Le Prix du Sacrifice

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Le grenier baignait dans une lumière surnaturelle, mélange d'argent lunaire et de bleu éthéré émanant du médaillon de Sarah. L'air vibrait d'énergie pure, chargé d'une électricité statique qui faisait se dresser les cheveux sur la nuque de la jeune femme. Le miroir face à elle pulsait comme un cœur malade, sa surface ondulant de plus en plus violemment à mesure que l'éclipse approchait de sa fin.

Sarah se tenait immobile, ses yeux fixés sur son reflet. Mais ce n'était plus vraiment elle qu'elle voyait maintenant. Depuis qu'elle avait absorbé son double, son image dans le miroir semblait constamment fluctuer entre sa propre apparence et quelque chose d'autre - un visage plus dur, plus ancien, aux yeux emplis d'une sagesse sombre et d'une douleur millénaire.

"Le rituel doit commencer maintenant", murmura-t-elle, sa voix étrangement altérée, comme si deux personnes parlaient en même temps.

M. Crowley, debout à ses côtés, hocha gravement la tête. "Es-tu absolument certaine, Sarah ? Une fois commencé, il n'y aura pas de retour possible."

Sarah détourna brièvement son regard du miroir pour le poser sur le vieil homme. Son visage était empreint d'une résolution tranquille, comme si elle avait enfin trouvé une paix intérieure après un long combat.

"Je suis certaine", dit-elle. "C'est pour cela que je suis née, pourquoi toutes les Blackwood sont nées. Pour protéger le monde de l'obscurité qui se cache derrière les reflets."

Elle sortit de sa poche le petit grimoire, l'ouvrant à la page du rituel. Les mots anciens semblaient danser sur le papier, brillant d'une lueur propre dans la pénombre du grenier. Sarah les connaissait déjà par cœur, les ayant absorbés en même temps que les souvenirs et la conscience de son double.

"J'aurai besoin de votre aide", dit-elle à M. Crowley. "Lorsque le moment viendra, vous devrez briser le miroir. Pas avant, pas après. Au moment exact où je vous le dirai."

Le bibliothécaire acquiesça, son visage ridé grave et déterminé. "Je serai prêt."

Sarah prit une profonde inspiration, puis commença à réciter l'incantation ancienne. Les mots étranges coulaient de ses lèvres comme de l'eau vive, semblant avoir leur vie propre. Chaque syllabe prononcée faisait vibrer l'air autour d'elle, créant des ondes concentriques de pure énergie qui se propageaient dans toute la pièce.

Le médaillon à son cou s'illumina davantage, sa lumière se reflétant dans tous les fragments de verre et de miroir qui jonchaient le sol du grenier. La bague à son doigt pulsait en réponse, créant un pont de lumière entre elle et le grand miroir.

À l'extérieur, l'éclipse touchait à sa fin, la lune émergeant lentement de l'ombre de la Terre. Sarah pouvait sentir le temps s'écouler inexorablement, le voile entre les mondes commençant à s'épaissir à nouveau.

Alors qu'elle poursuivait l'incantation, sa voix gagnant en force et en autorité, le miroir commença à réagir violemment. Des fissures apparurent sur sa surface, comme si quelque chose de l'autre côté tentait désespérément de s'échapper avant que le portail ne se referme.

Des voix s'élevèrent du miroir, des murmures d'abord, puis des cris, des supplications. Des milliers d'entités piégées dans le monde des reflets sentaient leur dernière chance de liberté leur échapper.

"Ne les écoute pas", conseilla M. Crowley, voyant l'hésitation momentanée de Sarah. "Ce sont des mensonges, des illusions."

Sarah hocha la tête, reprenant l'incantation avec une détermination renouvelée. Mais la résistance de l'autre côté s'intensifiait. Le miroir vibrait si violemment qu'il semblait sur le point d'exploser. Des éclats de verre se détachaient, volant dans toutes les directions comme des projectiles mortels.

