Je m'installai au piano et commençai à jouer l'intro musicale. Un silence monacal se fit. Je sentais son regard posé sur moi. J'étais concentré, n'osais pas lever les yeux. Je n'attendais que sa voix pour savoir si la corde émotive de l'auditoire allait vibrer autant que la mienne.

Après un premier vibrato qui fit frissonner le public, elle entama la chanson :

" Sèche tes pleurs, je ne partirai pas ; il m'en faudrait bien plus que ça

Pour tout détruire, anéantir, pas ça (…)"

Anna avait raison, sa voix était belle, puissante, mais surtout elle interprétait magnifiquement ces paroles de manière touchante. Elle vivait ce texte, ma musique.

"Pas sans toi, ce serai comme renier ma vie

Ce serait comme étouffer un cri,

Si j'ai tort, éloigne-toi, si tu m'aimes attends-moi (…)"

Oui je l'aimais et je l'attendais, mais elle ne le savait pas, pas encore.

Sur scène, elle était encore plus belle ; je ne baissai plus les yeux, je la regardai me chanter ces mots d'amour que je prenais pour moi.

"Sèche tes pleurs, on est tellement plus forts

Que toutes ces heures, tous ces remords,

On s'oubliait, on avait tort

Je t'aime encore si fort (…)

Sèche tes pleurs, refais moi ce sourire

Celui qui ne fait pas vieillir

Ni mon âme, ni mon corps

Je t'aime encore si fort…"

Assis à mon piano, j'étais encore loin d'imaginer la fin de ce texte si prémonitoire...

Elsa ferma les yeux lorsqu'elle souffla sa dernière phrase et se laissa bercer par les notes que caressaient mes doigts. Je concluais par l'épilogue musical quand la foule nous fit une standing ovation. Le public était conquis par l'émotion qu'elle dégageait et par la pureté de sa voix. Et moi aussi, j'étais conquis, bluffé même. Cette fille m'émerveillait et me surprenait de minute en minute. Devant son immense talent, je décidai de continuer le récital avec elle, sans hésiter à conserver les chansons à voix. Ce fut un vrai triomphe.

Autour du buffet servi après le spectacle, je l'abordai pour la remercier :

• Elsa, ton timbre est vraiment magnifique. Tu es loin d'être une vulgaire chanteuse de karaoké! Tu ne t'es jamais inscrite à des castings ?

• Je n'aime pas la télé-réalité. L'idée d'être filmée en permanence et de vivre sans aucune intimité me révulse.

• Pourtant, tu as plus de talent que ces pseudo-stars. Et puis, il n'y a pas que la télé-réalité pour faire carrière…

• Ca ne m'intéresse pas. De toute façon, je ne supporte pas d'être managée, je suis trop indépendante pour ça.

• Mais tu as un tel charisme ! C'est dommage de ne pas exploiter ce don…

• Ecoutez Patrick, c'est ma vie, et j'en fais ce que je veux, alors ne me bassinez pas avec vos conneries !
  

• Euh... Je disais ça juste comme ça, je n'avais aucune intention de m'immiscer dans quoi que ce soit...
  

• Je sais très bien que vous me dîtes tout ça pour mon bien, mais le star-système, ça ne me dit rien. D'ailleurs, vous qui vous débrouillez plutôt pas mal au piano, pourquoi n'avoir pas parcouru le monde pour vivre de votre musique ?

• Je l'ai fait à une époque, mais c'est incompatible avec une vie de famille.

• En tout cas, je dois vous reconnaître un mérite…

• Ah oui ? Et lequel ?

• Celui de m'avoir fait redécouvrir le piano. Moi qui croyais que c'était un instrument ringard pour musiques démodées, je trouve qu'il se prête plutôt bien à mon style, la variété française et les chansons à voix.

• Merci, mais ce fut un plaisir de t'accompagner !
  

• Il paraît que vous donnez des cours…

• Oui, dans la même école de musique qu'Anna. Je serais même ravi de t'enseigner mon art !

• On verra, peut-être…

• Tu sais, tu pourrais me tutoyer.

• Je sais oui…
  

Après un temps d'hésitation, elle reprit :

• Bon, il faut que je te laisse, je vois que mes parents sont sur le point de partir.

• On aura sans doute l'occasion de se revoir si tu suis les cours d'Anna…

• Non, cette année, je ne reprendrai pas de cours de chant.
  

Elle embrassa promptement  ma commissure en me chuchotant "à très bientôt peut-être…", j'eus envie de lui rendre son baiser mais elle s'était déjà éloignée de mon visage.

• Oups, je t'ai mis du gloss…
  

Elle effaça les traces avec ses doigts qu'elle avait préalablement humectés de sa langue :

• Il ne faudrait pas que ton épouse croie que tu aies passé la soirée en galante compagnie !
  

Elle avait deviné que j'étais marié. Mon alliance peut-être… Les femmes sont attentives à ces détails qui nous trahissent.

• Ce fut pourtant le cas…

• Ce serait l'alarmer pour rien.

• Vraiment ?

• Oui, vraiment. En tout cas rien qui en vaille la chandelle...
  

La conversation était pleine de non-dits. Avait-elle été séduite autant que je l'avais été ? Franchement, ce soir-là, j'aurais été bien incapable de répondre à cette question. Elle jouait tant de son charme et de sa féminité, jusqu'à immiscer le doute dans mon esprit, avec ambiguïté. Mais n'était-ce qu'un jeu de séduction auquel aime s'adonner les adolescentes pour tester leur emprise sur la gente masculine, ou était-ce plus que cela, bien plus que cela, une femme délicieuse qui usait de tous ses atouts pour m'attirer dans son lit ? Son départ m'attrista, et me soulagea aussi. Je n'avais plus à réfléchir à l'attitude que je devais adopter vis-à-vis d'elle. Pourtant, en partant, elle se retourna pour m'envoyer un baiser. Sur ses lèvres, je pus lire "ciao bello…". C'est cette image qui resta longtemps gravée dans mon esprit. A cet instant, je pensais que j'étais passé à côté de quelque chose de fort, d'intense, et que je ne la reverrais sans doute jamais. Jamais sans doute… J'avais tort de minimiser alors l'impact de cette rencontre, celle-là même qui me reviendrait plus tard en pleine face et conditionneraient ma vie d'après. Mon destin était déjà en marche. Elsa avait allumée la mèche de cette bombe qui allait exploser mon existence de faux-semblants.