Samedi,

Cher Jean,

Je suis monté tout en haut du grand pommier, tu sais, celui où normalement je n’ai pas le droit d’aller ? Je suis allé tout en haut jusqu’au dessus du toit de la maison. Papa et Maman et tous les autres étaient tout petit en bas, quand j’ai regardé. On avait secoué les pommiers pour ramasser les pommes tombées, mais plusieurs étaient restées tout en haut, alors je suis monté, parce que je suis le plus léger. Les copains aussi ils sont montés dans les autres arbres, mais pas aussi haut que moi. Je tendais la main, et puis je décrochais une pomme pour la lancer en bas. C’était amusant à faire, mais un peu effrayant aussi, parce que j’avais peur de tomber. Papa m’a dit que je n’avais aucune raison d’avoir peur, parce que c’est toi qui m’a enseigné à grimper dans les arbres et que tu n’es jamais tombé une seule fois. C’est vrai que tu n’es jamais tombé ?

Il y avait beaucoup de pommes cette année, et même après que les agents du rationnement soient venus, ils nous en restaient beaucoup. Avec Maman, on va les mettre en gelée pour les conserver longtemps, et comme ça, à côté des pots de confiture de fraises, il y aura aussi un pot de gelée de pommes rien que pour toi. Je pense que cette fois le ruban sera vert parce que Maman n’en a plus de rouges.

Dimanche,

Cher Jean,

Ce matin, le prêtre a beaucoup parlé de vous, et de votre courage, de votre sens du sacrifice. Il répétait encore et encore que nous ne devons pas être triste pour ceux qui sont morts car ils ont rejoint les anges, mais tu ne vas pas mourir, n’est-ce pas ? Tu veux bien attendre un peu avant de rejoindre les anges ? Je ne veux pas que tu partes moi.

J’ai appris une nouvelle prière, une prière rien que pour toi. C’est le prêtre qui a dit que le bon Dieu entend mieux les prières des plus jeunes car nos coeurs et nos esprits sont plus purs, si j’ai bien compris, et du coup les copains et moi on a appris cette nouvelle prière. Je vais la dire tous les matins et tous les soirs maintenant, et peut-être que le bon Dieu il m’entendra.

Aujourd’hui on a encore enterré deux des grands qui sont partis sur le front, les grands frères de Sophie. Elle était très triste, Sophie, et ça se voyait qu’elle avait beaucoup pleuré, car ses yeux étaient très rouges, et ses joues un peu brillantes. Sa maman était encore plus triste, elle tenait pas très droit. Elle a pleuré à un moment, et Sophie aussi s’est remise à pleurer. Son papa est encore sur le front, je crois qu’elle a peur qu’il ne revienne pas vivant lui aussi. Mais toi, tu reviendras, n’est-ce pas ?

Je crois que je vais prier deux fois le matin et deux fois le soir pour être sûr.

Je t’aime très fort,

Louis.

P. S. : j’ai bien avancé dans le tricotage de ton écharpe, et maintenant elle fait presque la longueur de mon bras ! Grand-mère a tapoté ma tête en disant que je tricote comme un vrai petit Irlandais, et ça avait l’air d’être un compliment alors j’ai souri et j’étais content. C’est un compliment, n’est-ce pas ?

P. P. S. : comme Sophie avait l’air très triste, je lui ai donné un des gros bonbons à la menthe que maman m’a donnés dimanche dernier. Elle était surprise mais elle a un peu souri, et ça m’a fait plaisir de voir qu’elle pleurait pas encore. Elle a rangé le bonbon dans sa poche et puis elle m’a fait un bisou sur la joue. Un vrai bisou, sur ma joue, tu imagines ! Je ne savais pas comment réagir mais je crois que j’ai beaucoup rougi car mon visage me faisait tout chaud.

P. P. P. S. : je suis pressé que ta prochaine lettre nous arrive, trois semaines c’est beaucoup déjà. Tu me manques beaucoup, et je t’aime très fort. J’espère que tu reviendras bientôt, et que tout redeviendra normal comme avant.