Pleurer comme un chat et rugir comme un tigre

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Même à la maison, la vie était devenue difficile. Je ne supportais plus rien. Moi qui n'avais jamais été très sentimentale, il m'arrivait de pleurer pour des choses insignifiantes, ou d'entrer dans d'épouvantables crises de colère.

Alors j'ai réclamé quelque chose à mes parents.

Pas un nouveau livre, un jeu vidéo ou un de ces jouets débiles, non. J'ai fait quelque chose que peu d'enfants font : j'ai réclamé ce dont j'avais besoin.

Je voulais voir une psychologue.

Alors mes parents ont cherché, fait des pieds et des mains pour trouver un rendez-vous. Ils ont finalement réussi. À Aigle, à moins d'une demi-heure de route de chez nous. La belle affaire !

Et moi, j'espérais décharger enfin mes soucis.

C'était un vendredi, à midi. Je sortais du cours de cuisine, un des seuls que je pouvais encore supporter, avec un tupp rempli de riz Casimir.

Budget de l'école oblige, c'était du riz Casimir sans banane, sans pomme, et sans cerises. Sans fruits, en réalité. Un bête poulet au curry.

Le moment que j'avais attendu toute la semaine était enfin là. La voiture de mon père m'attendait sur le parking, derrière l'église. Le trajet se fit sans encombre.

En un rien de temps, nous étions arrivés au cabinet. Une psychologue nous a accueillis. Elle a échangé quelques mots avec mon père, et m'a conduite dans son cabinet.

J'ai été accueillie par quelques chaises avec des coussins en faux cuir, un fauteuil bizarre pour s'asseoir allongé et une table blanche pleine de tout un fatras d'objets. Un peu de lumière filtrait d'une fenêtre rectangulaire en haut du mur.

Je ne me souviens pas de l'odeur qu'avait ce cabinet. C'est étrange, parce que d'habitude, je retiens longtemps l'odeur d'un lieu, d'une personne ou d'un objet.

Et la femme s'est assise en face de moi, à la table. Je n'arrivais pas à la regarder dans les yeux, alors j'ai regardé partout ailleurs, et étudié son apparence avec un soin dont je ne me savais pas capable.

La première chose à laquelle j'ai pensé, c'est qu'elle s'habillait sans doute aux puces. Ses vêtements étaient bariolés, colorés, avec des motifs fleuris.

La seconde, c'est qu'elle avait l'air d'une prof d'anglais qui aurait servi dans le Clan Yiga. Prof d'anglais, parce qu'elle me rappelait vaguement celle que j'avais eue en huitième année. Du Clan Yiga, parce qu'une cicatrice barrait son sourcil gauche et traversait son œil. Comme les méchants dans les films.

Je ne pourrais pas décrire son visage. Je l'ai oublié depuis longtemps. Et j'ai bien fait.

L'entretien a commencé, nous avons parlé de l'école, de ma famille, des mathématiques. Je me sentais mal. Quelque chose dans ce cabinet me retournait l'estomac.

Cette psychologue avait quelque chose de spécial, d'étrange, pas dans le meilleur sens du terme.

Elle me disait qu'on ne peut rien imposer à un autre.

Et tentait de m'imposer cette idée.

Mes doigts s'étaient crispés sur le coussin de la chaise. Des larmes roulaient sur mes joues, mais je ne sanglotais pas.

Je n'avais jamais réussi à pleurer en public. Je miaulais, comme un chat à l'agonie. Tout doucement. Et elle n'en semblait pas étonnée.

Elle m'a parlé de ses vêtements bariolés, signe qu'elle n'était pas une personne formatée par la société. Comme pour me prouver qu'elle n'essayait pas de me conditionner. Et du nombre de jeunes autistes qu'elle avait aidés. Je crois même qu'elle avait dit "guéris". Et à ce moment, j'ai compris quelque chose.

Je ne voulais pas être conditionnée.

Je ne voulais pas guérir mon autisme.

Je ne voulais pas construire ma joie de vivre sur les ruines fumantes d'une personnalité brisée.

Je ne pleurais plus. Je ne miaulais plus. La rage bouillonnait dans mes veines. J'avais envie de sauter sur cette mégère, la frapper, la mordre peut-être. Je pouvais le faire, j'en étais capable. Mais je refusais de céder à cette envie.

Comme en pilote automatique, ma main s'est refermée sur mes lunettes. Je les ai lancées contre le mur, en dessous de la fenêtre, et la monture s'est brisée.

L'effroi a pris la place de ce bref soulagement. Mes lunettes étaient cassées. Que diraient mes parents ?

Je me suis levée, puis me suis assise dans le fauteuil. Je lui tournais le dos, maintenant.

Je me souviens de ce fauteuil. Sa forme, la sensation du faux cuir. Mais pas la couleur. Je crois qu'il était rouge.

J'ai laissé échapper un premier cri, un cri de douleur, de rage, et de terreur. Au deuxième hurlement, mon père est entré dans la pièce. Il a fait un pas dans ma direction.

Mais la psychologue s'est tournée vers lui.

— Mais qu'est-ce que vous faites ?! a-t-elle crié. Ne vous approchez pas d'elle !

Des mots qui resteront gravés dans ma mémoire toute ma vie. Elle avait dit ça comme si j'étais un animal dangereux, et à ses yeux, c'est ce que j'étais. Comme si une tigresse se promenait dans la rue et que mon père avait voulu s'en approcher.

Comme si c'était moi qui étais dangereuse.

Comme si c'était mon père qui était fou.

Il a dit au revoir froidement et m'a fait sortir du cabinet. Et nous sommes partis.

Dans la voiture, sur le retour, j'ai mangé ce poulet au curry. Froid. Sans fourchette.

Et cela m'a semblé être la meilleure chose que j'aie jamais goûtée.

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