Le Miroir de l'Âme
Face à face, les deux Sarah se tenaient immobiles dans le hall d'entrée, se jaugeant du regard comme deux prédateurs avant un combat mortel. L'air entre elles semblait vibrer d'une énergie malveillante, chargée d'électricité statique qui faisait se dresser les cheveux sur la nuque de Sarah.
Son double affichait un sourire figé, une parodie cruelle de son propre visage. Vêtue d'une robe noire qui semblait absorber la lumière, elle se tenait avec une assurance arrogante, comme si la victoire lui était déjà acquise.
"Tu as mis du temps à venir", dit le double, sa voix identique à celle de Sarah mais teintée d'une froideur métallique. "J'ai presque commencé sans toi."
Sarah serra les poings, sentant le médaillon chauffer contre sa poitrine et la bague pulser à son doigt. "Commencé quoi, exactement ?"
Le double éclata d'un rire qui résonna dans toute la maison, rebondissant sur les murs comme s'il venait de partout à la fois. "La fusion des mondes, bien sûr. L'avènement d'une nouvelle ère où les reflets ne seront plus prisonniers de l'autre côté du miroir."
Elle fit un geste théâtral vers la fenêtre. Dehors, le ciel s'assombrissait rapidement, des nuages d'un noir d'encre masquant les derniers rayons du soleil couchant. "L'éclipse approche, Sarah. Le moment où le voile entre les mondes sera au plus mince. Et cette fois, ta précieuse grand-mère n'est plus là pour m'arrêter."
Sarah avança d'un pas, déterminée à ne pas montrer sa peur. "Tu te trompes. Je suis là. Et je suis prête."
Le sourire du double s'élargit davantage, déformant son visage d'une manière qui n'avait plus rien d'humain. "Prête ? Tu ne sais même pas qui tu es vraiment, Sarah. Tu n'as fait qu'effleurer la surface de ton potentiel. Alors que moi..."
D'un geste brusque, le double tendit la main. Un souffle glacial balaya le hall, envoyant valser les tableaux accrochés aux murs. Sarah fut projetée en arrière, sa tête heurtant violemment le mur derrière elle. Des étoiles dansèrent devant ses yeux, mais elle se força à rester consciente.
Puisant dans les enseignements du grimoire, Sarah ferma les yeux un bref instant, visualisant une barrière protectrice autour d'elle. Le médaillon réagit immédiatement, émettant une lueur bleutée qui forma un bouclier invisible.
Quand le double tenta une nouvelle attaque, l'énergie maléfique se heurta à cette barrière, se dissipant en étincelles crépitantes.
"Impressionnant", concéda le double, inclinant légèrement la tête. "La petite Sarah a appris quelques tours. Mais ce ne sera pas suffisant."
Elle claqua des doigts, et tous les miroirs de la pièce s'illuminèrent simultanément. Des silhouettes sombres commencèrent à en émerger, créatures cauchemardesques aux formes vaguement humanoïdes, leurs yeux brillant d'une lueur argentée dans l'obscurité grandissante.
Sarah recula, horrifiée par le spectacle. Ces créatures étaient les habitants de Millbrook, ou plutôt leurs reflets maléfiques, libérés du monde des miroirs et prêts à faire la volonté de son double.
"Vois-tu maintenant l'ampleur de ton échec ?" nargua le double. "Pendant que tu t'entraînais dans ta petite cabane, j'ai libéré des centaines d'entre nous. Et ce n'est que le début."
Sarah sentit la panique monter en elle, menaçant de submerger sa détermination. Mais elle se rappela les paroles des anciennes gardiennes : accepter sa part d'ombre, ne pas la rejeter. Cette créature qui se tenait devant elle, malgré toute sa malveillance, était une partie d'elle-même.
"Je n'ai pas peur de toi", dit-elle d'une voix ferme. "Ni de ce que tu représentes."
Le double siffla, comme brûlé par ces paroles. "Tu devrais avoir peur. Très peur."
D'un geste impérieux, elle ordonna aux créatures d'attaquer. Elles s'élancèrent vers Sarah, leurs membres déformés tendus vers elle comme des griffes.
Sarah réagit d'instinct. Levant le médaillon et pointant la bague vers les assaillants, elle libéra une vague d'énergie pure. La lumière qui en jaillit était aveuglante, d'un blanc si intense qu'elle semblait percer l'obscurité comme un laser. Les créatures hurlèrent, un son qui n'avait rien d'humain, avant de se dissoudre en volutes de fumée noire.
