Résurgences
Deux mois s'étaient écoulés depuis l'incident dans la cave. L'été approchait à grands pas, transformant les jardins autrefois négligés de la maison Blackwood en une explosion de couleurs et de parfums. Sarah avait passé ces dernières semaines à les remettre en état, trouvant dans le travail physique une forme de méditation qui l'aidait à ordonner ses pensées, à apprivoiser cette nouvelle personne qu'elle était devenue.
Ce matin-là, agenouillée dans la terre humide, elle arrachait les mauvaises herbes autour d'un parterre de roses anciennes. Ses mains, autrefois douces et pâles, étaient maintenant calleuses et tachées de terre. Mais elle ne s'en souciait guère. Ces marques étaient les témoins de sa nouvelle vie, de sa renaissance.
Le médaillon contre sa poitrine émit soudain une chaleur inhabituelle. Sarah se figea, tous ses sens en alerte. Depuis cette nuit dans la cave, elle avait appris à reconnaître les signaux du bijou ancestral. Cette chaleur particulière ne présageait rien de bon.
Se relevant lentement, elle balaya du regard le jardin paisible. Rien ne semblait anormal. Les oiseaux chantaient dans les arbres, les abeilles bourdonnaient autour des fleurs nouvellement écloses. Et pourtant...
Un mouvement à la périphérie de sa vision attira son attention. Là, près de la fontaine en pierre couverte de mousse, l'air semblait onduler, comme la surface d'un étang troublée par une pierre.
"Pas maintenant", murmura Sarah, dépoussiérant machinalement son jean taché de terre. "Pas ici."
Depuis sa confrontation avec son double, le voile entre les mondes s'était considérablement renforcé. Mais parfois, dans des endroits chargés d'énergie comme cette maison centenaire, de petites failles apparaissaient. Des fissures temporaires permettant à des fragments du monde des reflets de s'infiltrer dans la réalité.
Sarah s'approcha prudemment de la fontaine, le médaillon serré dans sa main comme un talisman. L'ondulation de l'air s'intensifia, prenant une teinte argentée, presque métallique. Et dans cette distorsion, des visages commencèrent à apparaître. Des visages déformés, aux yeux vides et aux sourires figés.
"Gardienne..." Un murmure collectif s'éleva de la faille, un son qui n'était pas vraiment une voix mais plutôt une impression directement projetée dans son esprit. "Laisse-nous entrer..."
Sarah secoua fermement la tête. "Vous n'êtes pas les bienvenus ici", dit-elle, sa voix calme mais implacable. "Retournez d'où vous venez."
Les visages se tordirent en expressions de rage et de frustration. "Tu ne peux pas nous rejeter éternellement", sifflèrent-ils. "Nous sommes une partie de ce monde, tout comme toi."
"Vous êtes des parasites", répliqua Sarah, levant le médaillon devant elle. "Des ombres cherchant à voler la lumière des autres."
Elle ferma les yeux, se concentrant sur le pouvoir qui coulait en elle. M. Crowley lui avait enseigné des techniques anciennes pour canaliser son énergie, pour renforcer les barrières entre les mondes. Mais ces exercices étaient épuisants, drainant sa force vitale.
Le médaillon s'illumina, projetant un rayon de lumière bleue qui frappa directement la faille. Les visages hurlèrent, un son qui fit frissonner Sarah jusqu'à la moelle. Mais elle tint bon, maintenant le flux d'énergie jusqu'à ce que l'ondulation de l'air se résorbe complètement, emportant avec elle les entités reflets.
Lorsqu'elle rouvrit les yeux, le jardin était à nouveau paisible, comme si rien ne s'était passé. Seul un cercle d'herbe brûlée près de la fontaine témoignait de l'incident.
Sarah chancela, soudain épuisée. Ces interventions lui coûtaient de plus en plus cher. Elle sentait quelque chose en elle s'étioler à chaque fois, comme si une partie de son essence s'échappait avec l'énergie qu'elle projetait.
"Tu ne devrais pas faire ça toute seule."
Sarah se retourna vivement. M. Crowley se tenait à quelques mètres, un plateau portant deux tasses de thé fumant entre les mains. Son visage exprimait une inquiétude qu'il ne cherchait pas à dissimuler.
"Je n'avais pas le choix", dit-elle, se laissant tomber sur le banc en pierre près de la fontaine. "Ils deviennent plus audacieux, plus forts."
