Chapitre 46 - L'appât
Kamal s’éveilla près des deux corps endormis.
Il n'en revenait toujours pas d’avoir si facilement cédé à cette expérience. Certes, il y avait eu la promesse, mais ses barrières avaient fondu comme neige au soleil. Lui qui, peu de temps plus tôt, n’accordait pas la moindre attention aux instincts primitifs, comme il les surnommaient s’était vu dépucelé de force, avait partagé son lit avec sa bien-aimée et venait tout juste de profiter d’un moment d’extase à trois. Se transformait-il d’un coup en bête sauvage ?
Il eut la sensation que son esprit se scindait en deux : il ne pouvait être érudit et soumis aux pulsions de l’instinct. Pourtant, Kamal se sentait toujours lui-même, davantage encore depuis qu’il s’était ouvert puis offert à R’yline. Toutefois, sa raison jugeait les deux irrémédiablement incompatibles.
Le prince sentit la détente reçue par ce moment de partage menacer de voler en éclats. Plutôt que de gâcher son humeur, il préféra s’occuper l’esprit. N’était-il pas temps d’avoir une discussion sur la suite à venir avec la rébellion ? Depuis l’admission par le Conseil, il n’y avait plus eu de questions. Lui en avait, de nombreuses. Il ne doutait pas que la réciproque fût vraie.
Il se vêtit puis se hâta jusqu’à la porte du Conseil où il attrapa une large pierre gravée de deux visages Naïadiens, front contre front, à la chevelure d’eau flottant au vent. Il la déposa devant l’entrée du Conseil, ouvrit une petite boîte pourvue d’un bloc de papier, en retira un feuillet et inscrivit son nom avant de le coincer sous la roche. Puis il décida de patienter en lisant un traité d’avant l’invasion qu’il venait juste de commencer. Il réalisa que sa chambre était occupée, hors il ressentait le besoin de s’isoler. Il entra donc furtivement, attrapa l’ouvrage et s’installa près d’un bosquet.
Peu de temps après, une femme vint le chercher. Il reconnut la voix entendue lors du Conseil. Elle appartenait à une Naïadienne de petite taille, mais à la musculature prononcée, les cheveux coupés en bataille, très atypique pour le Peuple de l’Eau.
— Je suis Z’dya. Suis-moi, le Conseil t’attend.
— Merci.
Ils marchèrent en silence. Pas un mot ne fut échangé, même quand ils pénétrèrent le bâtiment et qu’elle lui désigna la même chaise rudimentaire que lors de sa première venue. Le cercle de six Naïadiens était de nouveau formé. Il savait pouvoir trouver V’gor, T’ludine, une femme rondelette à la voix maternelle et G’raume, un homme introverti au corps d’athlète. Où ? Impossible de le confirmer avec certitude dans cette ambiance feutrée et ses tenues cérémoniales qui les recouvraient d’un large manteau blanc doté d’une capuche qui couvrait presque tout le visage.
— Pourquoi avoir demandé audience au Conseil ? demanda V’gor dont il reconnut immédiatement le timbre.
— Pour envisager la suite et faire le point sur la situation à l’extérieur.
— On est toujours à vos trousses, mes réseaux ont orienté les recherches plus à l’Est.
— Merci. Vous n’avez pas demandé d’informations, pouvez-vous m’en exposer la raison ?
— Il fallait attendre le bon moment, pour vous, ainsi que pour nous. La confiance mutuelle est un préalable nécessaire à toute relation.
— Je… Vous avez raison. Je n’ai pas été habitué à ces manières plus… civilisées, proposa Kamal.
— Où vous rendiez-vous ?
— Chez les Eoles, demander hospitalité et protection.
— Auraient-ils pris le risque de s’opposer au roi Eflamme ?
— Le souverain Eole a reconnu ma valeur et je connais sa position plus que mitigée vis-à-vis de la guerre menée par mon père contre votre peuple. Avec les bons arguments, il aurait accepté.
— Quel atout possédez-vous pour prendre une décision aussi controversée ? Les idées ne suffisent pas à prendre le risque d’une guerre.
— J’ai permis de remettre à flot l’administration de nos terres et obtenu le paiement des taxes par les Terres d’Osany, sans effusion de sang. Il reste encore du travail, mais les résultats sont là. Mon père est… comment le qualifier… plus prompt à mettre une femme dans sa couche qu’à administrer son royaume. Et il a perdu son meilleur conseiller lors de l’invasion.