Le double recula, pour la première fois une expression de doute traversant son visage. "Comment as-tu...?"
Sarah ne lui laissa pas le temps de terminer sa phrase. Galvanisée par ce premier succès, elle avança, le médaillon brillant comme une étoile dans la pénombre de la maison. Chaque pas qu'elle faisait semblait plus assuré que le précédent, comme si elle puisait force et courage dans le sol même de cette demeure qui avait abrité des générations de gardiennes.
"Je comprends maintenant", dit Sarah, sa voix résonnant avec une autorité nouvelle. "Tu n'es pas moi. Tu es ce que je pourrais devenir si je cédais à la peur, à la colère, à la haine. Mais je choisis une autre voie."
Le double grinça des dents, sa façade d'assurance se fissurant de plus en plus. "Ne fais pas la noble, Sarah. Nous savons toutes les deux que ces émotions sont en toi. Je les ressens. Je les vis. Je suis née d'elles."
"Oui", acquiesça Sarah. "Elles font partie de moi. Mais elles ne me définissent pas. Je les accepte, mais je refuse de les laisser me contrôler."
À ces mots, quelque chose d'étrange se produisit. Le médaillon à son cou et la bague à son doigt pulsèrent à l'unisson, émettant une lumière si puissante que toute la pièce en fut illuminée. Sarah sentit une chaleur se répandre dans tout son corps, une sensation de pouvoir pur qui la traversait comme un courant électrique.
Le double hurla de rage et de douleur, comme si cette lumière le brûlait. D'un geste désespéré, il leva les mains, créant une barrière d'énergie sombre entre eux.
"Tu ne peux pas me vaincre, Sarah", cracha-t-il. "Je suis plus forte, plus ancienne que tu ne l'imagines. J'attends ce moment depuis des siècles, me nourrissant de la peur et des doutes de chaque génération de Blackwood."
Sarah secoua la tête, imperturbable. "Tu te trompes encore. Chaque génération t'a contenue, t'a empêchée de nuire. Et je ferai de même."
Le double éclata d'un rire moqueur. "Oh, mais c'est là que tu te trompes, ma chère. Tes ancêtres n'ont fait que retarder l'inévitable. Le portail s'affaiblit à chaque éclipse, et cette fois, il est prêt à céder complètement."
Un frisson parcourut l'échine de Sarah. Si le double disait vrai, l'enjeu était encore plus grand qu'elle ne l'avait imaginé. Ce n'était pas seulement son propre reflet maléfique qu'elle devait contenir, mais une entité ancienne qui avait attendu son heure, manipulant et corrompant depuis des générations.
Un bruit de verre brisé la fit sursauter. Dans un miroir accroché au mur, elle aperçut une silhouette familière. M. Crowley, le visage crispé par l'effort, tentait de communiquer avec elle.
"Sarah", dit-il, sa voix semblant venir de très loin. "L'éclipse... elle commence. Tu dois... aller au grenier. Le miroir principal... c'est là que tout a commencé... c'est là que tout doit finir."
Le double se tourna vivement vers le miroir, son visage déformé par la rage. D'un geste sec, il projeta une boule d'énergie noire qui fit voler le miroir en éclats.
"Assez de ces interférences", siffla-t-il. "Il est temps d'en finir."
Profitant de cette distraction momentanée, Sarah s'élança vers l'escalier, grimpant les marches quatre à quatre. Elle entendait son double hurler de rage derrière elle, sentait son énergie maléfique la poursuivre comme une ombre vivante.
Le grenier... Elle devait atteindre le grenier et le miroir principal avant qu'il ne soit trop tard.
L'escalier semblait interminable, chaque marche plus haute que la précédente. L'air se chargeait d'une énergie étrange, vibrant autour d'elle comme les cordes d'un instrument invisible. La maison elle-même semblait gémir, le bois craquant et se tordant comme s'il était vivant.
Derrière elle, le double gagnait du terrain, sa présence maléfique se faisant plus pressante à chaque seconde. "Tu ne peux pas m'échapper, Sarah", criait-il, sa voix déformée par la haine. "Nous sommes liées, toi et moi. Où que tu ailles, je te trouverai."
Sarah atteignit enfin la porte du grenier, l'arrachant presque de ses gonds dans sa hâte de l'ouvrir. La pièce était plongée dans une obscurité presque totale, uniquement percée par la lueur blafarde du miroir.
