La Mémoire Fragmentée
Trois semaines s'étaient écoulées depuis la nuit de l'éclipse. Le printemps s'installait doucement sur Millbrook, habillant les arbres de bourgeons verts et remplissant l'air d'un parfum de renaissance. Mais pour Sarah Blackwood, le monde demeurait enveloppé d'un voile de mystère et d'incertitude.
Assise sur le rebord de la fenêtre du salon, elle observait le jardin sauvage qui entourait la vieille maison victorienne. Des oiseaux sautillaient entre les herbes folles, insouciants et libres, inconscients du drame qui s'était joué en ces lieux quelques semaines plus tôt. Sarah les enviait. Vivre dans l'instant présent, sans le poids écrasant d'un passé qu'elle ne pouvait pas se rappeler mais dont elle ressentait constamment l'absence.
"Encore ces migraines ?" demanda M. Crowley en entrant dans la pièce, une tasse de thé fumant à la main.
Sarah porta instinctivement ses doigts à ses tempes, massant les points douloureux qui pulsaient comme des cœurs miniatures sous sa peau. "Elles sont de plus en plus fréquentes", admit-elle. "Et les rêves aussi."
Le vieil homme lui tendit la tasse, son visage ridé empreint d'inquiétude. "Veux-tu m'en parler ?"
Sarah hésita, prenant une gorgée du liquide chaud et réconfortant. Comment décrire ces rêves qui la hantaient chaque nuit ? Ces visions de miroirs brisés, de créatures aux visages tordus, et surtout, cette femme qui lui ressemblait trait pour trait mais dont les yeux brillaient d'une lueur malveillante ?
"C'est toujours la même chose", dit-elle finalement. "Je suis dans un labyrinthe de miroirs. Je cours, je cherche quelque chose... ou quelqu'un. Et puis je la vois. Cette femme qui a mon visage mais qui n'est pas moi. Elle me tend la main, comme si elle voulait m'aider, mais je sens que je ne dois pas la toucher. Que si je le fais, quelque chose de terrible se produira."
M. Crowley hocha lentement la tête, son regard perdu dans le vague. "Ce sont des fragments", murmura-t-il, plus pour lui-même que pour Sarah. "Des éclats de mémoire qui tentent de remonter à la surface."
"Mais vous m'avez dit que mes souvenirs étaient perdus à jamais", protesta Sarah. "Le prix du rituel, vous vous souvenez ?"
Le vieil homme lui offrit un sourire triste. "Le cerveau humain est un mystère, Sarah. Et le tien encore plus que la plupart. Tu as absorbé ton double cette nuit-là, intégré sa conscience à la tienne. Peut-être que certains souvenirs ont survécu, enfouis si profondément que même le rituel n'a pu les effacer complètement."
Sarah frissonna, malgré la chaleur du thé entre ses mains. L'idée que des fragments d'une entité maléfique puissent subsister en elle la terrifiait. Ces trois dernières semaines, M. Crowley lui avait raconté son histoire, expliqué qui elle était, ce qu'elle avait accompli. Mais ces récits lui semblaient aussi irréels qu'un conte de fées. Comment croire qu'elle, une jeune femme ordinaire à ses propres yeux, avait affronté un double démoniaque et sauvé le monde ?
"J'aimerais me souvenir", avoua-t-elle. "Pas seulement des événements, mais de qui j'étais. Je me sens... incomplète. Comme un puzzle dont il manquerait la moitié des pièces."
M. Crowley s'assit en face d'elle, ses yeux bleus délavés brillant d'une compassion infinie. "Je comprends, ma chère. Mais n'oublie pas que tu as fait un choix cette nuit-là. Un sacrifice volontaire, le plus noble qui soit."
Sarah détourna le regard, fixant à nouveau le jardin où les oiseaux avaient disparu, remplacés par l'ombre grandissante d'un nuage passant devant le soleil. "Un choix dont je ne me souviens pas", murmura-t-elle. "C'est comme si quelqu'un d'autre l'avait fait à ma place."
Le vieil homme ne répondit pas immédiatement, semblant peser ses mots. "Peut-être", dit-il enfin, "qu'il est temps d'essayer quelque chose de nouveau. Quelque chose qui pourrait t'aider à réconcilier ces deux parties de toi-même."
Sarah le regarda, intriguée malgré sa méfiance. "Quoi donc ?"
