Semaine 32.1 - Car un marché est un marché

5 minutes de lecture

- Rumplestiltskin, Rumplestiltskin, filer, filer, Rumplestiltskin, Rumplestiltskin, filer, filer et puis gagner, fredonne le nain.

Il sautille joyeusement autour de son feu, les bras volant autour de lui, parfois dressés au-dessus de sa tête, d’autres fois tendus à ses côtés. Un grand sourire étire sa bouche trop grosse tandis que sa tête, ronde et lourde, dodeline sur ses épaules larges. Le chant reprend, enchanté et puissant :

- Rumplestiltskin, Rumplestiltskin, filer, filer, Rumplestiltskin, Rumplestiltskin, filer, gagner, l’or, l’or, Rumplestiltskin, Rumplestiltskin.

Son étrange danse s’interrompt brusquement et sa voix s’éteint. Une oreille un peu décollée frémit, comme si un son d’intérêt lui parvenait. Le nain se frotte les mains, ravi de ce qu’il entend. Un tour sur lui-même, puis il a disparu.

Quand il ouvre les yeux à nouveau, il est dans une pièce remplie de paille. Il grogne ; la paille, beurk, ça pique, ça gratte, et ça a tendance à se cacher dans les endroits les plus inattendus. Un pleur attire son attention. Au milieu de la salle se tient une jeune fille, ses épaules secouées par des pleurs de détresse. Il s’approche

- Qu’y a-t-il, mon enfant ? demande-t-il doucement.

Elle lève la tête en l’entendant, surprise par son apparition. Le nain détourne le regard d’un air dégagé, lui laissant le temps de se recomposer un visage neutre. En effet, ceux qu’il rencontre sont rarement sans réaction face à son apparence si peu commune. Cette jeune fille ne déroge pas à la règle puisqu’elle le dévisage sans même chercher à s’en cacher. Enfin, elle avale sa salive, essuie d’une main tremblante sa joue mouillée.

- C’est mon père, il a fait croire au roi que je suis capable de filer de la paille en or, et il - le roi je veux dire - il veut maintenant que je file cette paille ! Mais je ne sais pas filer la paille en or moi ! Mais si d’ici demain matin je n’ai pas changé le moindre brin de paille en or, il me fera tuer pour le mensonge de mon père !

Les larmes coulent à nouveau sur son visage rougi. Le nain a pitié d’elle : la pauvre enfant n’a rien demandé ! Il tapote gentiment son genou.

- Là, là, arrête de pleurer, petite, car je peux t’aider.

Elle dresse la tête, intéressée, puis renifle et essuie son nez avec sa manche.

- Ah oui ? Comment ?

- Le destin a fait que je suis capable de filer la paille en or, moi. En revanche, ajoute le nain d’un air désolé, je ne peux le faire sans rien obtenir en retour. Que peux-tu m’offrir ?

L’enfant ouvre de grands yeux surpris, oubliant ses pleurs. Sa main effleure son cou où pend une simple chaîne.

- Je n’ai pas grand chose, mais je peux vous donner mon collier.

- Cela me suffira.

Le nain tend la main et la chaîne glisse autour de ses doigts boudinés. Aussitôt l’échange effectué, il s’installe au rouet et se met au travail. Bientôt lassée de le regarder, la jeune fille s’installe sur l’écheveau d’or souple qui se forme et s’endort. Le nain oeuvre toute la journée, et une bonne partie de la nuit, mais quand l’aube se révèle, la pièce ne contient plus un brin de paille et brille d’un beau jaune. Il s’incline devant l’enfant ébahie, puis s’évanouit dans l’air, apparaissant à quelques pas de son feu presque éteint. Avec un juron étouffé, il le ravive, malgré le jour levant, avant de s’enrouler dans une couverture et de s’enfoncer dans un repos bien mérité.

Quelques heures plus tard, la voix étouffée de la jeune fille l’appelle à nouveau à l’aide, le tirant de son sommeil. La nouvelle salle est plus grande que la première, et plus pleine encore.

- Je te donne ma bague si tu files toute cette paille en or, promit l’enfant.

Le nain attrape l’objet et se remet à l’oeuvre, ses mains agissant avec une grâce insoupçonnée. Ses doigts volent d’un brin à un autre, croisant, tordant, tissant la paille tout en la faisant tourner sur la grande roue. Le fil d’or se forme ensuite, et s’enroule en pelote, pelote qui grossit rapidement. En quelques minutes, le nain a fini la première et la fait glisser à terre d’un mouvement ample sans interrompre le filage de la suivante. Ainsi passe l’après-midi, puis la nuit. La jeune fille s’endort une nouvelle fois, trop fatiguée par sa vie menacée pour rester alerte et veiller avec celui qui la sauve.

Il disparaît juste avant le lever du soleil, alors que les portes s’ouvrent pour laisser passer le roi. Sale personne que celle qui est suffisamment assoiffé de richesses pour vouloir tuer, gromelle intérieurement le nain ; mais il ne dit rien et se contente de s’endormir. A son réveil, ses bras le tirent de l’effort demandé ces deux derniers jours. Il glisse la bague dans la petite poche à sa hanche, à côté du mince collier et de quelques babioles échangées pour ses services. Il n’y a là rien de bien incroyable, quelques pierres curieuses, un morceau de bois gravé et deux ou trois bijoux. S’étirant langoureusement, le nain jette un coup d’oeil autour de lui : il n’y a personne. Il n’y a jamais personne. De temps à autre, on requiert son aide, mais ce sont là ses uniques interactions avec des êtres humains. Son apparence peu lisse les révulse et les répugne. Il soupire. Que ne donnerait-il pas pour un peu de compagnie ? Parfois, un animal de la forêt s’installe avec lui pour quelques jours, ses yeux intelligents perçant la solitude du nain, mais il finit toujours par rejoindre les arbres qui forment sa maison.

Quand pour la troisième fois le nain perçoit la détresse de l’enfant, il se presse.

- Le roi a décidé que ce jour serait le dernier, annonce-t-elle, et que si je parviens à transformer cette paille en or avant l’aube, il fera de moi sa reine, et que dans le cas contraire, il me tuera. J’ai désespérément besoin de ton aide !

Le nain est touché par ces paroles, mais sait que le sort ne lui permet pas d’aider sans rien en échange. Avalant cette source d’irritation, il interroge la jeune fille :

- Que peux-tu me donner cette fois ?

La jeune fille ouvre grand ses yeux rougis.

- Mais je n’ai plus rien !

Le nain recule, attristé de ne pouvoir rien faire bien qu’il en ai l’envie.

- Dans ce cas mon aide ne peut t’être accordée, répond-il doucement.

Les larmes coulent à nouveau sur le visage de l’enfant. Elle se jette à genou devant lui, implorant son concours, promettant de lui offrir tout ce qu’il voudra s’il la sauve cette dernière fois. S’il veut un royaume, il l’aura, mais il doit la sauver !

Le nain déglutit. Un royaume ? L’enfant ne semble pas comprendre l’ampleur de sa promesse. D’une main assurée, il la relève et lui tapote l’épaule, geste rendu maladroit par sa petite taille.

- Je peux t’aider contre ton premier né, petite. Je t’aiderai aujourd’hui, et tu auras la vie sauve. Tu épouseras le roi, et deviendras reine. Et quand ton enfant naîtra, tu me le confieras.

La jeune fille hocha vigoureusement la tête, promettant encore et encore qu’elle lui donnera tout ce qu’il voudra, mais l’enfant sera suffisant. Le nain se place encore une fois derrière le rouet. La pédale monte et descend, la roue tourne, la paille court et l’or chatoie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Jo March ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0