- Oli ?

Oliver pinça les lèvres. Samantha se tenait devant lui, la bouche ouverte et l’air stupéfait. À vrai dire, ils avaient tous la mine sidérée. Peu étonnant au vu des circonstances. Oliver recula d’un pas, les mains levées dans un geste protecteur.

- Vous n’étiez pas censés voir ça…

Lakshmi était toujours à genou sur le sol, à côté du cadavre. L’image de ce dernier commençait à frémir, ses contours se floutant. Son visage rond se tourna vers le garçon, ses yeux sombres le scrutant.

- Va falloir que tu nous expliques, Oliver. Que tu nous expliques tout.

Il se mordit la joue. Il n’avait pas pensé devoir révéler la vérité si tôt. Et si abruptement… Il déglutit difficilement avant de se redresser.

- Je vais tout vous dire, je vous le promets, mais avant ça, je dois nous mettre en sécurité. Je... Est-ce que vous me faites confiance ?

Les filles échangèrent un regard confus et Oliver se sentit blessé de leur méfiance, songeant toutefois qu'il la méritait. Un silence gêné s’installa, coupé quelques secondes plus tard par l’intervention du frère de Samantha, Théodore, qui avança d’un pas vers son ami.

- On te fait confiance, Oli. N’est-ce pas les gars ?

Il se tourna vers le groupe d’adolescents qui se dressait toujours dans son dos. Gabriel le rejoignit le premier, suivi enfin par Samantha et Lakshmi. Oliver leva à nouveau les mains dans un mouvement se voulant apaisant.

- Bon alors… ne paniquez pas, ok ?

Ses amis se regardèrent avec un air mêlant tant de surprise et d’incompréhension qu'il en aurait été comique si le garçon n’avait pas eu en tête les circonstances. Foutues circonstances. Il se détourna puis inspira profondément. Il glissa la main sous son pull, attrapa sa dague et fendit l’espace devant lui avec un geste souple qui fit sursauter les autres. L’air brilla le long de la coupure, comme s’il avait tranché un drap solide. Il murmura quelques mots et les bords s’écartèrent, tels une énorme bouche. Le trou était sombre. Oliver avala sa salive et se retourna, un sourire forcé sur le visage.

- Qui veut passer en premier ? Ah et euh, surtout, ne vous éloignez pas de l’autre côté.

- L’autre côté ? demanda Lakshmi. Quel autre côté ?

- Oui, l’autre côté, mais s’il vous plaît, dépêchez-vous, je vous expliquerai tout, je vous le promets, mais juste... dépêchez-vous. Faites-moi confiance.

Il espérait réussir à paraître sûr de lui. Ce n’était pas du tout comme ça que ça devait se passer. Mais d’autres approchaient et il n’avait pas le temps. Il devait les mettre en sécurité.

- Bon bah je suppose qu’on se revoie de l’autre côté du coup, intervint Théodore.

Il prit la main de sa sœur, qui ne semblait pas particulièrement ravie à l’idée d’être la première. Le couple fit deux pas en avant, puis l’obscurité les avala. Lakshmi hoqueta. Elle agrippa le poignet de Gabriel qui lâcha un glapissement de surprise. Leurs yeux étaient remplis d’appréhension, mais leurs amis étaient déjà passés et ils ne pouvaient pas les abandonner. Avec un regard troublé vers Oliver, ils avancèrent à leur tour pour disparaître dans la bouche béante. Le garçon jeta un dernier coup d'œil à son entourage. Il claqua des doigts, le cadavre se dissolvant dans la pelouse.

Oliver soupira. L’école lui manquerait. Il ne s’y était pas attendu, mais il en aurait finalement de bons souvenirs et il espérait que ses amis ne l'abandonneraient pas après cet après-midi. Il fut avalé à son tour par le portail, qui se referma derrière lui, ses lèvres scintillantes se rapprochant avant de fusionner et de disparaître.

La lumière frappa son visage et Oliver plissa les yeux. La pièce était comme il l’avait laissée, claire et propre. La table centrale n’avait pas bougé, tout comme ses chaises. De même, les tableaux le dévisageaient avec cet air indigné qu’ils arboraient toujours. Enfin, il repéra ses amis, affalés sur un canapé dans un angle. Tous avaient l’air malade, et le teint brun de Lakshmi avait viré au gris. Hum, c’est vrai que les premiers voyages pouvaient donner le mal de mer, il avait oublié ce détail.

Lorsque les regards de ses amis se tournèrent vers lui, Oliver dut se retenir de reculer. Un peu trop tard pour ça. Il tira une chaise avant de s’asseoir dessus. S’accouda à la table, il invita d'un geste ses camarades à l’imiter. Ils se levèrent tous avec plus ou moins de volonté. Samantha s’installa le plus loin possible, les yeux méfiants. Oliver déglutit. Ce regard ne lui avait pas manqué.

