Chapitre 1 : Départ et commencement

15 minutes de lecture

Entre les rêves pesants et le repos agréable, Nasrik aurait voulu choisir.

Elle n’avait pas encore émergé de son sommeil, dormant à l’intérieur de la chaumière naguère immergée. Elle était emmitouflée dans des couvertures en laine brunâtre dont le temps et les profondeurs n’avaient pas altéré sa caresse. S’agitant, transpirant, la jeune ludrame laissait quelques mots désarticulés jaillir de sa bouche sèche. Ses mèches cendrées, plaquées contre ses joues lustrées, diminuaient l’intensité de ses iris dorés.

Plusieurs heures s’écoulèrent ou bien une éternité. Une chiche lueur clignotait aux frontières de sa vision, à quoi elle s’accrocha dans sa course à la conscience. Alors les édifices de jadis s’élançaient au rythme des grondements du volcan. Alors les cités enfouies se hissaient par-dessus l’étendue bleutée, miroitant d’une énergie qu’elle pouvait effleurer. Il lui suffisait de se référer à ce courant délicat et son corps s’abandonnerait entre les turbulences. Les voix chanteraient dans ses tympans, les appels se calmeraient pour de bon, et les problèmes d’antan seraient résolus.

Nasrik eut beau tendre le bras, jamais elle ne saisit cet éclat tant souhaité. Devant se matérialisaient des tenaces silhouettes, le regard transperçant, le silence assujétissant. Fût-ce ce ludram au masque craquelé, nimbé d’une aura surpuissante. Fût-ce cette humaine aux yeux éblouissants, à l’énergie placide et néanmoins considérable. Tous deux leur susurrèrent à l’oreille des messages distincts mais complémentaires. Guides ou obstacles, gardiens ou soutiens, elle ne sut trancher, tant leurs propos se glissaient parmi les nœuds d’imperceptibles enchantements.

On arracha Nasrik à son sommeil.

Elle se redressa subitement. Des gouttes de sueur exsudaient encore sur son faciès. Sa main vola sur sa poitrine, et elle sentit les véloces battements de son cœur avant d’exhaler un soupir. Ni la nitescence s’insinuant au travers de la vitre ovale, ni le vent s’infiltrant par-delà la porte entrouverte ne la calmèrent outre mesure.

Deux ombres s’étendaient jusqu’au sommier du lit.

— Nous n’avons que trop dormi.

Douceur et fermeté s’affrontaient sur une réplique loin du murmure envisagé. Les tympans assaillis, les yeux plissés, Nasrik accorda une chance à sa vision de se transformer. Pourtant persistèrent les figures et ainsi tout miroir devint caduc. Elle n’avait qu’à poser l’œil sur ses parents, et leur complexion rouge contrastait dans l’aurore. Elle n’avait qu’à les détailler, et leurs cheveux cendrés et bouclés cascadaient jusqu’à leurs épaules. Des mois s’étaient écoulés et la stupéfaction n’avait cessé de déparer ses traits.

— J’en avais besoin, affirma Nasrik. Mais à quoi bon m’acharner ? Impossible de me reposer comme avant.

— Il te manque encore un brin de sagesse, je le crains. Plus rien ne sera comme avant, ma fille. Soit tu te réfugies vainement dans tes songes, soit tu affrontes le futur avec nous. Tu dois décider maintenant.

Bien que son père requît son attention, Nasrik s’en détourna au mépris des risques. Aznorad Harana se contenta de reculer, non sans toiser sa successeure. Des plis se formèrent sur son visage rond où une poignée de rides émergeait déjà, visibles en dépit de sa barbe naissante. Nasrik avait hérité de sa sveltesse, guère de sa grande taille. Lui avait troqué sa tunique grise contre un pourpoint plus délicat, mêlant soigneusement des teintes smaragdines et écru. Une courte cape fendue oscillait sous les assauts des traîtres rafales, tout comme ses manches ourlées sous lesquelles des bracelets en vônli se révélaient.

— Nous avons déjà eu cette conversation, marmonna Nasrik. Cette épreuve est difficile pour chacun d’entre nous, père. Y compris pour vous, père, même si vous ne l’admettez pas. C’est un miracle que nous ayons survécu, pour commencer.

