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« Tu n’avais pas à m’humilier devant le duc ! se récria Victor après s’être essuyé la bouche.
— Je lui ai dit que tu étais nerveux, répliqua Abélard, agacé. C’était la vérité, non ? » Sur quoi il mordit à pleines dents dans la pièce de viande fumante qui dégouttait sur ses genoux.
« Peut-être bien, grommela Victor, mais il n’avait pas besoin de le savoir. Ni les autres, d’ailleurs. » De la pointe noircie du bâton qu’il venait de ramasser, il se mit à remuer rageusement la braise incandescente du feu de camp.
« Arrête donc de geindre, soupira Abélard. Tout le monde était nerveux, sous cette tente.
— Oui, mais moi, tu m’as traité comme un gamin !
— Mais Victor, fit Abélard avec un sourire sardonique, tu es un gamin.
— J’ai dix-sept ans ! Et si je suis assez grand pour être dans la tente du duc avec vous autres, je suis assez grand pour qu’on me traite comme un homme.
— Le respect est une chose qui se mérite, frérot. À ton âge, j’avais déjà pris part à trois batailles et les gens me donnaient du Monsieur le Baron. Toi, ils connaissent à peine ton prénom, et s’ils ne te voyaient pas sans cesse à côté de moi ils penseraient que tu es un écuyer — AÏE ! »
Victor venait de donner un coup de pied dans le feu, et une nuée de braises tourbillonnantes avait frappé Abélard de plein fouet. Bondissant en arrière, ce dernier lâcha son morceau de viande et se trémoussa frénétiquement pour faire tomber les brandons ardents de son manteau.
« Tu as toujours été le meilleur, cracha Victor en se levant à son tour. Le plus grand, le plus fort, le plus doué. Celui que Père emmenait toujours à la chasse, celui qui avait droit aux cours d’escrime et d’équitation. Le fils parfait ça a toujours été toi, Ab. Moi je ne suis que le second, le petit avorton qui n’a jamais su rien faire de ses dix doigts, n’est-ce pas ?
— Arrête. Ce n’est pas comme si Père n’avait jamais essayé de t’enseigner toutes ces choses.
— Et il a vite abandonné en voyant les difficultés que j’avais. Car avec toi, tout avait été si facile, tu apprenais si vite... Tu es un guerrier-né, moi non. Moi je ne suis pas fait pour la guerre, et Père l’a bien compris. Tu sais qu’il ne m’a plus jamais appelé mon fils depuis qu’il a renoncé à faire de moi un deuxième Abélard ? Il m’appelait souvent mon fils, avant cela.
— Vic, tu exagères... »
Victor lâcha un soupir excédé, chercha quelque chose à dire et, ne trouvant rien, soupira à nouveau avant de tourner les talons.
« Tu vas où ? l’interpella Abélard.
— Ça te regarde ? rétorqua-t-il sans se retourner.
— Tu as entendu le duc, nous partons tôt demain matin ! »
Sans répondre, Victor continua de s’éloigner à grands pas dans la nuit. Hochant la tête avec désapprobation, Abélard se rassit sur sa bûche humide, et ramassa le morceau de viande qu’il avait laissé tomber dans l’herbe. Il le mastiqua en silence, le regard plongé dans le rougeoiement des flammes.
« Tout va bien, Monsieur le Baron ? »
Levant les yeux, Abélard reconnut le chevalier Airain Mi-Lame qui émergeait de l’obscurité, reconnaissable entre mille de par son grand manteau pourpre et son impressionnante barbe blonde toujours impeccablement tenue.
« Ah, c’est vous », grommela Abélard sans enthousiasme.
Mi-Lame était le capitaine des deux cents hommes que le père d’Abélard avait envoyés en renfort au duc D’Azimbert. En sa qualité de chevalier, il était hiérarchiquement inférieur à Abélard, du moins en théorie. Dans les fait, il avait vis-à-vis des fils De Valnord un comportement paternaliste qu’Abélard avait toutes les peines du monde à supporter. Mi-Lame était toujours quelque part dans les parages, à les surveiller du coin de l’œil. C’était, Abélard le savait très bien, leur père qui l’avait chargé de veiller sur eux pendant la campagne. Depuis que sa goutte s’était empirée, le vieux baron avait dû renoncer à jamais remettre les pieds sur un champ de bataille. Mais il avait trouvé en Airain Mi-Lame un médiateur parfait pour continuer à contrôler ses fils malgré la distance.
Plus qu’exaspéré par la présence constante du chevalier barbu, Abélard déployait de grands efforts pour l’éviter tout au long de la journée. Aujourd’hui, il y était plutôt bien parvenu : ils n’avaient échangé que quelques paroles à midi, après lesquelles Abélard s’était débrouillé pour disparaître.
Mais ce soir, il n’y couperait pas. Mi-Lame s’approchait du feu de camp avec, semblait-il, la ferme intention d’engager la discussion. Effectivement, à peine assis sur la souche précédemment occupée par Victor, il se mit à parler :
« Je passais non loin, et je vous ai entendus vous disputer, vous et le jeune baron. Je venais voir si…
— Une crise à la Victor, rien de spécial. Je vous remercie, Airain.
— Oh. Eh bien, si vous dites qu’il n’y a pas à s’en soucier…
— Il n’y a pas à s’en soucier.
— Bien, bien. Mais… où est parti le jeune baron, au juste ?
— Je ne sais pas » marmonna Abélard. Et, pris d’une inspiration soudaine, il ajouta : « Vous pourriez aller à sa recherche, je ne voudrais pas qu’il se perde ou qu’il tombe sur une bête sauvage. »
Le chevalier se leva en tressaillant. « Oh, ce serait vraiment… Vous avez raison, je vais y aller. »
Et sans un mot de plus, il se détourna et partit dans la direction où avait filé Victor.
Un sourire satisfait aux lèvres, Abélard dégaina son coutelas et entreprit de se découper une nouvelle part du gibier qui grillait au-dessus des flammes.
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