Prologue
Chaque être vivant naît avec un potentiel magique. Une règle infaillible et immuable de notre monde, qu’aucune exception ne vient transgresser.
Il n’appartient qu’à nous de développer notre flux intérieur. À nous de suivre une pratique intensive pour le maîtriser, afin de devenir la meilleure version de nous-mêmes.
Sauf que les spécialistes se fourvoient. Aveuglés par leur idéalisme, ils refusent d’admettre que chez certaines personnes, il existe une puissance magique innée.
Une catégorie à laquelle j’appartiens.
Ma mère affirmait que ma naissance fut un événement particulier. Une aubaine à ses yeux, puisqu’elle me délivra sans éprouver la moindre douleur. Une vétille cependant : ce qui capta l’attention de tout un chacun revêtait une tout autre nature. Mon petit corps silencieux, d’une fragilité éphémère, baignait dans un inouï puits de magie. Il était le réceptacle d’un flux électrifiant, éblouissant. Peinant à respirer, ma génitrice se pétrifia alors sur cette vision digne des plus délicates peintures, tout comme le reste de ma famille.
Mon père affirmait que mon enfance devait être à la hauteur de mon émergence. À peine m’eut-il appris l’écriture, tout juste m’eut-il enseigné les mathématiques, et mes priorités convergèrent vers mon flux au sommeil fugace. J’occupais déjà toute l’attention de Nas-Tikhan, insignifiant village du Xeredis, dont les habitations étaient suspendues sur les hauteurs des ternes arbres. Oncles, tantes, cousines et cousins répétaient mon nom à tue-tête, désireux de m’instruire dans l’art des arcanes. Mon géniteur, en particulier, amoncela d’épais ouvrages sur ma table de nuit, vociférant si je manquais mes séances de lecture quotidienne.
À cinq ans, des éclairs voletaient déjà de mes paumes surchargées. À six ans, des particules verdâtres émanaient déjà autour de silhouettes détériorées. À sept ans, je projetai déjà des sphères incandescentes sur des troncs avilissants. La magie n’était-elle que destruction ou guérison ? Bien sûr que non. Même tout jeune, j’avisais les subtilités dont cette bourgade perdue était dépourvue.
Le changement de paradigme survint beaucoup trop tôt. J’eus à peine réalisé le ventre arrondi de ma mère qu’elle expulsa un autre être. Ce jour-là, je compris d’où la fascination des miens trouvait leur origine, car le foyer s’ébranla sous l’effet d’une énergie rayonnante. Une myriade de nuances scintilla devant mes yeux ébahis, derrière lesquelles pleurnichait le nouveau-né jugé innocent, et pourtant déjà prodige.
Un petit frère à chérir, assurèrent-ils. Un cadet à qui montrer la voie, serinèrent-ils. Entre leurs principes et leur comportement s’étendait pourtant un gouffre plus insondable encore que les secrets hors de leur portée. Le mioche accapara l’attention de toute ma famille. Ma mère chantait ses éloges aux coins du feu de son insupportable luth, mon père le gratifia d’un enseignement bien trop laxiste. Il fallait bien admettre qu’il maîtrisa les mêmes sorts à un plus jeune âge que le mien.
Seules deux conclusions étaient envisageables. Soit son potentiel magique était supérieur au mien, soit mon apprentissage était lacunaire.
Naturellement, je me penchais vers la deuxième solution.
Dans des circonstances ordinaires, une enfant de quinze ans aurait été réprimandée pour s’aventurer si souvent hors de son village, surtout sans la moindre compagnie. Ce ne fut guère le cas de la virtuose négligée. Ainsi je pus aisément explorer les mystères tapis dans les profondeurs de la sylve. Patelins abandonnés, édifices préservés par des barrières magiques et autres ruines me dispensèrent le savoir auquel j’avais droit. Pour sûr, brigands et aventuriers sévissaient parfois dans les parages, mais les pièges et l’ignorance eurent raison de leur convoitise. C’était l’unique présence dans ces environs, ce que d’aucuns attribueraient aux méfaits de l’exode rurale.
À mon bonheur, cet espace me serait entièrement consacré.
Je déterrai ce savoir ancestral années après années. Beaucoup d’adeptes de la magie, fussent-ils versés dans le domaine, auraient été consumés par l’apprentissage de ces sorts oubliés. Déchiffrer d’anciennes langues et entraîner mon potentiel formaient un rituel qui devint routine. Peu m’importait que les obélisques les plafonds voûtés de ruines oscillaient sous la libération de mon flux. Tant que les bâtisses ne s’écroulaient sous mon indubitable puissance, je pouvais canaliser en harmonie avec mon environnement, faire miroiter les promesses d’antan.