Le vieil homme s'assit à côté d'elle, lui tendant une tasse qu'elle accepta avec gratitude. La chaleur de la porcelaine entre ses doigts glacés était réconfortante.
"Les failles sont de plus en plus fréquentes", admit-il, sirotant son propre thé. "Le sceau que tu as créé pendant l'éclipse tient bon pour le portail principal, mais les frontières entre les mondes restent fragilisées."
Sarah hocha la tête, observant les volutes de vapeur s'élevant de sa tasse. "Je le sens. C'est comme si... comme si le tissu même de la réalité s'effilochait par endroits."
Un silence s'installa entre eux, lourd de non-dits et d'inquiétudes partagées. Sarah savait que M. Crowley lui cachait quelque chose. Depuis quelques jours, elle l'avait surpris plusieurs fois en train de consulter des ouvrages anciens dans la bibliothèque, son visage de plus en plus sombre à mesure que ses recherches avançaient.
"Dites-moi la vérité", dit-elle finalement, posant sa tasse sur le plateau. "Qu'avez-vous découvert ?"
Le vieil homme soupira profondément, passant une main fatiguée sur son visage. "Tu as toujours été trop perspicace pour ton propre bien, même avant... tout ça."
Il hésita encore un moment, semblant peser ses mots. "Il y a eu des... incidents. Pas seulement ici, mais partout dans le monde. Des phénomènes inexplicables, des disparitions, des cas de possessions apparentes."
Sarah sentit un frisson parcourir son échine. "Les entités reflets..."
"Oui", confirma M. Crowley. "Je pense que certaines ont réussi à s'échapper avant que tu ne scelles le portail principal. Et maintenant, elles cherchent à créer de nouvelles brèches, des portails secondaires pour permettre à d'autres de les rejoindre."
"Mais c'est impossible", protesta Sarah. "Le rituel était censé renvoyer toutes les entités de l'autre côté."
M. Crowley secoua tristement la tête. "Le rituel a fait ce qu'il était supposé faire : sceller le portail principal et empêcher une invasion massive. Mais il semble que quelques entités particulièrement puissantes aient réussi à se cacher, à s'accrocher à notre réalité."
Sarah se leva brusquement, faisant les cent pas devant la fontaine. "Alors tout ce que j'ai sacrifié... tous mes souvenirs, mon identité... c'était pour rien ?"
"Pas pour rien", corrigea doucement M. Crowley. "Tu as empêché l'apocalypse, Sarah. Sans ton sacrifice, notre monde serait déjà submergé par les entités reflets. Ce à quoi nous faisons face maintenant n'est qu'un problème résiduel, une... résurgence."
Le mot résonna étrangement aux oreilles de Sarah. Résurgence. Comme son double, qui n'avait jamais vraiment disparu mais attendait son heure, tapi dans un recoin de son esprit.
"Où ?" demanda-t-elle, son ton soudain professionnel, pragmatique. "Où ont eu lieu ces incidents ?"
M. Crowley sortit une carte pliée de la poche de sa veste. "J'ai marqué tous les cas rapportés ces derniers mois", dit-il en la dépliant sur le banc.
Sarah se pencha au-dessus de la carte, observant les points rouges que le vieil homme avait soigneusement tracés. Ils formaient un motif, réalisa-t-elle avec un frisson. Pas aléatoire, mais délibéré.
"Un pentagramme inversé", murmura-t-elle, traçant du doigt les lignes invisibles qui reliaient les incidents. "Ils suivent un schéma rituel."
M. Crowley hocha gravement la tête. "Les cinq pointes correspondent à des lieux de grande puissance occulte. Des carrefours entre les dimensions, si tu préfères."
"Et le centre ?" demanda Sarah, désignant le point qui se trouvait au milieu du pentagramme.
Le vieil homme hésita avant de répondre. "C'est là que se produira la convergence, si nous ne les arrêtons pas. C'est là qu'ils tenteront d'ouvrir un nouveau portail principal."
Sarah fixa le point central de la carte, un sentiment de fatalité l'envahissant. "Millbrook", murmura-t-elle. "Ils reviennent ici."
"C'est logique", dit doucement M. Crowley. "C'est un lieu de pouvoir, un point d'ancrage pour ta famille depuis des générations. Et surtout..."
"C'est là que se trouve le miroir brisé", compléta Sarah. "Ou du moins, ses fragments."
Elle se redressa, une détermination nouvelle illuminant son regard. "Quand ? Quand la convergence aura-t-elle lieu ?"