— Pas tout le monde, déplora Aznorad. Mais nous avons suffisamment pleuré nos disparus. En vérité, je ne t’aurais pas réveillée si la situation n’était pas urgente. À tes yeux, en tout cas.

— Une urgence ? Nasparian est-il revenu ? Les autres peuples s’aventurent finalement dans notre archipel ?

— Aussi morcelé notre continent soit-il, il n’en demeure pas moins un continent ! Non, Nasrik. L’heure du départ est imminente.

Tressaillements et sueur la tenaillèrent. Ni une, ni deux, Nasrik s’extirpa de ses couvertures et bondit hors de son lit, seulement pour être arrêtée en plein élan.

Sa solide main agrippait avec un excès de vigueur. Un semblant de bienveillance jaillit des yeux de Bisaraj Harana, dissimulé derrière l’éclat permanent de ses iris. Pareille poigne s’accordait à la musculature que la stase n’avait guère diminuée. Elle dépassait sa fille d’une demi-tête, d’une hauteur similaire à son mari, son faible sourire affaiblissant ses propres sillons. Elle aussi s’était vêtue d’un pourpoint, quoique des nuances ambrées s’y bataillaient, et elle se mouvait avec la légèreté que son ample pantalon en laine lui permettait. Jambières et coudières en vônli s’opposaient au raffinement de sa tenue, à l’instar du fer dont brillaient ses hachettes pendues à sa ceinture.

— Doucement, délicatement ! s’écria-t-elle. Tes parents privés ne vont pas partir sans un ultime adieu.

Nasrik se courba comme sa cornée s’humidifia. Elle qui avait échappé au regard de son père public ne pouvait croiser non plus celui de sa mère.

— Voilà pourquoi le rêve était plus réconfortant, souffla-t-elle.

— Paraken et Repha ont pris leur décision très tôt, rappela Bisaraj. Sûrement, lentement. Je te croyais préparée.

— Préparée ? Ils s’apprêtent à aller plus loin que nous n’aurions jamais pu imaginer. J’envie votre détachement.

— Nous ne sommes pas sans cœur, Nasrik. Nous respectons pour ce qu’ils représentent. Mais tu as trente-cinq ans, maintenant. Tu n’as plus besoin d’eux pour faire face à l’avenir.

Une vague invisible impacta Nasrik. Déglutir sembla futile, aussi s’éloigna-t-elle de cette main offerte. Nul murmure ne ralentissait la cadence avec laquelle elle abandonnait son confort. Bisaraj et Aznorad la talonnèrent sans escompter le moindre coup d’œil de sa part.

Nasrik s’immobilisa au milieu du village. Un coup de vent fit onduler sa tunique alors que le parfum de l’eau chatouillait ses narines. Des demeures bâties en fezura, saturées d’un enchantement les protégeant de la pression des abysses, auraient été sources de fascination dans d’autres circonstances. Mais la jeune femme ne s’était que trop accoutumée à cette vue, au contraire du contrebas de la falaise, où la source d’éblouissement épousait les contours de l’île.

Des dizaines de caravelles mouillaient entre les récifs, étincelant de leur bois clair. Fiers vaisseaux que les rafales ne perturbaient guère, leurs passerelles se superposaient sur deux étages, atteignant presque la hauteur des voiles flaves et elliptiques. Un robuste bastingage sinuait tout autour, sur lequel s’appuyaient de nombreux voyageurs.

Bouche bée, frissonnant, Nasrik avisa à peine le froncement de sourcils de sa mère.

— Il en faut peu pour t’impressionner, fit cette dernière.

— Vous plaisantez ? Ces navires fendent des océans entiers ! N’est-ce pas ce dont nous rêvions ?

— Tu te trompes. Nos krizacles étaient aussi capables de telles prouesses. Nos désirs étaient de percer cette barrière magique. Ce qui a fini par se produire… Pas de la manière espérée.