M. Crowley se leva, lui faisant signe de le suivre. "Viens avec moi."
Il la conduisit à travers la maison jusqu'à une porte qu'elle n'avait jamais remarquée auparavant. Ou peut-être l'avait-elle simplement évitée inconsciemment, guidée par une peur qu'elle ne comprenait pas.
"La cave", expliqua M. Crowley en sortant une clé ancienne de sa poche. "C'est là que ta grand-mère conservait ses objets les plus précieux... et les plus dangereux."
"Une cave? Je n'en ai jamais vu l'entrée," dit Sarah, surprise.
M. Crowley sourit tristement. "Elle est protégée par un enchantement d'ignorance. Tous ceux qui n'ont pas été spécifiquement autorisés à la voir passent devant sans jamais la remarquer. Ta grand-mère et moi avons renforcé ce sort après ton... accident. Nous craignions que si ton double prenait le contrôle, il ne cherche à accéder à ce qui y est contenu."
"Alors pourquoi me la montrer maintenant?"
"Parce que tu es prête. Tu as prouvé que tu contrôlais suffisamment ton double pour qu'il ne représente plus une menace immédiate."
La porte s'ouvrit dans un grincement sinistre, révélant un escalier plongeant dans l'obscurité. Une odeur de terre humide et d'herbes séchées montait des profondeurs, mêlée à quelque chose d'autre, quelque chose que Sarah ne pouvait nommer mais qui éveillait en elle un sentiment de familiarité troublant.
M. Crowley alluma une vieille lampe à huile, projetant des ombres dansantes sur les murs de pierre. "Fais attention aux marches", prévint-il en commençant à descendre. "Elles sont traîtresses."
Sarah le suivit, une main sur le mur moisi pour se guider. Chaque pas semblait la mener plus profondément non seulement dans les entrailles de la maison, mais aussi dans les recoins les plus sombres de son propre esprit. Des images fugaces traversaient sa conscience : une femme âgée aux yeux verts identiques aux siens, murmurant des incantations dans une langue oubliée ; un médaillon brillant dans l'obscurité ; un miroir dont la surface ondulait comme de l'eau agitée par le vent.
"Qu'est-ce que c'était ?" souffla Sarah, s'arrêtant net sur une marche. "Ces... images dans ma tête."
M. Crowley se tourna vers elle, la lumière de la lampe accentuant les rides profondes de son visage. "La maison se souvient, Sarah. Les murs, le sol, l'air lui-même... tout ici est imprégné de l'énergie des Blackwood. De ton énergie."
Ils atteignirent finalement le bas de l'escalier. La cave était plus vaste que Sarah ne l'aurait imaginé, s'étendant bien au-delà du cercle de lumière projeté par la lampe. Des étagères couvraient les murs, chargées de livres anciens, de bocaux contenant des substances non identifiables, et d'objets étranges dont la simple vue faisait frémir Sarah.
Mais ce qui attira immédiatement son attention fut une grande armoire en bois sombre au centre de la pièce. Sculptée de motifs complexes représentant des visages torturés et des créatures fantastiques, elle semblait vibrer d'une énergie propre, comme si quelque chose de vivant était emprisonné à l'intérieur.
"Qu'est-ce que c'est ?" demanda Sarah, sa voix à peine plus forte qu'un murmure.
M. Crowley posa la lampe sur une table proche avant de répondre. "C'est l'Armoire des Reflets. Ta grand-mère l'a créée pour contenir les fragments des miroirs les plus dangereux qu'elle a dû briser au cours de sa vie de gardienne."
Sarah s'approcha lentement, fascinée malgré sa peur instinctive. Ses doigts effleurèrent le bois sculpté, et une décharge électrique la traversa, la faisant reculer vivement.
"Elle t'a reconnue", dit doucement M. Crowley. "Elle sait qui tu es, même si toi, tu l'as oublié."
"Pourquoi m'avez-vous amenée ici ?" demanda Sarah, frottant ses doigts endoloris.
Le vieil homme sortit une autre clé de sa poche, celle-ci plus petite et délicate, faite d'un métal argenté qui semblait luire de sa propre lumière. "Parce que je pense que la réponse à tes questions se trouve là-dedans. Une partie de toi, de ton passé, de ton pouvoir, est enfermée dans ces fragments de miroir."
