Chapitre 2 : La gloire de la ballade (1/2)

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Aux abords de Parmow Dil, dans l’immensité de la sylve, n’importe quelle auberge risquait de se fondre dans le décor. Des quidams trinqueraient en achevant une journée de labeur. Pèlerins et mercenaires trouveraient halte, marmonnant aux coins du feu pendant que voletait le délectable fumet. Jeunes hommes et femmes gambilleraient au clair de lune que les vitres terreuses laisseraient entrevoir. Tout juste un lieu de passage, où l’on se divertirait pour une nuit oubliable, et si vite oubliée.

Il existait néanmoins des détails que nul ne manquait. Quelque chose émergeant entre le cliquetis des pintes mousseuses et les airs populaires mal articulés. Des histoires d’un passé pas si lointain, là où tout avait débuté, là où survivait la promesse d’une continuation imminente.

C’était sur l’estrade centrale, entre les poutres, que pareilles idées se concrétisèrent. D’aucuns identifièrent la petite humaine fuselée, exhibant ses soyeuses mèches rousses, brandissant un luth trop neuf pour revêtir du caractère. D’aucuns la reconnurent à son sourire radieux, ses yeux émeraudes, son paletot vermillon et sa jupe ambrée, même si son cache-œil noir atténuait l’intensité de ses taches de rousseur. Au silence exigé, quand une multitude de regards se rivait vers elle, elle bomba exagérément le torse.

— Nés invétérés, destinés à le rester ! lança-t-elle. Accueillez-nous comme il se doit ! La violoniste du groupe, guérisseuse à ses heures perdues : Makrine Grimoth ! Mais aussi, joueur d’eilenis hors pair, pas moins habile de son épée : Zekan Posni !

Deux grandes silhouettes d’allure juvénile complétèrent la gestuelle de la barde. Un ludram de mince gabarit, dont les franges argentées contrastaient avec la couleur dorée de sa peau, amenait délicatement l’eilenis à sa bouche. Une ludrame de carrure similaire, quoique de taille moindre, porta son violon à hauteur de son chemisier anthracite finement brodé. Si sa complexion smaragdine ne surprenait guère dans cette région de Menistas, l’orbe bleutée qu’elle généra au-dessus de sa tête demeurait une démonstration captivante.

La chanteuse coula une œillade amicale aux musiciens, avant d’aller au-devant de la plateforme.

— Pour finir, fit-elle, votre serviteuse ici présente : Mélude Tuline !

Elle déploya les bras et attendit une série d’applaudissements, mais ils se limitèrent au strict minimum. Aussi Mélude se borna aux mimiques grandiloquentes, promenant ses yeux dans l’ensemble de la salle.

— À maintes reprises, nous vous avons conté le récit d’une expédition qui changea à jamais le cours de l’histoire. À maintes reprises, nous vous avons narrés nos victoires et débâcles. Et hormis les fois où vous nous avez aspergés de vos alcools bon marché au visage, vous avez toujours réclamé davantage !

Makrine et Zekan interprétèrent leurs premières notes pendant que Mélude, encore tout sourire, leva son luth telle une arme.

— Quelles manières inédites de retracer ce périple ? Les anciens secrets ont été déterrés, les nouveaux nous sont tout autant inaccessibles. La légende d’un peuple disparu n’en est plus une. Faut-il encore rehausser la réalité de notes épiques ? Ou bien faut-il insister sur les tragédies, aussi sanglantes fussent-elles ?

Plus la musique emplit la salle et plus elle conquit les esprits. Mastications, déglutitions et murmures se turent face à son pouvoir captivant, auquel la plupart des clients s’abandonnèrent. Beaucoup espérèrent que la voix de Mélude porterait la chanson, mais la narration apparaissait encore sous des allures de conte.

La chanteuse s’épanouit dans le silence rassérénant.

— Un an plus tôt, nous nous cherchions encore, bardes parmi tant d’autres dans la vastitude de Nirelas ! Ce récit n’est néanmoins pas le nôtre. Si nous ne minimisons pas notre assistance, le mérite revient à tant d’autres. L’aventurière et le parlementaire, pour commencer ! Leurs gardes du corps, pour sûr. L’historien, bien évidemment ! Ainsi que le guerrier…

— N’aurais-tu pas omis certaines personnes ? interpella un client. L’esclavagiste, par exemple ? Oh, et la prétendue mécène, désormais meurtrière !