- Bon alors je suppose que je dois expliquer pas mal de trucs…

- Ça serait appréciable oui, répliqua Lakshmi.

La jeune fille était un peu ronde, petite, et semblait toujours très gamine, impression renforcée par ses vêtements, une jupe et une chemise soigneusement plissée. En revanche, elle avait la langue bien pendue et ne laissait personne lui marcher sur les pieds. Habituellement, Oliver admirait cette qualité mais, à ce moment précis, il aurait préféré ne pas être coupé.

- Je ne sais pas vraiment par quoi commencer, en fait, avoua-t-il.

- Qui es-tu ? Je veux dire, pour de vrai, t’es qui ?

- Oliver même si ici c’est plutôt Olimiah. Je suis un mage de l’air, ce qui signifie euh… Bah ce que ça sous-entend, en fait. J’étais en mission dans votre lycée pour vérifier que vous étiez bien ce que vous sembliez et pas une fausse alarme.

- Tatatata, le coupa Samantha. Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Qu’on est des magiciens aussi ?

Il se frotta la nuque, gêné.

- Oui…  ?

L’adolescente éclata de rire. Elle ne semblait pas très saine d’esprit, mais après la matinée qu’ils avaient tous vécue, Oliver la comprenait.

- A vrai dire, c’est votre père qui nous a prévenus, reprit-il en se tournant légèrement vers Théodore, un peu moins impressionnant que sa jumelle, mais nous ne nous attendions pas à ce que je trouve quatre mages endormis.

- Tu veux dire que mon père est un mage aussi ? Comment on aurait pu ne pas le savoir ? On vit avec lui !

- Les mages qui décident de vivre hors de notre monde ne peuvent pas le révéler, même à leurs enfants. C’est une règle très… stricte. Avec un serment et tout.

- Mais même si on te croyait, quelles sont les probabilités que quatre mages qui s’ignorent se rencontrent juste comme ça ?

- Alors euh… ça peut paraître tiré par les cheveux, mais on a tendance à s’attirer entre nous. Un aura qui émane de nous, je suppose. Un peu comme un chien est attiré par ses semblables. Très mauvais exemple mais vous saisissez l’idée.

Lakshmi se redressa soudainement, sa chaise raclant sur le sol dans son dos. Elle respirait rapidement.

- Oliver tu as tué un gars, tu nous emmènes je ne sais où, pour nous annoncer que t’es magique, ah et oh nous aussi ! Et tu veux qu’on le prenne genre c’est normal et tout le monde retourne en cous comme si tu n'avais pas tout chamboulé ?

Oliver avala sa salive. Vu comme ça…

- Juste, ce n’était pas un gars, c’était un troll, et il voulait votre peau du coup je n’avais pas vraiment le choix. Si ça peut te rassurer, il s’est déjà réincarné quelque part d’autre à l‘heure qu’il est.

Elle lâcha un cri énervé. Théodore leva la main dans une tentative pour apaiser son amie mais elle se dégagea. Elle paraissait hors d’elle. Son regard était furieux, ses yeux plus noirs encore qu’à l’habitude.

- Je suis désolé Lakshmi, reprit plus doucement le jeune homme, ce n’est pas comme ça que je voulais vous le dire. Mais je ne pouvais pas le laisser vous tuer.

La jeune fille grogna et donna un coup de pied dans le pied de la table avant de sautiller sur place en éructant des jurons. Elle claqua le talon contre le sol et releva la tête. Une grosse mèche de cheveux s’était échappée de sa tresse et flottait devant son visage, ce qui l’agaça encore plus.

- Toi, siffla-t-elle, le doigt pointé vers Oliver, tu as un très mauvais timing, et tu es pas psychologue.

Elle fit volte face, l’air toujours énervée. Trouvant enfin une porte, elle posa la main sur la poignée. Avant que le garçon ait pu l’en empêcher, elle l’actionna et disparut derrière. Les trois jeunes restants sursautèrent quand Oliver retomba sur sa chaise avec un profond soupir.

- Mauvaise porte qu’elle a choisie.

Lakshmi ouvrit brusquement les yeux. Elle se redressa dans son lit, la respiration rapide et le cœur battant. Un rêve. Forcément. Un rêve. Elle expira. Un rêve. Repoussant ses couvertures, elle bascula ses jambes sur le côté pour le poser au sol. Pourquoi ses orteils étaient-ils si douloureux ? Lakshmi bailla, s’étira. Elle tira les rideaux et plissa les yeux sous la vive lueur matinale. Son regard parcourut les jardins de l’internat, brillant sous la rosée, avant de s’arrêter sur une silhouette dressée près d’une plate-bande, qui surplombait un autre, allongée au sol. Son cœur manqua un battement. Oliver ?

Sans réfléchir, elle dévala les escaliers et sortit du bâtiment. Ses pieds nus claquaient sur le dallage froid des allées. Elle manqua de glisser plusieurs fois. Le jeune homme leva la tête, son visage prenant un air horrifié.

- Oli !