Années après années, je découvrais la véritable signification de la magie. Je ne m’étais pas certes rendue à l’intérieur de ces tours, refuges de mages perclus dans leurs connaissances limitées. Il me suffisait d’ouvrir ces ouvrages préservés par les millénaires et de nouveaux pans du monde se dévoilaient à moi. Nos origines et notre évolution étaient liées à cette énergie indicible. Avec beaucoup de maîtrise, doublé d’une plein dédication, nous pouvions utiliser à la magie pour influer sur le monde.
Un message inéquivoque s’imprimait alors dans mon esprit : des civilisations corrompues avaient altéré la magie de sa signification originelle. Un don précieux nous avait été offerts, et nous le gaspillions dans des frivolités, persuadés que générer un orbe lumineux constituait déjà un accomplissement en soi.
Dix années à perfectionner mon art. Dix années à m’imprégner des subtilités que peu appréhendaient. Je n’avais pas encore atteint l’âge adulte que je disposais déjà d’un bagage colossal, doublé d’une pratique proche de la perfection.
Encore fallait-il convaincre ma famille, au mépris de leurs yeux tournés en permanence vers mon cadet. Mes parents avaient fini par m’interroger au sujet de mes absences répétées. Mes mensonges ne les avaient pas offusqués, pas même le fait de leur avoir dissimulés un tel amas de savoirs. Ce qu’ils jugèrent âprement étaient mes motivations. Rien n’était pire que la jalousie, d’après eux ! Ma génitrice tendit sa main, de pitoyables larmes jaillissant de ses yeux. Une réconciliation ? Une alliance, même ? Mon géniteur décida d’une méthode infaillible pour sceller le débat : une démonstration de puissance.
Nous fûmes disposés dans une large salle, entourés par l’ensemble de notre famille, ainsi qu’un surplus de quidams trop curieux. Mon frère et moi avions partagé le même espace à maintes reprises, pourtant, jamais du flux n’avait autant débordé du village depuis notre naissance. Notre souffle ralentissait et notre cœur palpitait en l’attente des instructions de notre paternel. Lequel commit l’ultime erreur : il laissa mon cadet se dévoiler en premier.
N’importe quel ignorant se serait pâmé face à un pareil étalage de flux. Mille couleurs chatoyaient sous son déploiement de sorts tout autant dépourvus d’inspirations que les autres. Rayons lumineux, filaments enténébrés et orbes pulsants s’échappaient de ses mains en continu. Une puissance d’une banalité affligeante. Pourtant… Pourtant ! On lui accorda une ovation sans pareille. On scanda son nom, en outre !
Je pouvais me targuer d’être une infaillible figure de sagesse et de patience. Face à une telle injustice, cependant, mes nerfs ne pouvaient que se resserrer. Mon sang ne pouvait que bouillonner !
Je canalisai l’ensemble de ma puissance. Une décharge brute d’énergie, loin de la délicatesse dont je me défendais. Quelques instants durant, le soulagement m’emplit, en avisant pétiller les yeux de celles et ceux qui m’avaient négligée. Ce fut la plus éphémère des sensations, car la demeure céda à mon flux démesuré.
Je me remémorai cette chute libre. Une douleur innommable avait broyé mes os et déchiré mes muscles. Un lourd fracas se produisit, suivi d’un silence que seuls d’atroces gémissements perturbaient
Ils étaient tous morts. Mon frère, ma mère, mon père, mes tantes, mes oncles, mes cousins, mes cousines. J’étais l’unique survivante de ma famille seulement grâce à mes réflexes salvateurs. J’eus beau puiser en moi pour étendre mon flux guérisseur, il ne parvint qu’à soigner une poignée d’agonisants autour de moi.
Une pluie de compliments allait-elle apaiser mon affliction ? Non, à la place, une kyrielle de regards accusateurs me transpercèrent. C’était comme si des lances m’embrochaient de part en part ! On ne m’accordait pas le moindre temps pour me remettre. Justice était exigée, martelèrent-ils alors que leurs sanglots rivalisaient avec les miens.
Une partie de moi voulut renoncer. Je m’étais abandonnée à mes émotions et j’en avais payé un prix funeste. Sauf que la situation pouvait être interprétée autrement. Cela, je le réalisai au moment où un flux blanchâtre jaillit de mes paumes jusqu’à leur front. J’effaçai la mémoire de chaque témoin avant de narrer le récit d’un malencontreux accident. Ils n’allaient pas punir la fortunée d’une famille détruite.
