La Belle
Il était une fois, quelques années plus tard. Une seconde fois du coup…Ben oui, si vous suivez, il y a déjà eu une première fois. Un riche marchant qui avait six enfants. Oui, six, trois garçons et trois filles. Globalement, les mecs on s’en fout, ils n’ont aucun rôle dans cette histoire. Les filles ? Non même les filles, en fait sur les trois, il y a deux grincheuses pas sympas, genre les sœurs dans Cendrillon et puis la petite dernière, toute mimi, gentille et douce, la préférée de son père. Elle était tellement belle qu’on l’appelait comme ça d’ailleurs, Belle.
Elle était dans son monde et n’embêtait personne. Le casque collé sur les oreilles, elle écoutait du métal. Toutes les sortes de métal ! Qu’importe la musique, fallait que ça déménage. Le hard rock, c’était sa vie : Au début, elle avait juste un mange-disque (je vous parle d’un temps que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître, comme disait –presque- le grand Charles) et cassait les oreilles de tout le monde avec les 45 tours passés à fond. Puis étaient apparus les lecteurs CD portables et là, la paix était revenue dans la maisonnée. Ce n’étaient plus que ses propres oreilles qu’elle cassait.
- Belle, moins fort ta musique !
- Belle, on ne s’entend plus penser !
- Nobody’s fault but mine !!
- Papa, dis-lui toi, nous on n’y arrive pas
- Belle, moins fort.
- Nobody’s fault but mine !!
- Belle ! Baisse le son !!
- No-o-o-o body’s fault but miiiine
- BELLE !!
- No-o-o-o body’s fault but m-i-i-ine
- B E L L E !!
- Oui, papa, que veux-tu ?
- Baisse le son s’il te plait !
- Ben si ça te dérange, fallait le dire tout de suite.
- Ça fait des heures qu’on te le demande.
- Chais pas, j’ai pas entendu.
- …
Ce genre de scène n’arrivait plus, vive le casque !!
Elle avait commencé par découvrir Led Zep, les ancêtres du hard, ceux qui avaient quasiment tout inventé et puis elle avait moins aimé la suite, les années 80-90. Pour ces années-là, c’était plutôt le blues-rock qui l’avait branché, jusqu’aux années 2010. Et puis elle avait découvert le métal symphonique, le métal folk finlandais, le métal folk celte, même le métal maori et le japonais. Elle était devenue incollable sur le métal international. Récemment elle était tombée dans le punk celtique et sa playlist faisait du bruit.
Ces sœurs n’avaient absolument pas les mêmes goûts musicaux et quand elles en parlaient, leur discussion n’avait aucun sens.
- Tu as entendu le dernier arrangement de la 9ème de Beethoven dirigée par Herbert von Karajan ?
- Oh oui, c’est tellement somptueux !
- Vous avez entendu Shaman Drum de Korpiklaani ?
- Un shaman maintenant, n’importe quoi, ma petite...
- Ecoute plutôt la partie de violon dans le premier mouvement des quatre saisons de Vivaldi !
- Les quatre saisons, mais c’est archi connu, ça ! Et la partie de banjo dans The State Of Massachusset des Dropkick Murphys ?
- Du banjo… c’est bon pour les cow-boys ça, en lui tirant la langue.
- Non, mais n’importe quoi les filles, vous n’y connaissez rien avec votre musique pour vieux.
- Mais on n’est pas vieilles !
- On dirait, vous n’écoutez que de la musique de grands-mères
- Papaaaaaaa !
- Qu’est-ce qu’il y a encore, les filles ?
- Elle fait que dire qu’on est des vieilles !!
- Parce que c’est vrai, elles me cassent les oreilles avec leur musique de nazes !
- Belle, mets ton casque et va dans ta chambre
- Ok, ok… Mais leur musique est vraiment pourrie...
- Belle !
- J'ai rien dit...
Le père n’était pas fan de la musique qu’écoutait à tue-tête sa dernière fille. Mais il y avait un point où ils se retrouvaient : ils aimaient tous les deux les roses. Quand je dis aimer, c’est vraiment adorer ces fleurs. Ils les cultivaient tous les deux avec amour, ne laissant jamais la moindre fleur fanée défigurer un rosier. Ils étaient capables tous les deux d’aller très loin, ensemble ou séparément pour découvrir une nouvelle rose. Ils s’amusaient à s’épater mutuellement avec des roses incroyables, des mélanges de couleurs (rose et bleu, violet et jaune etc…) ou des couleurs uniques mais très rares comme les roses bleues.
Cette fois-ci, le père avait décidé d’épater sa fille. Il avait entendu dire qu’un endroit particulier recelait les roses les plus belles et les plus rares. Elles poussaient dans l’enceinte du château de la Bête. Celle-ci était cloitrée à l’intérieur durant la journée et ne montrait parfois le bout de son museau sur le chemin de ronde des murailles qu’au coucher du soleil. Il irait donc dans la matinée pour être certain de ne pas le croiser.