Nasrik se mut sur un soupir, sans même attendre son père. Un étroit sentier serpentait le long de la déclivité, telle une invitation à dévaler sans prudence. Même si elle avançait à foulées modérées, elle ne pouvait qu’accélérer quand les silhouettes se concrétisèrent.

Femmes et hommes d’équipage s’affairaient par milliers sur leurs ponts. Les uns hissaient les voiles de leur forte poigne, les autres hélaient leurs camarades. Aussi prompts fussent-ils, maintenir le rythme était délicat face à un tel afflux de voyageurs. Par milliers ils répondirent à l’invitation, tiraillés entre excitation et circonspection. Et encore davantage observèrent les leurs converger vers cette nouvelle aventure.

Malgré le temps passé, Nasrik se détendait après avoir constaté que plus personne, ou tout comme, ne les dévisageait encore.

Tant de figures familières s’empressèrent autour d’elle. Nasrik eut beau nager à contre-courant, elle s’efforçait de ne pas obstruer la voie que d’aucuns avaient choisi. Elle se référait à cette lueur déclinante, au bruissement encore manifeste au sein du tintamarre. Bredouillant quelques excuses, elle se rua vers ces voix proches de disparaître, incapable de ravaler ses larmes.

Ils avaient patienté aux abords du plus importants navire. Peu importait que leurs mèches ébouriffées eussent viré au cendré, ou que le rouge de leur peau détonnât avec les chaudes couleurs de leur large manteau aux motifs carrés, Paraken et Repha demeuraient fidèles à eux-mêmes. Leurs épaisses lèvres s’étiraient entre les lignes de leur visage. Leur regard exhibait toujours cette légèreté doublée d’assurance. Leur embonpoint était resté en dépit des années. Tandis que Paraken était coiffé d’un chapeau conique, obombrant sa moustache proéminente, Repha gardait son écharpe céruléenne en coton savamment nouée, soulignant son menton avancé et son nez camus.

Nasrik s’abandonna à leur étreinte. Au mépris des appels multipliés, au mépris des instructions répétées à tue-tête. D’ici elle percevait les remontrances de ses parents privés, pourtant elle sanglota devant Repha et Paraken.

— Votre décision est prise ? demanda Nasrik, une once d’espoir modulant sa voix.

Ses parents se consultèrent avant de baisser légèrement les yeux.

— Notre place n’est plus ici, confirma Repha. Nous devons nous réfugier en un lieu sûr, et ils nous l’ont offert.

D’un geste de la main, elle désigna les marins bondissant des cales ou grimpant sur les mâts. Fredonnements et sifflotements allégèrent une pression qui autrement accablait tout un chacun.

— Ils arrivent à point nommé, continua Repha. Une aubaine inespérée, ou la générosité de nos lointains cousins ? D’après ce que j’ai compris, en plus de notre complexion d’autrefois, ils partagent le rejet du continent. Il paraît que les gens de Menistas les appellent tegaras, et nous terekas ! Comme s’ils avaient eux-mêmes forcé ce rapprochement.

— Je ne nie pas les intentions de ces marins, rétorqua Nasrik. Mais j’ai consulté les cartes, et les distances inimaginables qu’elles représentent… Leur archipel se situe à proximité de l’équateur ! Combien de milliers de kilomètres allez-vous parcourir ?

— Ma petiote, souffla Paraken. Tu as raison de t’inquiéter pour nous. Nous avons conscience que le voyage sera périlleux. Nous sommes bien entourés, protégés contre tous les risques. Si ça peut te rassurer, la destination a de quoi nous motiver. Qui a dit que nous étions trop âgés pour découvrir de nouveaux horizons ?

— Vous pouvez aussi rester ici. Ensemble, nous saurons nous entraider !

— Ces terres sont précieuses mais ne sont plus sûres. Le monde entier semble avoir les yeux rivés sur nous. Peut-être que nous pourrons détourner cette attention… ne serait-ce qu’un peu.

— Rien ne vous fera changer d’avis. Très bien, je dois l’accepter.