M. Crowley consulta sa montre de poche, un geste anachronique qui, en d'autres circonstances, aurait fait sourire Sarah. "D'après mes calculs, dans exactement trois jours. Lors de la nouvelle lune."
"Alors nous avons trois jours pour nous préparer", dit Sarah, son esprit déjà en ébullition, élaborant stratégies et plans d'action.
"Pas 'nous'", corrigea M. Crowley, se levant avec difficulté, ses vieilles articulations protestant audiblement. "Toi. Je suis trop vieux pour ce genre de combat, Sarah. Je peux te conseiller, t'enseigner, mais quand viendra le moment d'agir..."
Sarah posa une main sur son bras, un geste à la fois affectueux et rassurant. "Je comprends. Et je ne vous demanderais jamais de risquer votre vie. Mais j'aurai besoin de toutes vos connaissances, de toute votre sagesse."
Le vieil homme couvrit sa main de la sienne, ses yeux bleus délavés brillant d'une émotion contenue. "Tu les auras. Tout ce que je sais, tout ce que j'ai, est à ton service."
Ils rentrèrent ensemble dans la maison, un sentiment d'urgence teintant leurs pas. Trois jours. Trois jours pour se préparer à affronter une menace dont ils ne connaissaient pas encore l'ampleur.
Dans le hall d'entrée, Sarah s'arrêta devant un miroir, observant son reflet avec une attention nouvelle. Depuis l'incident dans la cave, elle avait évité de se regarder trop longtemps, craignant de voir les yeux noirs de son double la fixer en retour.
Mais aujourd'hui, elle affronta résolument son image. Son visage lui semblait différent, plus mature peut-être, marqué par les épreuves des derniers mois. Ses yeux verts brillaient d'une détermination froide, d'une force qu'elle ne se connaissait pas auparavant.
"Je suis prête", murmura-t-elle à son reflet, comme un défi lancé aux entités qui cherchaient à envahir son monde. "Cette fois, je ne reculerai pas."
Et au plus profond de son esprit, elle sentit son double s'agiter, à la fois menace et promesse d'une puissance qu'elle n'avait pas encore pleinement embrassée.
Les trois jours suivants passèrent dans un tourbillon de préparatifs frénétiques. Sarah et M. Crowley transformèrent le salon en quartier général, couvrant les murs de cartes, de diagrammes et de notes. Des ouvrages anciens s'empilaient sur toutes les surfaces disponibles, certains dans des langues que Sarah ne reconnaissait pas mais que le vieux bibliothécaire traduisait patiemment.
Ils identifièrent les cinq points du pentagramme : une vieille église abandonnée à l'extérieur de la ville, le cimetière historique où reposaient les générations de Blackwood, un carrefour à la sortie est de Millbrook réputé pour ses apparitions fantomatiques, une grotte dans les collines environnantes où des rituels païens avaient été pratiqués des siècles auparavant, et enfin, la bibliothèque municipale elle-même, bâtie sur les ruines d'un ancien temple.
"Les entités ont choisi ces lieux avec soin", expliqua M. Crowley, marquant chaque point d'une croix sur la carte de Millbrook étalée sur la table du salon. "Ce sont des points de convergence naturels entre les dimensions, des endroits où le voile entre les mondes est naturellement plus mince."
Sarah hocha la tête, assimilant ces informations. "Et au centre, ma maison. Le lieu où le miroir principal a été brisé."
"Exactement", confirma le vieil homme. "Ils veulent recréer un portail à l'endroit même où l'ancien a été détruit. C'est... poétique, d'une certaine façon."
"Mais comment comptent-ils s'y prendre ?" demanda Sarah, perplexe. "Le miroir a été complètement détruit."
M. Crowley sortit un livre ancien de la pile à côté de lui, l'ouvrant à une page marquée d'un signet. "Selon ce texte, ils n'ont pas besoin du miroir physique. Juste de son énergie résiduelle, qui imprègne encore les lieux. Et de ceci..."
Il pointa du doigt une illustration montrant un médaillon identique à celui que Sarah portait autour du cou.
"Mon médaillon ?" demanda-t-elle, touchant instinctivement le bijou. "Mais pourquoi...?"
"Pas le tien spécifiquement", corrigea M. Crowley. "Mais un médaillon de gardienne. C'est à la fois une clé et un sceau pour les portails entre les mondes. Les entités ont besoin d'un tel artefact pour stabiliser leur nouveau portail."