M. Crowley se protégea le visage de son bras, mais ne recula pas. Sarah, elle, restait immobile, comme si une force invisible la protégeait des débris tranchants.

À mesure que le rituel progressait, Sarah sentait quelque chose changer en elle. Les souvenirs de sa vie, de son enfance, de son identité même, commençaient à s'effacer, comme des empreintes sur le sable, léchées par la marée montante. Elle comprenait maintenant pleinement le prix du sacrifice qu'elle avait accepté de payer.

Sarah sentait quelque chose changer en elle pendant le rituel. Ce n'était pas simplement ses souvenirs qui s'effaçaient - c'était comme si son essence même était réorganisée. Le médaillon extrayait ses souvenirs, oui, mais il semblait aussi créer des compartiments dans son esprit, des espaces protégés où certaines connaissances fondamentales demeuraient intactes.

"Le rituel ne supprime pas tout," avait expliqué M. Crowley. "Il isole les souvenirs personnels, l'identité construite, mais préserve les connaissances instinctives, ce que les anciennes gardiennes appelaient 'la mémoire du sang'. C'est pourquoi tu pourras encore utiliser tes pouvoirs, même sans te souvenir comment tu les as acquis."

Cette compréhension donnait à Sarah un étrange réconfort. Elle ne perdrait pas tout - seulement les parties d'elle-même qui rendaient son double dangereux.

Une larme solitaire coula sur sa joue alors que le souvenir du visage de sa mère s'évanouissait. Puis ce fut son père, ses amis, son premier amour. Chaque souvenir précieux disparaissait, aspiré par le rituel qui puisait dans l'essence même de son être pour sceller le portail.

Mais étrangement, elle ne ressentait pas de panique, pas de désespoir. Une partie d'elle - peut-être la conscience de son double, maintenant intégrée à la sienne - comprenait que c'était nécessaire, inévitable.

"Perseverabimus", murmura-t-elle, ajoutant ce mot au rituel, un mot qui n'était pas dans le grimoire mais qui semblait venir du plus profond de son âme. "Nous persévérerons."

La lumière du médaillon atteignit une intensité insoutenable, forçant M. Crowley à fermer les yeux. Sarah, elle, restait les yeux grands ouverts, fixés sur le miroir qui se tordait et se déformait comme sous l'effet d'une chaleur extrême.

C'est alors que quelque chose d'inattendu se produisit. Une silhouette commença à se former dans le miroir, émergeant des remous de la surface réfléchissante. Une femme âgée, au regard bienveillant et au sourire doux.

"Grand-mère ?" souffla Sarah, interrompant brièvement l'incantation.

Eleonor Blackwood se tenait là, semblant à la fois présente et absente, réelle et illusoire. "Ma chère enfant", dit-elle, sa voix semblant venir de très loin. "Tu n'as pas à porter ce fardeau seule."

Sarah sentit son cœur se serrer, partagée entre la joie de revoir sa grand-mère et la crainte que ce ne soit qu'une autre illusion créée par les entités de l'autre côté.

Comme si elle lisait dans ses pensées, Eleonor sourit tristement. "Ce n'est pas un piège, Sarah. C'est vraiment moi. Ou du moins, ce qu'il reste de moi."

D'autres silhouettes commencèrent à apparaître aux côtés d'Eleonor. Des femmes de tous âges, vêtues selon des modes d'époques différentes, mais portant toutes le même médaillon que Sarah.

"Les gardiennes", murmura M. Crowley, stupéfait. "Toutes les gardiennes Blackwood."

"Nous sommes avec toi", dit Eleonor. "Nous avons toujours été avec toi. Et aujourd'hui, nous partageons ton fardeau."

Sarah comprit alors qu'elle n'était pas seule face à ce sacrifice. Les générations de gardiennes qui l'avaient précédée étaient là, prêtes à l'aider dans cette dernière épreuve.

Avec une confiance renouvelée, Sarah reprit l'incantation, sa voix plus forte que jamais. Les gardiennes dans le miroir commencèrent à réciter les mêmes mots, leurs voix se mêlant à la sienne en une symphonie puissante qui résonnait à travers les dimensions.

