Semaine 34.1 - Depuis les tranchées

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Dimanche 10 décembre,

Cher Louis,

Quel plaisir j’ai eu en recevant votre colis ! Et quelle jalousie dans le regard de ceux qui n’ont rien eu ! Ici, les colis et les lettres n’arrivent pas très régulièrement, car nous bougeons beaucoup et le camion du facteur a parfois des difficultés à nous atteindre, mais c’est toujours un grand moment de joie, quand enfin il arrive, et quand il appelle les noms de chanceux ! J’ai lu toutes vos lettres plusieurs fois, et maintenant elles sont contre mon coeur, toujours chaudes de votre affection.

Je suis désolé, vraiment désolé, de ne pas envoyer plus de lettres, mais comme je l'ai déjà dit, nous bougeons souvent, et le papier est très rare dans les tranchées, même si, comme je ne veux pas fumer, je peux échanger mes rations de cigarettes contre quelques feuilles à mes camarades. Tout le monde n’a pas la chance que j’ai, à savoir une famille avec qui je peux correspondre.

Je vais te répondre dans l’ordre, ce sera plus simple et je serai sûr de ne rien oublier.

- C’est vrai que ta graphie s’est amplement améliorée, tu peux être fier de toi ! Et persévère en mathématiques, je sais que tu en es capable. Moi aussi j’avais des difficultés, quand j’ai commencé, mais après ça allait mieux. Tu peux demander à papa si tu ne me crois pas, il te le confirmera.

- Quand j’avais ton âge, grand-mère m’a aussi montré comment tricoter, c’est amusant tu ne trouves pas ? Et étrangement magique, je trouve. Après tout, on a un fil et deux baguettes, et ça forme un complexe entrelac à partir de quelques points simples. Tout simplement magique. Maman a raison, les vêtements rouges ou colorés nous sont interdits, alors tu as bien fait de l’écouter. De toute façon, ils seraient très rapidement ternis par la boue, alors autant ne pas gâcher une jolie laine. Enfin, tu peux prendre comme un compliment que grand-mère t’appelle petit irlandais, ils sont très doués en tricot là-bas !

- Alors comme ça tu es monté tout en haut du grand pommier ? Waouh, ça devait être impressionnant, je me souviens encore de ma première fois, si excitante et pourtant si terrifiante ! Tu as l’air d’avoir beaucoup mieux géré que moi cependant : moi je suis resté coincé en haut, trop peureux pour redescendre tout seul et papa a dû grimper me chercher. Par contre, il a raison, je ne suis jamais tombé une seule fois !

- Merci pour tes prières mon petit Louis, aucune ne sera en trop. Nous avons un prêtre ici, mais notre bon vieux Père Augustin me manque, avec sa voix trop rauque et sa tendance à marcher de travers ! Dis-moi, est-ce qu’il renifle toujours au milieu des cantiques ? Tu voudras bien transmettre à Sophie mes regrets pour ses grands-frères ? Tu es un bon garçon, Louis, de lui avoir donné quelques bonbons, je suis sûr que ça lui aura fait du bien.

Mardi 12 décembre,

Tu m’as demandé comment est la vie sur le front, je vais donc essayer de te la décrire un peu.

Par quoi commencer ? La boue probablement, puisqu’elle est omniprésente. Pas la jolie boue des champs, par contre, une boue presque liquide qui colle à tout ce qu’elle touche. Je ne me souviens pas de la dernière fois que je me suis complètement senti au sec. Nous vivons dans les tranchées, qui sont des sortes de chemins creusés dans le sol. Au début, on pouvait encore les compter, mais maintenant c’est un véritable labyrinthe et c’est souvent toute une mission pour parvenir à retrouver son chemin, malgré les panneaux ! Un peu comme les chasses que papa organisait quand j’avais ton âge, je ne sais pas si tu t’en souviens, tu étais encore tout petit, mais tu nous suivais à chaque fois, les garçons et moi, curieux comme une chouette. Papa nous donnait une mission, et quelques indices, et il fallait trouver en quoi elle consistait. Tes préférées étaient toujours celles qui nous amenaient chez monsieur et madame Grèvire, ils te donnaient presque systématiquement quelques friandises, tu t’en rappelles ?