Nasrik s’évertuait à taire l’émotion dans sa voix, mais ses parents n’étaient pas dupes. Ils posèrent chacun une main sur sa joue et recueillirent ses pleurs. Ils conservèrent leur sourire aussi longtemps qu’ils purent, fixèrent leur fille jusqu’au fond de ses prunelles. Dansait l’éclat inextinguible et partagé, fardeau ou héritage, le long du contact chaleureux.

— Nous sommes fiers de toi, dit Repha.

— Et je suis fière de vous, murmura Nasrik. Vous m’avez mise au monde, vous m’avez élevée, vous m’avez chérie… Vous n’avez jamais douté de moi.

— Connaître ta gratitude nous donne du baume au cœur pour le voyage, déclara Paraken. Nos épreuves futures sont séparées. Nous avons foi en la guide… Pourvu que notre méfiance du gardien soit injustifiée.

L’irréversible éloignement s’amorça. Un instant s’étirant sous le bruit et l’effervescence, un moment s’interrompant sous les nécessités. Nasrik peinait à imaginer ses parents s’embarquer dans ce vaisseau, aussi tangible fût leur montée sur la passerelle. Des larmes chaudes et salées dégoulinaient sur son menton, persistèrent même lorsque Repha et Paraken eurent disparu de sa vision. Une impulsion l’exhortait à rejoindre cette flotte. Alors les responsabilités cesseraient de marteler son esprit déjà ébranlé. Alors elle s’immergeait dans l’immensité des océans, vers une mission moins pesante.

Il y avait une figure que Nasrik ne pouvait manquer avant le démarrage. Elle était engoncée dans une tenue cérémonielle aux manches bouffantes, dotées d’une large capuche et brodée de fils de teinte cuivrée, pourtant elle n’eut aucun mal à la reconnaître. Humaine parmi la majorité de ludrams, ses iris rayonnant davantage que n’importe quel terekas. Immobile, son faciès dépourvu d’expression, elle sondait son environnement avec sérénité.

Et se trahit d’un acquiescement en direction de Nasrik.

— Wixa Siniem ! s’écria cette dernière.

Le vent s’intensifia outre mesure, souleva la chevelure dorée et striée de gris de l’ancienne guide, qui dévisagea son interlocutrice en plissant les lèvres.

— Tu ne m’en veux pas, j’espère ? s’inquiéta-t-elle.

— Je n’ai aucune raison de blâmer notre sauveuse, rassura Nasrik.

Wixa s’empourpra quelque peu.

— Je ne mérite pas ce qualificatif, songea-t-elle. Quoi que tu penses de Nasparian, il vous a sortis de votre stase. Il m’a aussi délivrée d’une mort injuste.

— Si ses intentions sont pures, répliqua Nasrik, pourquoi n’a-t-il pas attendu que les peuples de Menistas reviennent d’eux-mêmes à nous ? Pourquoi a-t-il disparu avec les krizacles dont nous avons besoin, plus que jamais ? Pourquoi n’est-il pas présent ? Et qu’en est-il de la bataille qui s’est déroulée auprès de la tour du savoir ?

— Cet individu est énigmatique. Ma meilleure amie elle-même le considérait comme son ennemi. Je ne te demande pas de lui faire confiance aveuglément… juste de voir la nuance. Regarde comment tes camarades m’encensent. Je ne suis qu’une guide dictée par les circonstances.

— Et pourtant, vous avez été une brillante diplomate, malgré votre passif d’aventurière solitaire. Il nous fallait un intermédiaire et vous avez rempli ce rôle à merveille.

— On peut l’envisager autrement… Par mes actions, je divise votre peuple. Je t’arrache de l’affection si précieuse de tes parents privés. En plus, vous ne bénéficierez plus de ma protection.

— Nous nous débrouillerons. Nous trouverons d’autres alliés. Menistas est un vaste continent, il doit bien y avoir des personnes qui se soucient de notre sort.

— Je connais quelques-uns. Et j’espère que vous rencontrerez. La vérité émergera enfin… Moi-même, j’ai été laissée trop longtemps dans le flou.

Deux cors retentirent tout le long de la côte. De sons aigus et graves s’amalgamèrent dans un puissant bruit, percutèrent des récifs jusqu’à la falaise, si profonds qu’un frisson remonta l’échine de Nasrik. Alors que son cœur cognait contre sa cage thoracique, elle apercevait déjà Wixa s’éloigner sur un soupir.