Sarah secoua vigoureusement la tête, reculant instinctivement. "Non. Non, je ne veux pas. Vous m'avez raconté ce qui s'est passé avec les miroirs, avec mon double. Je ne veux pas risquer de libérer quelque chose de dangereux."
M. Crowley s'approcha d'elle, posant une main rassurante sur son épaule. "Je comprends ta peur, Sarah. Mais tu n'es plus la même personne qu'avant. Tu as intégré ton double, accepté ta part d'ombre. Ces fragments ne peuvent plus te nuire."
"Comment pouvez-vous en être sûr ?" demanda-t-elle, la voix tremblante.
"Je ne peux pas", admit-il honnêtement. "Mais je crois en toi, Sarah Blackwood. J'ai vu ce dont tu es capable. Et je pense que tu as le droit de connaître ton histoire, même si tu ne peux pas la revivre."
Sarah ferma les yeux, essayant de calmer les battements frénétiques de son cœur. Une part d'elle voulait fuir cette cave, cette maison, tout ce passé mystérieux et effrayant. Mais une autre part, plus profonde, plus ancienne peut-être, était attirée par cette armoire, par les secrets qu'elle contenait.
"D'accord", dit-elle finalement, rouvrant les yeux avec une détermination nouvelle. "Montrez-moi."
M. Crowley hocha gravement la tête avant d'insérer la clé dans la serrure de l'armoire. Le mécanisme émit un clic sonore, suivi d'un soupir, comme si la structure elle-même exhalait un long souffle retenu.
Les portes s'ouvrirent lentement, révélant un intérieur tapissé de velours noir. Sur des étagères de bois sombre reposaient des dizaines de fragments de miroir de toutes tailles, chacun enfermé dans un petit écrin d'argent gravé de symboles complexes.
"Ce sont des sceaux de protection", expliqua M. Crowley. "Ils empêchent les entités piégées dans les fragments de communiquer entre elles ou d'influencer notre monde."
Sarah s'approcha prudemment, fascinée par les éclats de verre qui semblaient luire d'une lumière intérieure. "Il y en a tellement", murmura-t-elle.
"Chaque génération de Blackwood a ajouté les siens", dit M. Crowley. "Ces fragments contiennent non seulement des entités maléfiques, mais aussi des souvenirs, des connaissances, des pouvoirs que vos ancêtres ont jugé trop dangereux pour être conservés autrement."
Il fit une pause, semblant hésiter avant de continuer. "Et certains d'entre eux... certains d'entre eux contiennent des fragments de ton propre passé, Sarah."
La jeune femme se tourna vivement vers lui, les yeux écarquillés. "Que voulez-vous dire ?"
M. Crowley soupira profondément. "Ta grand-mère savait que ce jour viendrait. Elle savait que tu serais peut-être forcée de sacrifier tes souvenirs pour sceller définitivement le portail. Alors... elle a pris des précautions."
Il plongea sa main dans l'armoire, en retirant un fragment particulier, plus grand que les autres, monté dans un cadre d'argent orné de pierres bleues similaires à celle de la bague que Sarah portait toujours.
"Ceci", dit-il en lui tendant l'objet, "contient des souvenirs que ta grand-mère a extraits de ton esprit avant sa mort. Des moments précieux, des connaissances essentielles qu'elle voulait préserver pour toi."
Sarah fixa le fragment, hypnotisée par sa surface qui semblait onduler légèrement, comme si elle contenait un liquide plutôt que du verre solide. "Comment... comment puis-je y accéder ?"
"Le médaillon", répondit simplement M. Crowley. "C'est la clé de tous les miroirs Blackwood."
Sarah porta instinctivement la main à son cou, où le médaillon reposait contre sa peau. Elle ne l'avait jamais enlevé depuis son réveil, sentant confusément son importance même avant que M. Crowley ne lui explique son rôle et son histoire.
"Que dois-je faire ?" demanda-t-elle, la voix à peine audible.
"Tiens le fragment dans ta main gauche, le médaillon dans ta droite", instruisit le vieil homme. "Ferme les yeux et laisse ton instinct te guider."
Sarah obéit, prenant le fragment avec révérence. Il était étonnamment chaud au toucher, vibrant légèrement comme quelque chose de vivant. Elle serra le médaillon dans son autre main, sentant sa chaleur familière contre sa paume.
Elle ferma les yeux, essayant de vider son esprit comme M. Crowley le lui avait enseigné ces dernières semaines. Au début, rien ne se produisit. Puis, lentement, une chaleur commença à se répandre de ses mains vers le reste de son corps, comme si un courant d'énergie pure la traversait.