Le miroir... Il était différent de la dernière fois qu'elle l'avait vu. Sa surface n'était plus lisse mais ondulait comme de l'eau agitée par une brise invisible. Des images fugaces y apparaissaient et disparaissaient : des visages tordus de douleur, des paysages cauchemardesques, des scènes de désolation.
Sarah s'approcha lentement, hypnotisée par ce spectacle terrifiant. Le médaillon à son cou battait comme un second cœur, de plus en plus vite, de plus en plus fort.
"Magnifique, n'est-ce pas ?" dit une voix derrière elle.
Sarah se retourna d'un bond. Son double se tenait dans l'encadrement de la porte, son visage baigné d'une lueur rougeâtre qui semblait émaner du miroir lui-même.
"Le portail s'ouvre", continua le double, avançant d'un pas. "Bientôt, nos mondes ne feront plus qu'un. L'obscurité et la lumière, le bien et le mal, tout se fondra dans un chaos glorieux."
Sarah jeta un regard par la lucarne du grenier. Dehors, la lune commençait à disparaître, lentement dévorée par l'ombre de la Terre. L'éclipse avait commencé.
"Ce n'est pas ce que voulait ma grand-mère", dit Sarah, gagnant du temps tout en cherchant désespérément une solution. "Ce n'est pas ce que je veux."
Le double s'avança encore, ses yeux noirs brillant d'une lueur maléfique. "Ce que tu veux n'a aucune importance, Sarah. Tu n'es qu'un pion dans un jeu qui se joue depuis des siècles."
Soudain, une idée traversa l'esprit de Sarah. Les paroles des anciennes gardiennes résonnèrent dans sa mémoire : "Pour le vaincre, tu dois l'accepter, l'intégrer." Peut-être que la solution n'était pas de combattre son double, mais de l'absorber, de le réintégrer en elle.
C'était risqué, terriblement risqué. Si elle échouait, son double pourrait prendre le contrôle total. Mais si elle réussissait...
Sarah prit une profonde inspiration, puisant force et courage dans le médaillon et la bague. Puis, à la grande surprise de son double, elle baissa les bras, se tenant droite et vulnérable.
"Que fais-tu ?" demanda le double, méfiant.
"J'accepte", dit simplement Sarah. "J'accepte que tu fasses partie de moi. J'accepte ma colère, ma peur, ma jalousie, tous ces sentiments que j'ai niés et refoulés si longtemps."
Le double recula d'un pas, soudain incertain. "C'est un piège", siffla-t-il.
Sarah secoua la tête, un sourire triste aux lèvres. "Non. C'est une vérité que j'aurais dû affronter depuis longtemps. Tu as raison sur un point : nous sommes liées, toi et moi. Nous sommes deux faces d'une même pièce. Et il est temps que nous soyons réunies."
Elle tendit la main, une invitation silencieuse. Le double la fixa, partagé entre méfiance et curiosité. Pendant un instant, Sarah crut qu'il allait accepter, qu'il comprenait enfin.
Mais le visage du double se tordit en une grimace de haine pure. "Jamais !" hurla-t-il. "Je ne retournerai jamais dans l'ombre !"
D'un geste violent, il projeta une vague d'énergie noire vers Sarah. Mais cette fois, au lieu de l'esquiver ou de se protéger, elle l'accueillit, ouvrant ses bras comme pour embrasser cette obscurité.
L'énergie maléfique la traversa, douloureuse comme mille aiguilles brûlantes. Sarah serra les dents, refusant de céder à la douleur. Le médaillon à son cou brillait d'un éclat aveuglant, formant une barrière de lumière autour d'elle.
"Tu ne peux pas me détruire", dit-elle, sa voix tremblante mais déterminée. "Car je suis toi, et tu es moi. Nous sommes deux parties d'un tout. Et je t'accepte, avec tout ce que tu représentes."
À ces mots, quelque chose d'extraordinaire se produisit. Le médaillon émit un rayon de lumière qui frappa directement le double. Mais au lieu de le blesser, la lumière commença à l'envelopper, à le dissoudre.
Le double hurla, un cri qui n'avait plus rien d'humain. Il tenta de s'enfuir, de se réfugier dans le miroir, mais une force invisible semblait le retenir.
"Qu'est-ce que tu m'as fait ?" gémit-il, son corps commençant à se désagréger en particules lumineuses.