Il ne demeurait plus qu’une personne à se remémorer ce tragique événement. Lancer ce sort contre moi-même m’épargnerait des souffrances supplémentaires. J’étais prête à sacrifier tout ce savoir accumulé afin de vivre en paix.
Le destin avait d’autres desseins pour moi. J’essayai à de multiples, d’incalculables reprises. S’opiniâtrer était futile, me frappe le front davantage ! Ces tenaces souvenirs étaient condamnées à résider dans mon esprit. Mon hurlement déchira la forêt, anima un village désormais hanté par le silence. Une fois remise, cependant, la révélation me frappa.
Une opportunité unique m’avait été offerte. Le monde ne pouvait pas se permettre de perdre une telle adepte de la magie, un esprit aussi brillant que le mien. L’enseignement se répercuta sans jamais s’affadir pour de bon. Il me fallait exploiter ce don. Devenir la mécène dont les sociétés manquaient cruellement.
J’avais condamné trente-sept vies innocentes, ce jour-là. Il me suffisait de sauver un nombre équivalent, et mes torts seraient pardonnés.
Davantage, et je serais une héroïne.
Tout juste deux mois après l’incident, je quittai mon village natal sans la moindre explication. Je parcourus Menistas en quête des esprits le plus requis. Peu de temps me fut requis pour en rencontrer, je n’eus même pas à quitter les frontières du Xeredis. Mais je dus m’aventurer plus loin, car le mal était omniprésent. Un fléau que ma justice se chargerait d’éradiquer.
Je trouvai les criminels et j’effaçai leur mémoire.
Une cheffe bandite qui pillait de malheureux marchands, dépouillant leurs richesses sous ses rires macabres.
Un vieillard qui s’approchait trop d’une école, et dont les dessins ne laissaient aucune ambiguïté sur ses penchants.
Un coupe-gorge qui surinait des passants dans les venelles, pourtant trop imbécile pour réaliser que quelqu’un d’autre l’accueillerait dans l’ombre.
Une vétérane rendue instable par l’isolation, heureusement arrêtée avant que ses victimes ne fussent trop nombreuses.
Un mage déterminé à conquérir une cité, que je me réjouissais de priver de son savoir dangereux.
Ludrams ou humains, jeunes ou âgés, cela revêtait peu d’importance. Tous étaient aptes à commettre des actes innommables. Mon espoir envers nos peuples était constamment menacé en assistant à ces atrocités, quand bien même je possédai les outils pour guérir nos sociétés malmenées.
Trente-cinq années à accomplir mon rôle de mécène. Je ne comptais plus combien de vies j’avais secourues, et je n’exigeais rien en retour, sinon qu’enfin mon nom fût synonyme de grandeur. Je conciliai la discrétion, nécessaire pour ne pas laisser ma magie entre de mauvaises mains, et le devoir d’être reconnue pour mes gestes.
Trente-cinq années à explorer le continent. À interagir avec les citoyens de dizaines de pays, à appréhender la riche histoire de ces patries. Si ces malheureux ne savaient se sauver eux-mêmes, mes interventions contribueraient à bâtir une paix sinon illusoire. Où que je me rendais, le mal faiblissait, mais il sévissait ailleurs et m’astreignait à être prompte.
Trente-cinq années à vivre malgré moi dans un semblant de déni. Pouvais-je véritablement appliquer mon sort sur chacune des âmes cruelles de ce monde ? Une par une, alors que mon existence s’achèverait dans un siècle si j’étais chanceuse ? Il était impératif d’envisager une autre solution. Une méthode pour détecter les pires individus sans même les rencontrer, transitionner de l’individuel au collectif.
J’avais erré dans une multitude de bibliothèques, bien que ma favorite fût celle de l’université de Parmow Dil. La réponse situait néanmoins au-delà de la partie émergée des connaissances. Je venais d’effacer la mémoire d’un infâme esclavagiste, Dehol Doulener, lorsque j’appris l’arrestation de l’aventurière Héliandri Jovas.
Les ruines de Dargath ! J’aurais dû y songer plus tôt, puisqu’explorer le reste de Menistas ne m’avait procuré aucune satisfaction. Très vite, je réalisai que ma dernière victime, Dehol, était liée à ces lieux d’une manière ou d’une autre. Ma réputation me précédait, et la confusion le submergeait, aussi m’accorderait-il sa confiance aisément. L’unique problème de cette approche était qu’il apprendrait la vérité sur lui-même.
Me servais-je de lui ? D’une certaine façon, pourtant je m’attachai rapidement à cet humain résolu. Nous voyageâmes et échangeâmes des semaines durant, affrontâmes de périlleuses épreuves ensemble. Il me vouait qu’une loyauté absolue, qu’il espérait se muer en amitié, si déterminé qu’il était à retrouver ses souvenirs. J’aurais pu pénétrer dans l’interdit sans lui, toutefois l’expérience aurait été radicalement différente. J’eus même le cœur déchiré à l’idée de me séparer de lui, au moment où je franchis le portail des ruines.