— Il est l’heure, déclara la guide. Ils ont besoin de moi pour comprendre son discours.

— Et pour bien d’autres choses, ajouta Nasrik. Wixa… Vous allez prendre soin de mes parents, n’est-ce pas ?

— Je m’y engage corps et âme.

Nasrik ne ressentit nul besoin de fixer l’ancienne aventurière dans les yeux. Sa voix perça une dernière fois parmi la foule, après quoi elle se hissa sur la passerelle du vaisseau principal, piégée dans l’ombre de l’autorité.

De tous les ludrams, l’amirale Ghester Sounereta figurait parmi les plus grands, et imposants par surcroît. D’impressionnantes épaules soutenaient sa carrure ciselée que son plastron lamellaire mettait en exergue. Des consolidations en cuir, çà et là ornées de vônli, alourdissait sa tenue sans diminuer la fluidité de ses mouvements. Plusieurs tatouages suivaient les inflexions de son visage carré au nez busqué. Pas même le bleu de l’océan derrière elle n’atténuait sa carnation, tandis que ses tresses argentées retombaient de part et d’autre de son collier formé de cercles concentriques.

Ghester accueillit la guide d’un rire, examinant les uns avec intérêt, les autres avec fierté. Elle s’exprima d’une voix grave, qu’elle dut à peine hausser pour être entendue d’une telle affluence. Outre l’incompréhension de sa langue, Nasrik peinait à distinguer le message porté par son accent guttural, où chaque consonne fracassait comme un marteau.

Wixa traduisit le discours lorsque ce fut exigé, bien qu’elle l’accentuât moins :

— Bienvenue ! Mes excuses pour ce départ précipité. Voilà à peine une semaine que nous mouillons dans votre archipel, et nous devons déjà repartir. Mes marins ont l’œil et savent que Menistas nous surveille. Si nous ne partons pas prochainement, ils risquent de nous intercepter au milieu de notre trajet, ce que nous ne pouvons nous permettre.

» Sœurs et frères terekas, je ne peux comprendre le rejet que vous subissez. Je compatis cependant à l’idée de vous voir séparés de vos proches. Soyez sans crainte ! Sans vouloir me vanter, j’ai déployé une flotte incomparable, un exploit peu égalé durant mon demi-siècle de carrière de marin ! Imaginez donc : onze de mes dix-sept enfants ont dû m’accompagner dans ce périple ! C’était au moins ce qu’il fallait pour emmener plus de trente-sept mille personnes.

» Dans les faits, je ne suis qu’une envoyée du Ryusdal. Mes voisins de l’ouest seraient outrés à l’idée même que je prétends représenter l’ensemble des tegaras. Tant pis pour eux ! Le temps est à l'union, non aux querelles dépassées. Nous vous fournirons un refuge digne de ce nom. Amis, découvrez les océans qui vous ont fracturés. La promesse en vaut le détour.

La guide s’efforça de terminer sur une puissante inflexion, mais jamais ne put-elle égaler les échos de l’amirale. Laquelle se rua vers la proue sur une kyrielle d’ovations, ordonnant à ses subordonnés d’incessamment larguer les amarres.

Si le choc impacta encore des minutes durant, il se dilua sur le temps nécessaire à la partance. La flotte franchit les récifs alignés par-delà la falaise, s’anima sous la promptitude des marins, quelquefois entrecoupé des sanglots et des appels résiduels. L’horizon septentrionale accueillit cette multitude à bras ouverts : elle s’effaça en une infime silhouette, voguant vers l’ultime destination. D’un archipel à l’autre, les navires entamèrent leur voyage.

Nasrik demeura bien après que la plupart des siens fussent partis. Nasrik resta alors que le mutisme emplissait une plage désormais dépourvue de vie. Des vagues eurent beau lécher ses chevilles, le froid de l’eau la fit à peine trembler, tant la perspective s’esquissait encore au-delà du réel.