Il avait pris son meilleur sécateur, pour tailler une belle branche qu’il pourrait bouturer une fois revenu chez lui. Il avait bien l’intention de moucher sa fille préférée. La dernière fois, elle lui avait ramené une rose incroyable, une bicolore orange et bleue. Ma foi, il allait lui montrer qui était le père. Il lui laissa un petit mot, précisant qu’il allait dans le jardin de la Bête mais qu’il serait prudent et de retour dans l’après-midi
- Voyons par où il faut passer… Voilà, je reconnais le bout de mur effondré. Attendons quelques instants sans faire de bruit, pour être sûr qu’il n’est pas dans le coin….
Prudemment, il enjamba l’éboulis de pierres et pénétra dans l’enceinte du château de la Bête. Il tremblait un peu, mais que n’aurait-il pas fait pour épater sa fille…
Courbé en deux, il se dirigea vers l’endroit où il pensait trouver des roses fantastiques. Jetant des coups d’œil alentour en permanence, il avançait à pas de loup. Il finit par arriver à un magnifique bosquet constitué de plusieurs rosiers différents, tous plus beaux les uns que les autres. Le mélange des parfums qui s’en dégageait faisait presque tourner la tête. Tout était parfait, tant les feuilles petites et finement dentelées, d’une forme absolument parfaite, les tiges droites sans trop d’épines et les fleurs…. Ah les fleurs… Si la perfection était une rose, elle aurait été multiple dans ce jardin. Des couleurs chatoyantes, des pétales soyeux.
Le père resta quelques instants ébahis devant tant de beauté. Se ressaisissant, il sortit son sécateur et l’approcha de la tige d’une splendide rose toute en dégradés de rose vers le violet. Il s’apprêtait à couper la fleur quand il sentit un petit coup sur son épaule :
- Je vous dérange ? fit une grosse voix.
Le père se retourna et faillit tomber à la renverse : la Bête était là !
- Euh…. Non.
- Vous savez que vous êtes chez moi ?
- Grmblmengmegrdfte…
- Je prends ça pour un oui… Et vous entrez souvent chez les gens pour leur voler des roses ?
- Euh non, mais oui, mais enfin…
- Ce n’est pas très clair tout ça, mon bon monsieur… Venez avec moi, nous nous expliquerons mieux à l’intérieur, le soleil me fait mal aux yeux.
Et il saisit fermement le bras du pauvre homme et l’entraina à l’intérieur du château jusqu’à ce qui devait être une sorte de salon. Là, après l’avoir jeté négligemment dans un fauteuil, il lui demanda :
- Arriverais-je à trouver une bonne raison de ne pas vous tuer ?
- Mais oui, certainement !
- Ah, enfin, « ça » parle donc ?
- Eh oui, la B… Monsieur, je parle.
- Fort bien, nous allons donc pouvoir parler ensemble. Que faisiez-vous donc chez moi, cher Monsieur ? Vous en vouliez à mes roses ?
- Non, enfin, oui…
- Non enfin oui ? Alors, oui ou non ?
- Non, mais oui..
- On avance… D’abord « non, enfin oui », et maintenant « non, mais oui »… Vous savez, j’ai tout mon temps, dit-il en se bourrant une pipe et en l’allumant.
- Laissez-moi vous expliquer, la B… Monsieur.
- Je suis tout ouïe mon bon monsieur, je n’attends que ça.
- Voilà, c’est ma fille…
- Comment ça, votre fille ? je ne vois pas de fille ici ?
- Non, c’est pas ce que je voulais dire !
- Dites alors, je vous en prie… Mais vite, vous commencez sérieusement à m’agacer…
- Voilà, avec ma fille, nous faisons une sorte de jeu..
- Quel rapport avec chez moi ?
- J’y viens, j’y viens, mais ne me coupez pas la parole s’il vous plait.
Un froncement des sourcils hirsutes le fit pâlir d’un coup.
- Euh non, c’est pas ce que je voulais dire, vous pouvez me couper quand vous voulez…
- La tête, mon bon monsieur ?
- Non, non, non…
- Alors venez-en au fait et rapidement s’il vous plait !
- Oui, oui, tout de suite, fit le père en se tordant les mains.
- J’attends…
- Donc je vous disais qu’on fait un jeu avec ma fille…
- …
- Ma fille, la dernière, celle qui s’appelle Belle.
- …
- On essaye à chaque fois de trouver la plus belle rose l’un pour l’autre.
- Et vous avez décidé de venir vous servir chez moi ?
- C’était pas pour moi, c’était pour ma fille…
- Et vous croyez que ça vous excuse ?
- Euh… non, je ne pense pas…
- Vous pensez bien. Je vais vous mettre dans un cachot en attendant que je décide ce que je vais faire de vous.
Le ressaisissant par le bras, il l’entraina vers les sous-sols du château et le jeta dans une cellule avant de claquer la porte et de la fermer à clé.
- Mais qu’est-ce que j’ai fait se lamenta l’homme… Pourvu qu’il ne s’en prenne pas à Belle, maintenant…
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