Le médaillon pulsait maintenant au rythme de son cœur, chaque battement envoyant une vague de lumière vers le miroir. La résistance de l'autre côté faiblissait, les entités maléfiques reculant devant cette puissance combinée.

Sarah sentait ses forces décliner à mesure que le rituel aspirait son énergie vitale. Ses jambes tremblaient, menaçant de céder sous elle. Mais elle tenait bon, soutenue par la présence invisible des gardiennes passées.

"Je suis prête", dit-elle finalement, tournant brièvement son regard vers M. Crowley. "Il est temps."

Le vieil homme hocha la tête, saisissant un lourd chandelier en bronze posé sur une table proche. Les mains tremblantes mais déterminées, il s'approcha du miroir.

"Maintenant !" cria Sarah, ses dernières forces concentrées dans ce cri.

M. Crowley abattit le chandelier de toutes ses forces sur le miroir. Le verre explosa en des milliers de fragments, libérant une onde de choc qui balaya toute la pièce. Sarah fut projetée en arrière, percutant violemment le mur derrière elle avant de s'effondrer au sol, inconsciente.

Un silence assourdissant suivit, rompu uniquement par le tintement des derniers éclats de verre tombant au sol.

M. Crowley se releva péniblement, ses vieux os protestant contre le traitement qu'ils venaient de subir. Il se précipita vers Sarah, s'agenouillant à ses côtés avec difficulté.

"Sarah ?" appela-t-il doucement, lui touchant l'épaule. "Sarah, peux-tu m'entendre ?"

La jeune femme resta immobile, son visage pâle comme la mort. Le médaillon à son cou avait cessé de briller, redevenu un simple bijou en argent.

M. Crowley posa deux doigts tremblants sur son cou, cherchant un pouls. Il soupira de soulagement en sentant un battement faible mais régulier.

"Tu as réussi, ma brave enfant", murmura-t-il, une larme coulant dans sa barbe grise. "Tu as sauvé le monde."

Il la souleva délicatement, surpris par sa légèreté, comme si une partie essentielle d'elle avait disparu. Lentement, précautionneusement, il descendit l'escalier, portant son précieux fardeau.

Dehors, l'éclipse était terminée. La lune brillait à nouveau de tout son éclat dans le ciel nocturne, comme si rien d'extraordinaire ne s'était produit. Dans les rues de Millbrook, les habitants reprenaient leurs esprits, confus et désorientés, sans aucun souvenir de ce qui s'était passé pendant ces heures étranges.

M. Crowley déposa doucement Sarah sur le canapé du salon. Son visage était paisible, comme si elle dormait profondément. Mais le vieil homme savait que ce n'était pas un simple sommeil.

Le sacrifice avait été fait. Le prix avait été payé. Et maintenant venait la partie peut-être la plus difficile : attendre de voir ce qui restait de Sarah Blackwood.

Les heures passèrent, s'étirant en une nuit qui semblait ne jamais devoir finir. M. Crowley veillait, immobile dans un fauteuil près du canapé, ses yeux fatigués ne quittant jamais le visage de Sarah.

À l'aube, alors que les premiers rayons du soleil filtraient à travers les rideaux, Sarah remua enfin. Ses paupières frémirent, puis s'ouvrirent lentement. Elle fixa le plafond un long moment, comme si elle essayait de se rappeler quelque chose d'important.

Puis, elle tourna la tête, son regard rencontrant celui de M. Crowley.

"Bonjour", dit-elle d'une voix douce, légèrement rauque.

Le vieil homme se pencha en avant, scrutant son visage avec appréhension. "Sarah ? Comment te sens-tu ?"

La jeune femme fronça les sourcils, semblant réfléchir intensément. "Sarah", répéta-t-elle, comme si elle goûtait ce nom pour la première fois. "C'est... moi ?"