Des images commencèrent à défiler derrière ses paupières closes. Floues d'abord, puis de plus en plus nettes. Une petite fille aux longs cheveux noirs courant dans ce même jardin qu'elle observait plus tôt. Une femme âgée – sa grand-mère, comprit-elle – lui montrant comment tenir un pinceau, guidant sa main sur une toile. Un adolescent aux yeux bleus lui volant son premier baiser derrière le gymnase du lycée.
Des larmes coulèrent sur les joues de Sarah alors que ces souvenirs, ces précieux fragments de son passé, se déversaient dans son esprit comme une rivière longtemps contenue par un barrage qui céderait enfin.
Mais soudain, les images changèrent, devenant plus sombres, plus menaçantes. Un miroir dans un grenier, sa surface ondulant comme de l'eau agitée. Des yeux noirs, identiques aux siens mais emplis d'une malveillance pure. Un double maléfique tendant la main vers elle, l'attirant inexorablement vers le miroir.
Sarah laissa échapper un cri, lâchant brusquement le fragment qui tomba au sol sans se briser. Elle recula en titubant, le souffle court, les joues baignées de larmes.
"Sarah !" M. Crowley la rattrapa avant qu'elle ne tombe, la soutenant de ses bras frêles mais surprenamment forts. "Que s'est-il passé ? Qu'as-tu vu ?"
"Elle est toujours là", haleta Sarah, tremblant de tous ses membres. "Mon double. Une partie d'elle est toujours en moi. Je l'ai sentie, tapie dans un recoin de mon esprit, attendant son heure."
Le visage de M. Crowley pâlit. "C'est impossible", murmura-t-il. "Le rituel était censé fusionner vos essences, créer une entité unique et équilibrée."
"Eh bien, il a échoué", dit Sarah, sa voix soudain plus dure, plus froide. Elle se redressa, s'écartant de l'étreinte de M. Crowley. "Ou peut-être que c'était son plan depuis le début. Me faire croire que je l'avais vaincue pour mieux me posséder ensuite."
Elle fit quelques pas dans la cave, ses mouvements saccadés, presque mécaniques. M. Crowley l'observait, son inquiétude grandissant à chaque seconde.
"Sarah", dit-il doucement, s'approchant avec précaution. "Sarah, regarde-moi."
Elle se tourna vers lui, et le vieil homme eut un mouvement de recul. Ses yeux, habituellement d'un vert clair, étaient maintenant d'un noir d'encre, sans pupille ni blanc visible.
"Sarah n'est pas disponible pour le moment", dit-elle d'une voix qui n'était plus la sienne, un sourire cruel étirant ses lèvres. "Mais je serais ravie de lui transmettre un message."
M. Crowley recula encore, son dos heurtant l'armoire ouverte. "Tu n'es pas réelle", dit-il, sa voix tremblante malgré ses efforts pour rester calme. "Tu as été vaincue, absorbée. Tu n'existes plus en tant qu'entité séparée."
Le double éclata d'un rire qui n'avait rien d'humain, résonnant dans la cave comme le tintement de mille éclats de verre. "Oh, Nathaniel, toujours aussi naïf. Tu crois vraiment que votre petit rituel pouvait me détruire ? Moi qui existe depuis la nuit des temps, qui ai survécu à des générations de gardiennes Blackwood ?"
Elle s'approcha du vieil homme, ses mouvements soudain fluides, presque félins. "J'ai simplement attendu le moment propice. Me faisant toute petite dans un recoin de son esprit, me nourrissant de sa confusion, de son désespoir face à ce vide qu'est devenue sa vie."
M. Crowley serra les poings, une détermination farouche remplaçant sa peur initiale. "Je ne te laisserai pas la posséder. Pas après tout ce qu'elle a sacrifié."
Le double rit à nouveau, le son envoyant des frissons glacés le long de la colonne vertébrale du vieil homme. "Tu n'as pas le choix, Nathaniel. C'est déjà fait. Ce fragment de miroir que tu lui as si gentiment offert était exactement ce dont j'avais besoin pour prendre le contrôle. Un portail miniature, une porte d'entrée vers sa conscience."