Un frisson glacé parcourut l'échine de Sarah. "Alors elles vont venir pour moi. Pour mon médaillon."
"C'est ce que je crains", admit le vieil homme. "Mais nous pouvons utiliser cette information à notre avantage. Si nous savons ce qu'elles cherchent..."
"Nous pouvons leur tendre un piège", compléta Sarah, son esprit tactique s'éveillant. Une partie d'elle-même, peut-être celle qui avait absorbé son double, semblait prendre plaisir à cette perspective d'affrontement, de combat.
Sarah avait passé ses matinées à étudier les grimoires que M. Crowley lui apportait, apprenant des incantations anciennes, des techniques de combat mystique, des moyens de renforcer ses défenses mentales contre les possessions.
Les après-midis avaient été consacrés à la préparation physique des lieux. Ils installèrent des protections magiques autour de la maison, des barrières invisibles mais puissantes qui alerteraient Sarah de toute présence surnaturelle s'approchant.
Le soir du troisième jour arriva avec une lenteur exaspérante. La nouvelle lune plongeait Millbrook dans une obscurité presque totale, à peine atténuée par les lampadaires des rues désertes. Un silence inquiétant s'était abattu sur la ville, comme si les habitants eux-mêmes sentaient instinctivement qu'il valait mieux rester à l'abri cette nuit-là.
Dans le salon transformé en forteresse mystique, Sarah finissait de se préparer. Elle avait revêtu une tenue sombre et pratique : jean noir, bottes robustes, veste en cuir souple. Le médaillon brillait faiblement contre sa poitrine, semblant pulser au rythme de son cœur accéléré.
M. Crowley lui tendait divers objets qu'elle glissait dans les poches de sa veste : des petits sachets d'herbes protectrices, des fioles contenant des liquides aux propriétés mystiques, une dague au manche d'ivoire gravé de symboles anciens.
"Tu es sûre de vouloir faire ça ?" demanda-t-il pour la énième fois, son visage creusé par l'inquiétude. "Nous pourrions essayer d'autres méthodes, contacter d'autres praticiens..."
"Il n'y a pas le temps", coupa doucement Sarah. "Et vous savez aussi bien que moi que je suis la seule à pouvoir faire face à cette menace. C'est mon héritage, ma responsabilité."
Le vieil homme soupira, sachant qu'elle avait raison mais détestant devoir l'admettre. "Sois prudente, alors. Ne prends pas de risques inutiles."
Sarah sourit, touchée par son inquiétude paternelle. "Je reviendrai, M. Crowley. Je vous le promets."
Elle consulta sa montre. Minuit approchait, l'heure où la convergence devait atteindre son apogée. Il était temps de mettre leur plan à exécution.
"Souvenez-vous", dit-elle en se dirigeant vers la porte, "quoi qu'il arrive, ne quittez pas le cercle de protection. Ces entités feraient n'importe quoi pour vous atteindre, pour m'atteindre à travers vous."
M. Crowley hocha solennellement la tête, serrant dans sa main un petit talisman qu'il avait préparé pour sa propre protection. "Bonne chance, Sarah Blackwood. Que les anciennes gardiennes veillent sur toi."
Sarah sortit dans la nuit, le médaillon serré dans sa paume comme une promesse, un serment. L'air était étrangement immobile, chargé d'électricité statique qui faisait se dresser les cheveux sur sa nuque. Pas un souffle de vent, pas un chant d'oiseau nocturne. Comme si le monde entier retenait son souffle.
Elle se dirigea d'abord vers le premier point du pentagramme : l'église abandonnée. Le bâtiment se dressait, sinistre silhouette contre le ciel sans lune, ses vitraux brisés ressemblant à des yeux vides fixant l'obscurité.
Dès qu'elle franchit le portail rouillé du cimetière attenant, Sarah le sentit. Une présence, ou plutôt des présences, qui l'observaient depuis les ombres. Son médaillon chauffait contre sa peau, l'avertissant du danger imminent.
"Je sais que vous êtes là", dit-elle d'une voix forte, s'arrêtant au milieu de l'allée principale. "Montrez-vous."
Un rire, à peine plus fort qu'un murmure, s'éleva autour d'elle. Puis un autre, et encore un autre, jusqu'à ce que l'air soit empli d'un chœur de ricanements sinistres.
