Au Commencement
La vieille maison victorienne se dressait, solitaire et imposante, au bout de Blackwood Lane. Ses murs de briques sombres, noircis par le temps et l'humidité, semblaient absorber la lumière du crépuscule. Les fenêtres, aux vitres teintées de reflets verdâtres, observaient la rue déserte comme autant d'yeux vigilants. Un épais brouillard, inhabituel en cette fin d'été, rampait entre les grilles rouillées du portail, enveloppant le jardin négligé dans un linceul grisâtre.
C'est dans cette demeure que Sarah Blackwood, 28 ans, avait trouvé refuge après la mort de sa grand-mère Eleonor. L'héritage inattendu était arrivé à point nommé, alors que sa carrière d'artiste peintre stagnait et que les factures s'accumulaient sur sa table de cuisine. Sarah n'avait jamais vraiment connu cette grand-mère excentrique, qui vivait recluse depuis des décennies. Les rares souvenirs qu'elle en gardait étaient teintés d'une étrange mélancolie : une vieille femme aux yeux d'un vert surnaturel, murmurant des histoires inquiétantes à une petite fille terrorisée et fascinée.
À l'intérieur de la maison, le temps semblait s'être figé. Des meubles anciens côtoyaient des bibelots étranges, collectés au fil des ans par Eleonor. Des masques africains grimaçaient sur les murs, tandis que des statuettes amérindiennes montaient la garde sur la cheminée en marbre noir. L'air était chargé d'une odeur âcre de vieux livres et d'encens, mêlée au parfum entêtant des roses fanées dans un vase en cristal.
Sarah passa une main dans ses longs cheveux noirs, observant son reflet dans le miroir terni du hall d'entrée. Ses yeux verts, héritage de sa grand-mère, semblaient trop grands pour son visage pâle. Des cernes sombres témoignaient des nuits agitées qui étaient devenues son lot quotidien depuis son emménagement.
Un bruit sourd la fit sursauter. Quelque part dans les étages supérieurs, une porte venait de claquer. Sarah serra les poings, son cœur s'emballant malgré elle. "Ce n'est que le vent", murmura-t-elle, sachant pertinemment que toutes les fenêtres étaient fermées.
Depuis son arrivée, des événements inexplicables se multipliaient. Des objets qui se déplaçaient seuls, des chuchotements dans le noir, et surtout, ce sentiment constant d'être observée. Sarah avait d'abord mis ces phénomènes sur le compte de son imagination débordante et du stress lié à son déménagement. Mais au fil des jours, un doute insidieux s'était installé.
Son regard fut attiré par une photographie jaunie, posée sur une commode. Elle s'en approcha, plissant les yeux pour distinguer les détails. L'image montrait sa grand-mère, jeune et souriante, devant un immense miroir au cadre ouvragé. Ce même miroir qui trônait maintenant dans l'atelier de Sarah, au grenier.
Un frisson parcourut l'échine de la jeune femme alors qu'elle se remémorait les paroles énigmatiques du notaire, le jour où il lui avait remis les clés de la maison : "Mademoiselle Blackwood, votre grand-mère tenait à ce que vous héritiez de tout. Mais elle a insisté sur un point : le miroir du grenier ne doit jamais, au grand jamais, être déplacé ou vendu. C'était sa volonté la plus chère."
Sarah secoua la tête, chassant ces pensées. Elle était une femme rationnelle, une artiste. Les superstitions n'avaient pas leur place dans sa vie. Pourtant, alors qu'elle gravissait lentement l'escalier grinçant menant à son atelier, elle ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil par-dessus son épaule.
Dans la pénombre grandissante, les ombres semblaient danser sur les murs, prenant des formes grotesques et menaçantes. Le tic-tac de la vieille horloge du salon résonnait comme un compte à rebours sinistre.
Sarah poussa la porte du grenier, qui s'ouvrit dans un gémissement lugubre. Son atelier, aménagé sous les combles, était plongé dans une semi-obscurité. La lumière blafarde du crépuscule filtrait à travers la lucarne, jetant des reflets étranges sur les toiles inachevées et les pots de peinture.
Et là, dans un coin de la pièce, se dressait le miroir. Imposant, mystérieux, avec son cadre en bois sombre sculpté de motifs inquiétants. Des visages tordus de douleur et des créatures fantastiques semblaient prendre vie dans la pénombre.
Sarah s'en approcha, comme attirée par une force invisible. Son reflet apparut, flou et déformé, sur la surface ternie. Pendant un instant, elle crut voir une autre personne la regarder depuis l'autre côté du miroir. Un visage semblable au sien, mais avec un sourire cruel et des yeux brillant d'une lueur maléfique.
Elle cligna des yeux, et l'image disparut. "Ce n'est que mon imagination", murmura-t-elle, peu convaincue.
Dehors, le vent se leva, faisant gémir la vieille maison. Des nuages noirs s'amoncelaient à l'horizon, promesse d'un orage imminent. Sarah frissonna, soudain consciente du froid qui régnait dans le grenier.
Elle ignorait encore que ce soir-là, sa vie allait basculer. Que le miroir hérité de sa grand-mère était bien plus qu'un simple objet décoratif. Il était une porte vers un monde de cauchemars, un portail entre deux réalités.
Et de l'autre côté, quelque chose attendait. Quelque chose qui portait son visage, mais n'était pas elle. Une entité patiente et cruelle, qui avait attendu ce moment depuis des siècles.
Alors que le premier coup de tonnerre retentissait au loin, Sarah Blackwood s'apprêtait à découvrir que les contes horrifiques de son enfance n'étaient peut-être pas de simples histoires. Et que dans le jeu de miroirs et d'illusions qui l'attendait, la frontière entre le réel et l'imaginaire, entre le bien et le mal, n'était parfois qu'un fragile reflet qu'il suffisait de briser pour tout changer.
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