M. Crowley jeta un regard au fragment tombé au sol, comprenant soudain son erreur catastrophique. Il n'aurait jamais dû permettre à Sarah de toucher ces objets, pas avant qu'elle ne soit pleinement rétablie, pleinement consciente de qui elle était.
"Tu ne gagneras pas", dit-il, gagnant du temps tout en cherchant désespérément une solution. "Sarah est plus forte que tu ne le crois. Elle t'a vaincu une fois, elle peut le refaire."
"Sarah est brisée", siffla le double, tournant autour de lui comme un prédateur encerclant sa proie. "Un vaisseau vide que je peux remplir à ma guise. Tout ce qu'elle était a été sacrifié sur l'autel de votre précieux rituel."
M. Crowley secouait la tête, refusant d'accepter cette réalité. "Non. Une partie d'elle a survécu. Une partie assez forte pour résister à ton influence."
Le double s'arrêta, inclinant la tête comme pour écouter quelque chose que lui seul pouvait entendre. Un froncement de sourcils passa fugitivement sur son visage.
"Elle se bat", admit-il, une note de surprise dans sa voix. "Intéressant. Peut-être que ce corps est plus résistant que je ne le pensais."
M. Crowley saisit cette opportunité. "Sarah !" appela-t-il, espérant atteindre la véritable conscience de la jeune femme, enfouie quelque part sous l'influence du double. "Sarah, tu peux le combattre ! Souviens-toi de qui tu es, de ce que tu as accompli !"
Les yeux du double vacillèrent un instant, le noir d'encre laissant brièvement place au vert familier. "M. Crowley ?" La voix de Sarah, faible et confuse, perça un instant avant de disparaître à nouveau sous le rire cruel de l'entité.
"Pathétique", cracha le double. "Elle est trop faible, trop fragmentée pour maintenir le contrôle plus de quelques secondes."
Mais M. Crowley avait vu une lueur d'espoir. Sarah était toujours là, quelque part, luttant pour reprendre le contrôle de son propre corps.
"Le médaillon", dit-il, fixant le bijou qui pendait toujours au cou de Sarah. "Utilise-le. C'est ta force, ton héritage. Il peut t'aider à repousser cette entité."
À nouveau, une brève lueur de conscience traversa les yeux du double. La main de Sarah se leva lentement, tremblante, comme si chaque mouvement lui coûtait un effort surhumain. Ses doigts se refermèrent sur le médaillon, le serrant jusqu'à ce que les bords métalliques s'enfoncent dans sa peau, laissant des marques rouges.
"Non !" hurla le double, la voix déformée par la rage et la peur. "Lâche ça !"
Son corps tout entier commença à convulser, comme secoué par une force invisible. Elle tomba à genoux, le médaillon brillant maintenant d'une lumière bleue aveuglante entre ses doigts crispés.
M. Crowley observait, impuissant, ce combat intérieur qui se déroulait devant lui. Il voulait aider, mais savait qu'il ne pouvait rien faire. Cette bataille se livrait dans un royaume auquel il n'avait pas accès, un champ de bataille mental où Sarah devait affronter seule son propre reflet maléfique.
"Tu peux le faire, Sarah", murmura-t-il, une prière plus qu'un encouragement. "Tu es une Blackwood. Une gardienne. Ton sang porte la mémoire de toutes celles qui t'ont précédée."
Un cri déchirant s'échappa de la gorge de Sarah, un son qui semblait venir des profondeurs mêmes de son âme. Une onde de choc en jaillit, si puissante qu'elle envoya M. Crowley percuter le mur derrière lui. Des bocaux tombèrent des étagères, se brisant au sol et répandant leurs contenus mystérieux. Des livres s'envolèrent comme des oiseaux effarouchés, leurs pages arrachées tourbillonnant dans l'air.
Puis, aussi soudainement qu'elle avait commencé, la tempête cessa. Sarah s'effondra sur le sol, immobile comme une marionnette dont on aurait coupé les fils.
M. Crowley se précipita vers elle, ignorant la douleur lancinante dans son dos et ses jambes âgées. Il s'agenouilla à ses côtés, cherchant son pouls, soulagé de le trouver, faible mais régulier.
"Sarah ?" appela-t-il doucement, écartant les mèches de cheveux noirs qui couvraient son visage pâle. "Sarah, peux-tu m'entendre ?"
Lentement, très lentement, ses paupières s'ouvrirent. M. Crowley retint son souffle, craignant de voir à nouveau le noir d'encre du double. Mais les yeux qui le regardaient étaient verts, d'un vert clair et lumineux comme des feuilles de printemps baignées de soleil.