Le cœur de M. Crowley se serra. Le sacrifice avait été encore plus complet qu'il ne le craignait. "Oui", dit-il doucement. "Tu es Sarah Blackwood. Et tu as fait quelque chose d'extraordinaire hier soir."

Elle se redressa lentement, grimaçant légèrement comme si chaque mouvement était douloureux. Ses yeux parcouraient la pièce, s'arrêtant sur chaque objet comme si elle le voyait pour la première fois.

"Je ne me souviens pas", dit-elle finalement, une note de désespoir dans la voix. "Je ne me souviens de rien."

M. Crowley prit sa main, la serrant doucement dans la sienne. "C'était le prix", expliqua-t-il. "Pour fermer le portail définitivement, tu as dû sacrifier tes souvenirs, ton identité."

Sarah baissa les yeux sur leurs mains jointes, puis les releva vers le visage du vieil homme. "Je vous connais", dit-elle soudain, un éclair de reconnaissance traversant son regard. "Pas... votre nom ou qui vous êtes pour moi. Mais je sens que je vous connais. Que je peux vous faire confiance."

M. Crowley sourit, des larmes aux yeux. "Oui, tu peux me faire confiance. Je suis Nathaniel Crowley. J'étais... je suis un vieil ami de ta famille."

Sarah hocha lentement la tête, acceptant cette information. Puis, son regard fut attiré par le médaillon qui pendait toujours à son cou. Elle le prit entre ses doigts, l'examinant attentivement.

"C'est important, n'est-ce pas ?" demanda-t-elle.

"Très important", confirma M. Crowley. "C'est le symbole de ton héritage, de ta lignée. Tu es une Blackwood, Sarah. Une gardienne."

Sarah fronça les sourcils, visiblement perplexe. "Une gardienne de quoi ?"

Le vieil homme soupira, se demandant par où commencer. Comment expliquer à quelqu'un qui avait tout oublié le poids de son héritage, l'importance de sa mission ?

"C'est une longue histoire", dit-il finalement. "Et nous avons tout le temps pour que je te la raconte. Mais pour l'instant, tu dois te reposer, reprendre des forces."

Sarah acquiesça, se rallongeant sur le canapé. Mais avant de fermer les yeux, elle demanda : "Est-ce que j'ai fait quelque chose de bien ? Quelque chose d'important ?"

M. Crowley sourit, une fierté immense illuminant son visage fatigué. "Tu as sauvé le monde, Sarah Blackwood. Tu as fait ce que des générations de gardiennes avant toi ont tenté de faire. Tu as scellé le portail pour toujours."

Un sourire léger effleura les lèvres de Sarah alors qu'elle sombrait à nouveau dans le sommeil. "C'est bien", murmura-t-elle. "C'est très bien."

M. Crowley la regarda dormir, le cœur lourd mais plein d'espoir. Le chemin serait long et difficile. Sarah devrait tout réapprendre, reconstruire son identité à partir de zéro. Mais il serait là pour l'aider, pour la guider, comme il l'avait promis à Eleonor.

Et peut-être qu'un jour, la nouvelle Sarah serait aussi forte, aussi courageuse que celle qu'elle avait été. Peut-être même plus forte encore, forgée dans le creuset du sacrifice et du renouveau.

Dehors, le soleil montait dans un ciel d'un bleu parfait, illuminant un monde qui ignorait tout du danger auquel il avait échappé. Un monde protégé par le sacrifice d'une jeune femme qui avait tout donné pour le sauver.

Dans son sommeil, Sarah souriait, comme si, dans ses rêves, elle retrouvait des fragments de ce qu'elle avait été, de ce qu'elle pourrait être à nouveau. Le médaillon à son cou brillait faiblement, pulsant au rythme de son cœur comme une promesse, un rappel silencieux de son destin.

La gardienne dormait. Mais un jour, elle se réveillerait à nouveau, prête à affronter ce que le futur lui réservait. Car si les souvenirs pouvaient être perdus, l'essence de ce qui faisait d'elle une Blackwood, une protectrice, demeurait intacte.

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