— Vous ne semblez pas douter de vous.
— Pas sur ce point. Je suis conscient de mes forces, comme de mes faiblesses.
— R’yline en est une ?
— Pourquoi cette question ?
Aucune réponse. Kamal n'hésita pas longtemps, il avait choisi de faire confiance et de dire la vérité, il était trop tard pour changer de voie.
— Oui.
— Merci de ta franchise.
— Vous avez parlé de confiance mutuelle.
— R’yline et toi pouvez servir de monnaie d’échange ? demanda V'gor de façon abrupte.
— Mon père préférera nous voir pendus au bout d’une corde ou brûlés vifs. Combien êtes-vous ?
— Ici, environ six cents adultes et trois cents enfants. Dans notre réseau, environ huit mille.
— Pourquoi ne pas être déjà passé à l’attaque ?
— Nous n’étions pas prêts, ni assez nombreux. Il faut du temps et beaucoup d’habileté pour recruter en toute discrétion, et encore plus pour s’armer.
Kamal sourit malgré lui.
— Qu’est-ce qui te fait sourire ? demanda froidement Z’dya.
— Votre choix. J’ai été éduqué dans un système inverse, mais j’adhère à votre philosophie. La patience est une bien meilleure alliée.
— Elle n’a pas sauvé notre peuple ! éructa Z’dya.
Le prince vit le voisin de la Naïadienne lui attraper doucement, mais fermement, le bras.
— Ce n’est pas contre toi, reprit V’gor. Mais…
— J’en suis conscient, il faut du temps pour apaiser les blessures. Je vous promets d’aider à renverser mon père. À l’éliminer, s’il le faut.
— Qu’as-tu à y gagner ?
— La liberté. Pour tous. Pour moi-même aussi.
— Nous pensions prendre le palais d’assaut…
— Tu ne peux pas… commença Z’dya, toujours emplie de colère mais où perçait dans le timbre une soudaine détresse.
— Nous en avons discuté et la majorité a voté. Confiance mutuelle. coupa V'gor, une certaine rudesse dans la voix.
Je disais que nous comptons nous regrouper dans les forêts alentours en nous cachant dans un épais brouillard avant de nous déverser en nombre.
— Les défenses sont excellentes, et les Eflammes, de redoutables combattants.
— Tu insinues que nous ne le sommes pas ! s’emporta Z’dya.
— ASSEZ !
Une voix grave et imposante s’éleva du cercle. Kamal ne savait pas à qui cette dernière appartenait mais Z’dya se tut dans l’instant.
— Que proposes-tu ?
Kamal était incapable d'associer cette voix à l'un des membres de la communauté. Peut-être l'un des sages vivants en semi-ermite à la limite du dôme. Cette personne dégageait une autorité naturelle impressionnante. Le prince y percevait un je-ne-sais-quoi le mettant en confiance. Il continua donc avec la sincérité dont il avait choisie de faire preuve dès leur arrivée.
— Jouer de l’ego et de l’assurance sans faille de mon père pour le pousser à sortir de son antre.
— Comment ?
L’héritier hésita. C’était la mettre en première ligne. Mais il savait que l’hameçon fonctionnerait. Elle était sa possession, sa chose. Il ne pourrait pas résister. Kamal devait penser aux nombreuses vies libérées du joug de la tyrannie, cela passait avant les risques personnels qu’il prenait pour lui. Et pour elle.
— R’yline. Elle est sa possession. Il ne peut admettre qu’elle lui file entre les doigts. Je suis sûr qu’il viendra lui-même cueillir la fleur qui lui a échappé, histoire de lui rappeler son statut. Si nous jouons habilement, elle le poussera à la faute et là, nous pourrons attaquer.
— En as-tu parlé avec elle avant la convocation au Conseil ?
— Non.
— Elle doit pouvoir choisir.
— Même si cela impose la tyrannie pour la majorité ?
— Oui, répondirent les membres du Conseil d’une seule voix.
— Puis-je me charger de le lui exposer ?
— Nous acceptons.
Les Naïadiens se levèrent, invitant de la main Kamal à sortir. Tout en avançant vers la porte désormais ouverte, il prit conscience qu’il avait bien plus en commun avec le Peuple de l’Eau qu’avec la grande majorité des Eflammes.
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