Mélude déglutit. Zekan cessa de souffler dans son eilenis. Seule Makrine jouait encore de son violon au mépris des suggestions de ses amis, comme si la musique diminuait la véhémence de la remarque.

De prime abord, la chanteuse flanqua un regard malveillant à celui qui les avait interrompus. Le jeune ludram, à la complexion grise, dégustait une bière azurée en compagnie de ses amis. Mais Mélude avisa ses boucles ivoirines et satinées cascadant de part et d’autre de ses épaules. Elle admira les proportions symétriques de son visage. Elle contempla ses abdominaux saillant depuis sa veste étriquée. Des frissons commencèrent à l’envelopper, sa figure vira au rubicond, et ses compagnons ne purent que soupirer.

— Une telle provocation est insultante ! s’écria-t-elle. Du moins elle l’aurait été si tu n’avais pas eu un joli minois. Ton physique te place dans une position privilégiée, bellâtre.

— Voilà qui me laisse indifférent, répliqua le client. À moins que la pucelle de Vuranie pense me mériter ?

Tiraillée, Mélude ne sut quoi répliquer. D’un côte son sang se mit à bouillonner, de l’autre son cœur battait la chamade. Frémissements et tremblements s’opposaient. L’émerveillement se poursuivait au mépris des protestations.

La chanteuse déposa son luth puis exhiba fièrement ses biceps.

— Autrefois, dit-elle, je pensais que mon apparence suffirait à plaire. Une rouquine rayonnante comme moi, cela allait de soi ! Puis cette expédition m’a changée. Je n’ai pas à me plaindre. Tant de militaires fauchés par le destin… ainsi que nos propres compagnons. Adelris Frayam et Akhème Vanyar ont perdu la vie. Turon Belemia ne pourra plus jamais marcher ni se battre.

— Une bonne chose que le violon de ton amie complète tes paroles, ironisa le ludram.

— Cependant ! J’ai appris que je devais m’améliorer. Aujourd’hui, ce n’est plus tant la beauté qui importe, plutôt la force de caractère. Jour et nuit, je m’entraîne, et désormais, je n’ai plus un visage, mais aussi un corps de rêve ! N’as-tu pas envie d’admirer mes muscles ?

— Pas vraiment, non.

— Quoi ? Mais regarde mon œil manquant ! C’est la preuve que je suis une guerrière, une vraie ! Forgée par l’expérience, sculptée par l’aventure.

À cet élan succéda un bond. Toutefois Mélude glissa et se ramassa sur le plancher. Une chopine glissa d’une des tables, et de la mousse coula sur son visage dans l’ombre d’un ricanement général. Zekan et Makrine accoururent vers elle, mais la déception plissait déjà les traits de leur amie.

— La séduction n’est toujours pas ton fort, souffla Zekan.

— Concentrons-nous sur la musique, d’accord ? proposa Makrine. C’est encore ce que nous faisons de mieux !

Bien que l’hilarité générale s’affaiblît, jamais la chanteuse ne retrouva le courage de se hisser sur l’estrade. Au lieu de quoi elle essuya sa figure empestant l’alcool, avant d’elle-même se diriger vers une table libre, depuis laquelle elle interpella l’aubergiste. Soupirant, ses partenaires la rejoignirent dans l’espoir d’être oubliés.

Manches et narines retroussées, l’aventurière s’était positionnée en prévision. La vie avait néanmoins repris son cours, aussi se rassit-elle sur sa chaise.

— Ce qui était exceptionnel devient la routine, soupira-t-elle en se penchant vers son verre.

Naguère on la reconnaissait à son nom, désormais son visage était tout autant familier. Héliandri Jovas restait vêtue de son épaisse veste verte, qu’elle boutonnait malgré la chaleur issue de l’âtre et ses protections en cuir. Depuis ses dernières explorations, des mèches grises supplémentaires parsemaient sa longue chevelure de jais lâchée, et retombaient de part et d’autre du comptoir. Elle s’était inclinée, quelques sillons déparant sa figure triangulaire, pour mieux accueillir le breuvage dans sa bouche sèche.