On ne dort pas beaucoup, toujours à tour de rôle, et je partage ma couchette avec un autre soldat, mais cela ne me dérange pas du tout, au contraire, car nous nous réchauffons mutuellement. En réalité, nous sommes huit à dormir sur la même couchette, mais seulement deux à la fois (nous dormons par quart, c’est-à-dire que toutes les six heures, un nouveau couple prend le lit et les autres restent à l’affût dans les tranchées). Nos officiers vérifient régulièrement la bonne tenue de nos affaires, et je peux t’assurer qu’ils sont presque pires que Maman ! Surtout ne le lui dis pas, je te fais confiance pour ne pas le lui répéter. Mon caporal est presque trop vieux pour être sur le front, mais il est assez sympathique, contrairement au lieutenant en charge de mon peloton, qui est à peine plus vieux que moi et qui est aussi teigneux que le bouc du voisin (oui, je parle de celui qui s’est enfui !). Il crie toujours ses ordres, car sa voix est un peu stridente et certains soldats ne le prennent pas au sérieux pour cette raison. Du coup : il crie, et on n’a pas d’autre choix que de l’écouter. Il n’est pas trop méchant sinon.

Maman a raison, nous ne mangeons pas beaucoup sur le front, et souvent nos vivres ont un goût de terre, mais de temps à autre, l’un d’entre nous réussi à attraper un rat, et alors nos repas en sont grandement améliorés. Je suis sûr que tu as une mine dégoûtée, mais en réalité, les rats ne sont pas si mauvais, ils ont un goût de poulet un peu trop cuit. J’ai bien reçu vos pommes, je vais les manger petit bout par petit bout, pour les faire durer. J’espère qu’aucun rat de me les mangera, mais puisque je vais les enrouler dans ma chemise de rechange et les mettre tout au fond de mon barda, je pense que ça devrait faire l’affaire.

Au moins, ce régime imposé a fait maigrir ceux qui en avait besoin : je crois que tu serais incapable de reconnaître François, si tu le voyais ! Même Monsieur Hervé aurait du mal je pense, et pourtant c’est son père.

Vendredi 15 décembre,

J’aimerais tant être à la maison pour Noël ! Pouvoir vous voir tous, pouvoir manger la dinde délicieusement préparée par Maman… Malheureusement, c’est tombé aujourd'hui, je ne serai pas en permission. Je suis désolé Louis, je sais que je t’avais dit que je reviendrai à temps, mais ça ne sera finalement pas possible. Un de mes nouveaux amis a proposé que je prenne sa permission, mais notre lieutenant refuse.

Gustave te plairait si tu le rencontrais, je pense. Il vient de Paris et au début il ne savait absolument rien de la campagne, imagine, la vue d’un mouton le fascinait ! Il a eu beaucoup de mal à s'habituer à la boue et au froid, lui, alors que moi j’avais déjà l’habitude. Il est très gentil, peut-être un peu trop, et très intelligent. Il a commencé le lycée, tu y crois ça ? Dans son barda, il a pris quelques romans, que nous lisons morceaux par morceaux pendant nos temps de liberté.

Sa famille est bien plus désagréable que la nôtre, et il a trois grands frères sur le front. Lui ne veut pas rentrer pour Noël, il dit que personne ne l’attend à la maison et que ses parents lui reprocheraient de ne pas consacrer la moindre seconde à notre bonne partie, et c’est pour ça qu’il m’a proposé d’échanger de permission. Je lui ai lu tes lettres - je suis sûr que tu comprendras pourquoi j’ai fait ça, car tu es un bon garçon - et il t’apprécie même s’il ne t’a encore jamais rencontré. Il dit que tu es “très courageux” et il aimerait m’accompagner à la maison lors de notre prochaine permission ensemble. Je le plains, car si lui est bien plus éduqué que moi, il n’a personne pour lui écrire et lui remonter le moral, contrairement à moi, car moi je t’ai toi.

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