permanence une lueur mauvaise dans le regard qu’il ne prenait même pas la peine de cacher. Il avait pris ses aises dans la maison et semblait oublier qu’il n’était qu’un employé.
Hope menait une vie de recluse. Elle sortait peu gênée par son poids et par la chaleur accablante de l’été. Elle se sentait très seule et misérable. Stuart s’absentait fréquemment et ne souffrait pas qu’elle lui pose la moindre question. Il avait plusieurs fois déjà levé la main sur elle. Rien d’aussi violent qu’avant son départ de Savannah, son ventre proéminant lui servant de protection.
Il lui avait formellement interdit de se rendre au quartier des esclaves. Il avait durci leurs conditions de vie, les punissant ainsi tous de la mutinerie. Les châtiments corporels étaient devenus monnaie courante.
Le terme de sa grossesse approchait et Hope redoutait de mettre son enfant au monde dans un climat aussi délétère. Elle n’avait aucun doute que l’arrivée de ce bébé ne changerait rien à la situation. Elle avait conçu l’espoir de convaincre Stuart de la laisser retourner à Savannah pour mettre son enfant au monde. C’était un vœu pieux, mais c’était devenu une obsession. Elle ressentait au plus profond de son cœur une sourde angoisse ; elle voulait quitter Oak Shadow. De plus, elle n’avait aucune confiance en le Docteur Williams et gardait un infime espoir que la sécurité de son héritier persuaderait son mari d’accepter.
Depuis plusieurs jours, elle guettait le bon moment pour aborder le sujet. Il faillait qu’il soit sobre et de bonne humeur, ce qui allait rarement de pair. Elle devait aussi se hâter car elle avait déjà ressenti de nombreux tiraillements dans le ventre.
Une fois n’est pas coutume, Stuart rentra d’excellente humeur de sa journée. Il était passé à la banque et les nouvelles étaient bonnes. Les affaires étaient prospères et il s’enorgueillissait de sa capacité à gérer la plantation familiale. Hope se dit que le moment propice était arrivé.
Elle l’écouta pérorer durant tout le repas, le félicita à plusieurs reprises, flattant ainsi son égo. Elle savait aussi qu’elle ne devait pas tarder à lui soumettre son projet car le verre de Stuart se vidait et se remplissait à une cadence vertigineuse.
Lorsque finalement, elle lui exposa son idée, elle vit une ombre furtive passer sur le visage de Stuart.
- Vous souhaitez m’enlever le privilège de voir naitre mon fils ? demanda-t’il d’une voix sourde.
- Pas du tout mon cher. S’empressa-t’elle de répondre. Je pense juste que le Docteur Stanton parait plus qualifié que le Docteur Williams. Ajouta-t’elle.
Stuart se leva d’un bond, renversant sa chaise au passage. Il s’approcha d’elle et lui agrippa la nuque.
- Le Docteur Stanton ? susurra t’il.
- Stuart, lâchez-moi, vous me faites mal. Lui dit-elle d’un ton qu’elle espérait apaisant. C’était juste une idée. Vous avez dit vous-même que le Docteur Williams était incompétent et qu’il vous avait mal soigné.
Il desserra sa poigne sur son cou et lui attrapa le chignon.
- Est-ce votre amant ? Est-ce lui le père de ce petit bâtard que vous portez ? chuchota t’il en tirant fortement sur ses cheveux.
Hope sentit les larmes lui monter aux yeux.
- Stuart, êtes-vous devenu fou ? Elle n’eut pas le temps d’en dire plus qu’il la souleva de sa chaise et l’accula contre la table.
Hope prit peur, elle pouvait lire la folie dans les yeux de son mari et elle sut qu’elle avait commis une erreur. Elle tenta de faire marche arrière.
- Mon amour, vous vous méprenez. Vous savez que je n’aime que vous et ceci depuis le premier jour. Cet enfant est la vôtre. Lui assura t’elle.
Il relâcha sa prise et elle soupira de soulagement. Mais sans prévenir, il lui asséna une gifle, puis une seconde. Hope perdit l’équilibre et tomba de tout son long sur le tapis de la salle à manger en poussant un cri.
- Moi fou ? Vous n’êtes qu’une menteuse et une garce. lui hurla Stuart.
Et il se mit à la frapper violemment, coups de poings et coups de pieds se mirent à pleuvoir sur elle. Elle se recroquevilla, essayant vainement de protéger son ventre.
- Stuart assez ! cria la voix de sa mère.
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