Des silhouettes commencèrent à émerger de l'obscurité. Des formes vaguement humaines, mais dont les contours semblaient flous, instables, comme des images mal réglées sur un vieux téléviseur. Leurs yeux, en revanche, étaient d'une netteté terrifiante : des orbes argentés, brillant d'une lueur froide et inhumaine.
"Sarah Blackwood", dit l'une des entités, sa voix un étrange mélange de plusieurs tons et timbres. "La dernière gardienne. Nous t'attendions."
Sarah resta immobile, refusant de montrer la peur qui lui nouait l'estomac. "Et je vous attendais aussi", répondit-elle, son ton calme et assuré malgré la tension qui faisait trembler ses membres. "Vous ne réussirez pas, vous savez. D'autres ont essayé avant vous, et tous ont échoué."
Les entités s'approchèrent, formant un cercle autour d'elle. Leurs mouvements étaient saccadés, comme si elles n'étaient pas tout à fait habituées à exister dans cette réalité, dans ces trois dimensions.
"Les autres n'avaient pas notre nombre, notre puissance", répliqua l'entité qui semblait être leur porte-parole. "Et ils n'avaient pas ceci..."
Elle tendit ce qui ressemblait à une main, mais qui s'étirait et se reformait constamment, comme de la fumée animée d'une volonté propre. Entre ses "doigts" flottait un objet qui fit se glacer le sang de Sarah : un médaillon, identique au sien en tout point.
"Impossible", souffla-t-elle. "Il n'existe qu'un seul médaillon de gardienne à chaque génération."
Le rire de l'entité était comme du verre brisé sous des pieds nus, tranchant et douloureux. "Tu crois connaître tous les secrets de ta lignée, petite gardienne ? Il y a tant de choses que tu ignores encore."
L'entité fit un geste, et le médaillon qu'elle tenait s'illumina d'une lueur rougeâtre, malsaine, si différente de la lumière bleue pure que dégageait celui de Sarah.
"Ce médaillon a appartenu à une Blackwood qui a choisi un chemin différent", expliqua l'entité avec une satisfaction évidente. "Une qui a embrassé son reflet au lieu de le combattre. Qui a compris que la véritable puissance vient de l'acceptation totale du chaos, pas de sa négation."
Sarah sentit son cœur s'accélérer. Une renégate ? Dans sa propre famille ? Cette révélation ébranlait tout ce qu'elle croyait savoir sur son héritage, sur sa mission.
"Vous mentez", dit-elle, mais sans grande conviction. "C'est un piège, une illusion."
"Pourquoi mentirions-nous quand la vérité est bien plus délicieuse ?" répondit l'entité. "Demande à ton précieux M. Crowley. Demande-lui qui était Evelyn Blackwood, et ce qu'elle a fait il y a soixante-dix ans."
Sarah tenta de masquer sa surprise en entendant ce nom. Evelyn. Sa grand-tante, la sœur cadette de sa grand-mère, dont on ne parlait jamais dans la famille. Une femme dont l'existence même semblait avoir été effacée des mémoires et des albums photos.
L'entité ricana, sentant sa confusion. "Ah, tu commences à comprendre. Oui, Evelyn était comme toi. Une gardienne en devenir. Mais contrairement à toi, elle a vu la vérité. Que ce combat entre les mondes était inutile, qu'une fusion était inévitable... et souhaitable."
Les autres entités s'approchèrent davantage, leurs formes ondulant comme des vagues de chaleur au-dessus de l'asphalte en été. Sarah pouvait presque sentir leur faim, leur désir impérieux de s'approprier son médaillon, de compléter leur rituel.
"Et maintenant, Sarah Blackwood", continua l'entité principale, "tu vas nous donner ce qui nous appartient. Le médaillon légitime, celui qui, combiné avec son jumeau corrompu, ouvrira une brèche permanente entre nos mondes."
Sarah recula d'un pas, ses doigts se refermant instinctivement sur le manche de la dague dans sa poche. "Jamais", dit-elle, sa voix à peine plus qu'un murmure mais chargée d'une détermination inflexible.
L'entité soupira, un son qui ressemblait au vent s'engouffrant dans les branches mortes d'un arbre en hiver. "Nous nous attendions à cette réponse. C'est pourquoi nous avons prévu... une incitation."
Elle fit un geste, et l'air au centre de leur cercle se troubla. Une image apparut, si réelle que Sarah faillit tendre la main pour la toucher. M. Crowley, dans le salon de la maison Blackwood, assis au centre du cercle de protection qu'ils avaient tracé ensemble. Mais quelque chose n'allait pas. Son visage était pâle, ses traits tirés comme par une douleur intense. Et ses yeux... ses yeux habituellement si bleus et vifs étaient maintenant d'un blanc laiteux, comme recouverts d'une pellicule opaque.