"M. Crowley", murmura-t-elle, sa voix à peine audible. "Je l'ai vue. J'ai vu ce qu'elle voulait faire."
Le vieil homme l'aida à s'asseoir, soutenant son dos fragile. "Elle est partie maintenant", dit-il, espérant de tout cœur que c'était vrai. "Tu l'as vaincue."
Sarah secoua faiblement la tête. "Non. Pas vaincue. Contenue. Elle est toujours là, quelque part en moi. Mais j'ai compris quelque chose d'important."
Elle porta une main tremblante à son médaillon, qui brillait encore faiblement. "Ces fragments de miroir... ils ne contiennent pas seulement des souvenirs ou des entités. Ils contiennent des vérités. Des vérités que j'avais oubliées."
"Quelles vérités ?" demanda doucement M. Crowley.
Sarah leva les yeux vers lui, un sourire fragile mais déterminé éclairant son visage épuisé. "Que je ne suis pas incomplète. Que le sacrifice que j'ai fait n'était pas vain. Que chaque fragment de moi qui a été perdu a servi à sauver quelque chose de plus grand, de plus important."
Elle se leva lentement, refusant l'aide de M. Crowley, tenant à se tenir debout par ses propres forces. "Je me souviens maintenant, pas de tout, mais de l'essentiel. Je me souviens de qui je suis, de ce que signifie être une gardienne."
M. Crowley la regardait avec un mélange d'admiration et d'inquiétude. "Et ton double ? Tu dis qu'il est toujours en toi."
Sarah hocha la tête, son regard se perdant un instant dans le vague. "Il le sera toujours. C'est une partie de moi que je ne peux pas nier, que je ne veux plus nier. Mais maintenant, je comprends comment la contenir, comment utiliser sa force sans succomber à sa malveillance."
Elle s'approcha de l'armoire des reflets, observant les fragments qui y étaient encore rangés. "Ces miroirs... ils sont comme moi. Brisés mais pas détruits. Fragmentés mais pas inutiles."
D'un geste décidé, elle referma les portes de l'armoire. "Je ne chercherai plus à retrouver ce que j'ai perdu. Ce qui est fait est fait. Mais je peux construire quelque chose de nouveau à partir de ces fragments, quelque chose de plus fort, de plus sage peut-être."
M. Crowley sentit ses yeux s'embuer de larmes. Dans ce moment de clarté, Sarah lui rappelait tellement Eleonor, avec cette même détermination tranquille, cette acceptation sereine de son destin compliqué.
"Que vas-tu faire maintenant ?" demanda-t-il.
Sarah se tourna vers lui, son visage illuminé par une résolution nouvelle. "Apprendre. Grandir. Devenir la gardienne que je suis censée être. Ce n'est pas parce que le portail principal est scellé que notre travail est terminé. Il y aura toujours des reflets cherchant à s'échapper, toujours des entités tentant de traverser."
Elle s'approcha du vieil homme, lui prenant les mains avec une affection non feinte. "Et j'aurai besoin de vous, M. Crowley. De votre sagesse, de vos connaissances. De votre amitié."
Le vieil homme serra ses mains en retour, incapable de parler tant l'émotion l'étreignait. Cette jeune femme avait tout perdu et pourtant, elle trouvait encore la force de continuer, de se reconstruire, de protéger un monde qui ne saurait jamais ce qu'elle avait sacrifié pour lui.
"Je serai là", promit-il finalement. "Aussi longtemps que tu auras besoin de moi."
Sarah sourit, un sourire qui atteignait enfin ses yeux. "Alors commençons. Nous avons beaucoup à faire."
Ensemble, ils quittèrent la cave, laissant derrière eux l'armoire des reflets et ses secrets. Dehors, le soleil avait percé les nuages, inondant le jardin sauvage d'une lumière dorée. Une nouvelle journée commençait, pleine de promesses et de défis.
Sarah Blackwood, héritière d'une lignée de gardiennes, fragile et forte à la fois, franchit le seuil de la maison, prête à embrasser son destin fragmenté. Car dans les éclats de ce qui avait été brisé, elle avait trouvé non pas la perfection d'un tout, mais la beauté unique et résiliente des morceaux qui, ensemble, formaient un nouveau chemin vers l'avenir
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