Sarah sentit une douleur aiguë dans sa poitrine, comme si son cœur était sur le point d'exploser. Les particules lumineuses qui avaient été son double s'élevaient maintenant dans l'air, tourbillonnant autour d'elle comme des lucioles argentées.
"Je nous ai sauvées", murmura-t-elle, tendant la main vers ces fragments de lumière.
À l'instant où ses doigts entrèrent en contact avec les particules, une explosion de lumière aveugla Sarah. Elle sentit quelque chose entrer en elle, une présence à la fois familière et étrangère. Des souvenirs qui n'étaient pas les siens défilèrent dans son esprit : des siècles d'existence dans le monde des miroirs, l'observation constante du monde réel à travers des reflets, la rage et la frustration d'être prisonnière.
Sarah tomba à genoux, submergée par cette avalanche d'émotions et de souvenirs. Elle avait l'impression que son corps et son esprit étaient en train d'être remodelés, transformés en quelque chose de nouveau, quelque chose qui n'était ni tout à fait elle, ni tout à fait son double.
Dehors, l'éclipse atteignait son apogée, la lune complètement obscurcie par l'ombre de la Terre. Le grenier était plongé dans une obscurité presque totale, uniquement éclairé par la lueur vacillante du médaillon.
Sarah releva lentement la tête, ses yeux s'adaptant à cette nouvelle vision du monde. Elle se sentait différente, plus complète, comme si une pièce manquante de son être venait enfin d'être retrouvée.
Mais le danger n'était pas écarté pour autant. Le miroir du grenier brillait d'un éclat surnaturel, sa surface ondulant de plus en plus violemment. Des voix en émanaient, des milliers de voix suppliant d'être libérées.
Sarah comprit alors que ce n'était pas seulement son double qu'elle devait affronter. Le miroir était un portail vers un monde entier de reflets maléfiques, tous cherchant à s'échapper, à envahir notre réalité.
Et elle était la seule à pouvoir les arrêter.
Se relevant avec difficulté, Sarah s'approcha du miroir. Les connaissances de son double, maintenant intégrées en elle, lui montraient le chemin à suivre. Il existait un rituel, transmis de génération en génération parmi les gardiennes Blackwood, capable de sceller le portail définitivement.
Mais ce rituel exigeait un sacrifice.
Sarah ferma les yeux, pesant le poids de cette révélation. Pour sauver le monde, elle devrait renoncer à une partie d'elle-même. Non pas son double, qu'elle avait déjà accepté et intégré, mais quelque chose de plus précieux encore : ses souvenirs, son identité, tout ce qui faisait d'elle Sarah Blackwood.
Était-elle prête à faire ce sacrifice ? À devenir une étrangère à elle-même pour sauver un monde qui ne saurait jamais ce qu'elle avait fait ?
Un bruit de pas dans l'escalier la tira de ses réflexions. M. Crowley apparut dans l'encadrement de la porte, essoufflé et échevelé, mais bien vivant.
"Sarah", haleta-t-il. "L'éclipse... elle est presque terminée. C'est maintenant ou jamais."
Sarah se tourna vers le vieil homme, un sourire triste aux lèvres. "Je sais ce que je dois faire, M. Crowley. Je sais quel est le prix à payer."
Le bibliothécaire la regarda longuement, comprenant peu à peu ce qu'elle impliquait. "Oh, Sarah", murmura-t-il. "Ta grand-mère craignait que ce jour n'arrive. Elle a passé sa vie à chercher un autre moyen."
"Il n'y en a pas", dit doucement Sarah. "Je le sais maintenant. C'est le seul moyen de protéger notre monde."
M. Crowley s'approcha d'elle, lui prenant les mains. "Tu es sûre ? Une fois le rituel commencé, il ne pourra pas être interrompu."
Sarah hocha la tête, une larme solitaire coulant sur sa joue. "Je suis sûre. C'est mon choix, mon destin."
Elle se tourna vers le miroir, son reflet lui renvoyant l'image d'une jeune femme au regard déterminé, dont les yeux brillaient d'une sagesse bien au-delà de son âge.
"Je suis prête", dit-elle, sa voix résonnant avec une force nouvelle.
Et alors que la lune commençait à émerger de l'ombre, Sarah Blackwood entama le rituel qui changerait à jamais le cours de sa vie et le destin de deux mondes.
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