"Qu'est-ce que vous lui avez fait ?" demanda Sarah, la panique faisant trembler sa voix malgré tous ses efforts pour rester calme.
"Rien... encore", répondit l'entité. "Mais comme tu peux le voir, ton cercle de protection n'est pas aussi efficace que vous le pensiez. Nous avons des... alliés dans votre monde. Des humains qui, comme Evelyn avant eux, comprennent que la séparation entre nos réalités est une aberration."
Sarah sentit la rage monter en elle, une fureur brûlante qui consumait toute peur. Ces créatures menaçaient M. Crowley, la seule personne qui l'avait soutenue, guidée depuis sa renaissance.
"Si vous lui faites du mal", dit-elle, sa voix dangereusement basse, "je vous détruirai. Tous. Un par un."
Les entités ricanèrent à nouveau, mais cette fois avec une note d'incertitude. Quelque chose dans le ton de Sarah, dans la façon dont ses yeux verts brillaient soudain d'une lueur presque surnaturelle, les rendait méfiantes.
"Tu n'es pas en position de faire des menaces, gardienne", dit l'entité principale, mais son assurance précédente semblait légèrement ébranlée. "Donne-nous le médaillon, et ton vieil ami vivra. Refuse, et nous le ferons souffrir d'une manière que tu ne peux même pas imaginer."
Sarah ferma les yeux un bref instant, cherchant au plus profond d'elle-même la force nécessaire pour affronter cette situation impossible. Et c'est alors qu'elle la sentit. Cette présence en elle, cette part d'ombre qu'elle avait tenté de contenir, de contrôler depuis l'incident dans la cave.
Laisse-moi t'aider, murmura la voix de son double dans son esprit. Laisse-moi te montrer comment les vaincre.
Sarah hésita. Faire appel à cette partie d'elle-même était risqué. Qui pouvait dire si, une fois libérée, elle accepterait de retourner dans l'ombre ? Si elle ne profiterait pas de cette opportunité pour prendre le contrôle total ?
Mais avait-elle vraiment le choix ? M. Crowley était en danger imminent. Et ces entités, avec leur médaillon corrompu, représentaient une menace que Sarah doutait de pouvoir affronter seule, avec ses pouvoirs encore mal maîtrisés.
D'accord, pensa-t-elle, s'adressant à son double intérieur. Montre-moi.
Un rire de pure satisfaction résonna dans son esprit. Enfin! exulta le double. Ouvre-toi à moi, Sarah. Laisse-moi te montrer ce que signifie être vraiment une Blackwood.
Sarah sentit une vague de chaleur se répandre dans tout son corps, comme si un barrage intérieur venait de céder. Des souvenirs qui n'étaient pas les siens – ou peut-être si, mais oubliés lors du rituel – affluèrent dans son esprit. Des connaissances anciennes, des techniques de combat mystique, des incantations dans des langues plus vieilles que l'humanité elle-même.
Et avec ces connaissances vint la puissance. Une énergie brute, primitive, qui faisait vibrer chaque cellule de son corps.
Lorsqu'elle rouvrit les yeux, les entités reculèrent instinctivement. Car ce n'étaient plus les yeux de Sarah Blackwood qui les fixaient. Ou plutôt, pas uniquement. Ses iris vertes étaient maintenant striés de noir, deux couleurs tourbillonnant l'une autour de l'autre comme dans une danse macabre.
"Vous avez fait une grave erreur", dit Sarah, mais sa voix aussi avait changé, devenue plus profonde, plus ancienne d'une certaine façon. "Vous avez menacé quelqu'un que j'aime."
D'un geste fluide, elle sortit la dague de sa poche. La lame s'illumina d'une lueur qui n'était ni tout à fait bleue ni tout à fait noire, mais un mélange des deux, pulsant au rythme du médaillon contre sa poitrine.
"Maintenant", continua-t-elle, un sourire inquiétant étirant ses lèvres, "voyons qui de nous est vraiment prêt pour cette confrontation."
Et sur ces mots, Sarah Blackwood – ou la créature hybride qu'elle était devenue en fusionnant pleinement avec son double – s'élança vers les entités, la dague traçant des arcs mortels dans la nuit sans lune de Millbrook.
Annotations
Versions