Bisaraj et Aznorad plaquèrent leur main sur ses épaules. Son cœur ratant un bond, Nasrik toisa ses parents privés, même si son hostilité s’affadit vite.

— Beaucoup de travail nous attend, rappela son père.

— Je sais, soupira Nasrik.

— Ne nous dévisage pas ainsi ! s’offusqua sa mère. Vingt-et-un mille des nôtres n’ont pas survécu, et maintenant, voilà que tant des nôtres empruntent un nouveau chemin ! Préserver celles et ceux qui restent sera ardu.

— Enseignez-moi, dans ce cas. Si l’amour de mes parents publics est une chose de passé, vous avez juré de me préparer pour mes fonctions publiques. Ce qui n’était pas achevé lorsque nous sommes entrés en stase.

Bisaraj peina à soutenir le regard de son enfant, au contraire d’Aznorad qui retroussa ses manches.

— Retiens d’abord cette leçon, déclara-t-il. La diplomatie sera capitale à l’avenir. Nous ne pouvons pas compter sur notre nombre, après tout.

— À quoi faites-vous référence, père ? demanda Nasrik.

— Ta discrétion est à revoir. De quoi as-tu discuté avec Wixa, au juste ?

— Tout doit donc être d’importance publique ? Je ne peux avoir de conversation privée ?

— Pas avec une personne de telle importance. J’ai remarqué la différence lors de tes interactions avec Nasparian. Eh bien, Wixa est partie et il est resté.

— Où se cache-t-il, alors ?

La mine d’Aznorad s’affaiblit et, joignant les bras, son épouse l’imita.

— Il reviendra en temps voulu, affirma-t-elle. Gentiment, patiemment. Il ne nous aurait pas secourus de la prison du néant pour rien.

— Son sillage est marque de violence, rétorqua Nasrik.

— Fais-tu référence aux dépouilles des krizacles et de jhorats ? De la légitime défense face aux envahisseurs !

— D’après son seul témoignage très pratique, puisque les autres survivants sont éloignés ! Quels mensonges a-t-il susurrés à l’oreille de Wixa pour qu’elle-même hésite à le critiquer ?

Un tressaillement ébranla tant Aznorad que Nasrik et Bisaraj en écarquillèrent des yeux. À l’amplification de ses plis, il renonça à leur faire face, contemplant les habitations perchées sur la falaise. Il humait l’air encore charrié de magie.

— La situation est critique, reconnut-il. Le doute est permis. Mais admettons que Nasparian ne soit pas une âme pure. Il n’aurait eu aucune raison d’endosser ce rôle de gardien s’il ne tenait pas à notre préservation.

— Sauf s’il voulait que nous lui soyons redevables ! Des dizaines de milliers de personnes pleines de gratitutde, peu auraient désiré tant !

— Ce sont là de graves accusations, Nasrik. Tu n’as rien pour les étayer, sinon une méfiance outrancière. Deux cents gardiennes et gardiens assuraient notre protection. Nous savions qu’ils avaient sacrifié leur vie pour sauvegarder la nôtre, et le temps s’est écoulé au-delà de nos scénarios les plus pessimistes. Si Nasparian s’est attribué leur rôle pour des raisons égoïstes, ce serait la pire insulte à leur mémoire.

— Vous refusez d’envisager cette situation parce qu’elle vous déplaît ? Justement, père ! Notre mémoire a traversé les âges. Tâchons de la préserver.

Une lueur malveillante naquit inopinément. Pas juste d’Aznorad, dont les poings s’étaient resserrés, mais aussi de Bisaraj, qui ne cessait d’effleurer le manche de ses hachettes. Elle dévisagea sa fille comme s’il s’agissait d’une étrangère, avant de flanquer son mari courroucé.

— Une autre leçon pour aujourd’hui, déclara Aznorad. On a tendance à me sous-estimer, car c’est ta mère qui maîtrise l’art des armes.

Aznorad n’accorda qu’un bref coup d’œil à Nasrik.

— Doute de mes capacités si tu le souhaites, dit-il. Jamais de mes ambitions. Garde en tête que par tous les moyens, je préserverai notre héritage. Quitte à déclencher une guerre contre Menistas.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0