Chapitre 53 - Deux mondes cloisonnés ?
R'yline eut la sensation de retrouver son souffle vital après avoir été figée dans de la glace, comme devait le ressentir un animal sorti de l'hibernation. Une vague de chaleur affluait dans son corps, ranimait doucement la vie et lui faisait reprendre pied dans la réalité. Kamal avait tenu parole, il était là, il ne l'avait pas abandonné. Il n'était pas ses parents.
Les bras de la Naïadienne agrippèrent le dos du prince pour le serrer tandis que sa tête s'enfouissait dans l'épaisseur de son manteau. Elle sentit les mains rassurantes la guider vers les hauteurs de la demeure puis à l'extérieur où des combattants de l'Eau, en liesse, dansaient, chantaient et, pour certains, s'enivraient. D'autres s'affairaient déjà à rassembler les corps et à monter de grands bûchers pour se prémunir d'une possible épidémie. Kamal déposa son manteau sur les épaules de la danseuse alors que ce dernier se faisait apostropher par V'gor :
— La nouvelle sera vite ébruitée, nous comptons sur toi pour la suite, comme convenu.
— Les chevaux ? demanda Kamal afin d'éviter une recherche inutile.
— Ils attendent devant le porche avec un relais à mi-chemin afin que tu ne perdes pas en vitesse. Nous sommes à ta merci le temps que soit levée la chasse à l'hommes qui ne tardera pas d'être annoncée.
— Je fais au plus vite ! Combien de morts ?
— Environ une trentaine dans nos rangs et une centaine du côté de l'ennemi.
Le visage de Kamal se ferma.
— Hey, sans toi et ce plan providentiel, ils auraient été bien plus nombreux ! Je... Je peux te parler un instant. Seul à seul.
Le regard du prince passa d'R'yline à V'gor et inversement.
— R'yline, attends-moi au porche. Des chevaux sont prêts pour nous ramener à la capitale. Il faut penser à la suite dès maintenant. Je suis navré de te brusquer. Je...
— J'y vais. Ne t'inquiète pas, ils ne m'ont rien fait. Je... J'ai juste besoin de temps pour réaliser.
Le regard de la Naïadienne se posa sur une pique, en hauteur où trônait la tête du roi. Un mélange d'écœurement et de soulagement la parcourut. Elle marcha l'esprit embrumé par ces sentiments contradictoires et attendit son amant aux portes du domaine. Il ne tarda pas, mais son air grave ne présageait rien de bon. Elle eut envie d'en connaître la raison, mais choisit de s'abstenir. S'il ne lui en parlait pas maintenant c'est que le moment n'était pas encore venu de lui confier son tourment. Le regard fuyant, Kamal monta à cheval.
— On y va, dit-il d'une voix neutre, presque froide.
Les trois solaris du trajet retour défilèrent dans une atmosphère étrange : le prince semblait distant, parlait et mangeait peu, souvent parti dans des pensées loin de leur réalité immédiate. R'yline ne sachant comment réagir à cette soudaine austérité posa son masque familier.
Lorsqu'ils arrivèrent enfin au palais, Kamal fut accaparé par les aristocrates, paniqués.
— Prince, avez-vous des nouvelles de votre père ? demanda un homme corpulent couvert d'un manteau de velours rouge.
— Prince, nous vous avons cherché partout ! Que ? Oh, vous avez retrouvé la fuyarde, débita un autre homme frêle, les mains couvertes de chevalières qui tentaient vainement d'agripper celles de l'héritier.
— Je convoque une réunion extraordinaire du Conseil après-demain matin. Envoyez les missives pour que tous soient présents, il en va de la stabilité du royaume !
— Mais, Prince, s'offusqua le seigneur en manteau rouge.
— Pas de mais, après-demain, à l'aube, une réunion avec tous les membres du Conseil.
— Bien Sir, capitulèrent les deux hommes en s'inclinant avant de repartir en direction du château.
Indécis quant à la conduite à tenir, la dizaine d'autres nobles finit par décidé d'emboiter le pas à leurs confrères face à l'affairement du prince qui se dirigeait déjà d'un bon pas vers l'écurie. Après avoir déposé les chevaux fatigués aux mains des écuyers, Kamal mena R'yline jusqu'à sa chambre, en donnant le long du chemin, quelques ordres. Lorsqu'ils entrèrent dans la chambre de la Naïadienne, des servantes s'activaient déjà à préparer un bain aux huiles réparatrices et revigorantes. La jeune femme se tourna vers son amant, espérant un moment d'intimité relaxante. Ce dernier s'approchât, déposât un baiser sur sa joue.
— Je dois me dépêcher de protéger nos amis. Je vais tout préparer pour la réunion du Conseil. J'aurais besoin de discuter de quelque chose... d'important, mais je n'ai pas le temps dans l'immédiat.
Puis il sortit.
La danseuse ne put profiter des bienfaits de son bain tant elle était attristée de la solitude imposée par Kamal. Elle ne pensait qu'à la chose dont il voulait s'entretenir avec elle. Et plus elle retournait la question, plus les sujets de conversation envisagés lui semblaient déplaisants. S'était-il lassé d'elle après tout ? Avait-elle commis un impair qui avait éloigné la seule personne qui comptât vraiment pour elle ? Puis une pensée plus sombre vint la torturer : leur monde était-il trop éloigné pour qu'il puisse envisager un avenir commun ? Elle n'était qu’une femme issue du bas peuple, au passé peu glorieux alors que lui venait d'être érigé au rang de quasi-roi. Cela expliquait la distance, la froideur et l'évitement. Il devait assoir son règne par des alliances politiques et songer à sa future lignée, et non se laisser bercer par de tendres sentiments, sans l’ombre d’un doute évanescents face à l’usure du temps.
Sa gorge se noua. Malgré la tiédeur de l'eau, le corps d'R'yline tremblât. Elle voulut pleurer, mais les larmes se refusaient à l’effusion libératrice. Elle voulut hurler, mais restât sans voix face à cette évidence. Que ferait un prince, bientôt roi, d’une roturière vendue comme simple prostituée ?
La Naïadienne se laissât couler dans le fond de la baignoire, ainsi immergée tel l’enfant à naître, encore pur et dépourvu de la moindre désillusion.
Lorsqu’elle ressortit de l’eau, une décision se forgeait dans son esprit. Il fallait parler à Kamal et mettre fin à cette idylle sans lendemain. Elle se sécha, revêtit une simple robe de coton et se dirigea vers la porte. Elle ouvrit le battant pour tomber nez-à-nez avec le prince.
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