Quiconque régnait en ces lieux possédait un exécrable sens de l’humour. Un puits s’étendait à mes pieds, au fond duquel s’amoncelait un poussiéreux empilement de squelettes. Peut-être les aurais-je rejoints si mon instinct ne m’avait pas secourue une fois de plus. Suite à mon sort de lévitation, je me risquai dans le froid des montagnes et rivai mes yeux vers l’horizon.
Ma magie ne me trahissait pas : des îles s’alignaient sur cette partie inexplorée de l’hémisphère sud. Beaucoup d’autres se cachaient dans les profondeurs de l’océan ; non parce qu’elles fussent englouties, mais parce qu’elles avaient été volontairement immergées. Ma quête débuta alors pour de bon. Je possédais toutes les capacités nécessaires à résoudre ces mystères.
Tout le reste s’enchaîna cependant si vite. Bien que ravie à l’idée de retrouver Dehol, cheminer aux côtés du groupe de Héliandri Jovas ne m’enchanta guère. Là se manifestèrent les nuances des esprits ludrams et humains. Si je devais éradiquer le mal, il me fallait le dénicher là où il se manifestait subtilement.
Nasparian accapara cependant mes pensées. Nasparian l’énigme, refusant de nous dévoiler ses traits. Nasparian le danger, laissant un sillon d’ossements dans son sillage. Un adversaire de taille, par surcroît. Il m’avait abattu d’un éclair que seuls moi et mon frère eussent été capables de déployer. Pétrifiée, projetée dans un coma, il m’envahit même dans mon esprit. Depuis ce moment où il profana mon intimité, j’étais catégorique : j’avais le devoir de l’occire, de libérer le monde de ses intentions pernicieuses.
Mais Nasparian était un ennemi intelligent, et il dévia mon attention vers deux individus. Dehol, proche de retrouver ses souvenirs, et que j’avais juré de protéger. Adelris, un guerrier humain que j’avais sous-estimé. Sondant les esprits du groupe égaré, j’appris que derrière sa prétendue vertu, Adelris était un parricide doublé d’un lâche. Je me ruai donc vers la caverne où mes espérances se matérialisèrent finalement. La fontaine de mémoire… L’occasion de libérer mon potentiel déjà immense, de décupler ma puissance. Pas une seconde n’hésitai-je à y plonger et à en extraire son flux.
Je commis alors la seconde erreur de mon existence. Sans doute n’était-ce pas une coïncidence qu’elles survenaient chaque fois que je succombais à mes émotions. Je déployai une rage incontrôlable face à Adelris, et ne pénétrai dans sa mémoire qu’après l’avoir mortellement blessé.
Et j’avais failli. Une faute grave, impardonnable. Un nouvel innocent expirait à mes pieds. Cela ne pouvait être vrai… Cela ne pouvait pas se reproduire. Que Nasparian fût maudit !
Forte de ma rationalité, j’aurais dû rediriger ma colère contre Nasparian. Je m’étais téléportée bien trop loin. Tout s’était terminé après une seule nuit. Trop de choses avaient changé pour que j’intervinsse directement, et mon ennemi devenait introuvable.
De nouveau, j’étais contrainte de vivre avec les conséquences de mes actes. Un fardeau que seule une mécène, imparfaite malgré elle, se devait d’assumer. Ce n’était qu’une existence supplémentaire de supprimée, mais aux yeux de beaucoup, cela suffisait à effacer l’intégralité de mes bonnes actions. Je n’avais qu’une chance de me rattraper. Des dizaines, des milliers… Non, des millions d’âmes à secourir !
Cette exploration avait changé le cours de choses à jamais, pour moi comme pour le monde. Malgré tout, mes ambitions resteraient identiques, surtout car mes pouvoirs s’étaient accrus.
Perdue dans une forêt isolée, je marchai vers ce but, quitte à aspirer la vie de la nature alentour. Des teintes grisâtres dominèrent le paysage duquel je m’éloignais d’une par foulées déterminées. Ma quête se poursuivrait, inlassablement. Je dépouillerais les plus mauvaises âmes de leurs souvenirs. Je m’y consacrerais nuit et jouer, scrutant au-delà du visible. En moi se matérialisait un flux incoercible ; plus que jamais, je le manipulerais à des fins altruistes, délivrerais ce globe du péril.
Peu importait combien d’importuns se dresseraient sur ma route.
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