Une sombre mine l’habitait encore lorsque Shano l’interpella.

— Je t’en ressers un peu ? proposa-t-elle. On dirait que ton estomac s’est habitué à ce tord-boyau qu’est le sowqua ! Impressionnant… ou inquiétant.

— Ça ne fera que me déprimer encore plus, contesta Héliandri.

D’une main leste, l’aubergiste attrapa une lavette et frotta vigoureusement le comptoir. Des crissements sortirent l’aventurière de sa torpeur, incapable de s’extirper du regard de son amie.

— Je ne pourrai jamais remplacer Wixa, dit Shano. Trente ans de profonde amitié ne s’effacent pas en quelques mois. Et si je promettais que tu la retrouveras d’ici peu… Je ne veux pas te donner de faux espoirs.

— À quoi bon ? se lamenta Héliandri. Wixa n’est plus la même depuis qu’elle a franchi le portail. Pourvu qu’elle se plaise dans son nouveau rôle. Mais la dernière fois que je lui ai parlé, elle se fiait encore à Nasparian. Foutue redevabilité !

— J’ai beau être aux premières loges des chansons, j’ai toujours du mal à suivre avec tous ces noms… Mais tu vois, Héliandri, je ne suis peut-être pas la mieux placée pour te consoler.

— Qui, alors ? Mes compagnons de voyage ?

— Ce serait la réponse évidente.

— À moins d’y réfléchir ! Je n’ai pas vu Guvinor et Turon depuis l’effondrement de la tour du savoir. Zekan et Makrine sont déjà bien occupés à soutenir Mélude. Kavel a aussi perdu un proche, mais contrairement à moi, il n’a pas l’espoir de le revoir un jour. Quant à Dehol, je ne sais même pas par où commencer.

À chaque syllabe elle s’inclinait davantage. À chaque phrase elle s’approchait outre mesure de sa boisson. Une désagréable odeur eut beau piquer son nez, Héliandri enserra ses doigts autour de la hanse. Face à une aubergiste aussi soucieuse, néanmoins, elle finit par relâcher son maintien.

— Tu fais de ton mieux, reconnut-elle. Que les interactions sociales soient mon faible n’excuse pas tout.

— Je suis habituée, répondit Shano en haussant des épaules. En seize ans de service ici, tu n’es pas la plus régulière cliente, mais la plus fidèle sans aucun doute. J’ai appris à lire en toi. Tu es triste… et aussi frustrée, à juste titre.

— Et comment ! Écartée une fois de plus. J’échappe à la sentence mais je manque d’importants événements. Je ne suis pas née pour lambiner une auberge. Même la tienne, Shano, sans vouloir t’offenser !

— Ne t’inquiète pas à ce sujet. Bon, je ne pige pas tout, mais je crois que les forces en présence dépassent toute conception.

— Des îles fracturées, sorties des profondeurs après des millénaires ? Lorsque le portail s’est illuminé pour la première fois, je n’aurais jamais imaginé de telles prouesses. Et à présent, l’aventurière, aussi vétérane soit-elle, est bien faible contre ce déferlement de pouvoir inouï. Elle doit laisser les mages et militaires de tous les pays régler ce problème ?

— À peu près. Sans le défaitisme.

De nouveaux plis jaillirent sur le faciès de Héliandri. Tout à coup elle rejeta sa chope sur le côté, fendue parune étincelle de détermination.

— Shano ! s’écria-t-elle. Tu me connais mieux que quiconque ici. Tu le saurais si je renonçais aussi facilement.

— Mes talents d’encouragement se seraient rouillés avec les années ? demanda l’aubergiste.

— Loin de moi cette idée. Je refuse juste de voir la guerre comme le seul horizon. Tu sais, Shano, certains diraient que les batailles rendent les aventures plus palpitantes. Je suis la première à brandir ma bague de rakanam quand je veux impressionner quelqu’un. Mais est-il toujours nécessaire de nous mettre en danger ? Il y a encore tant de questions, tant d’énigmes. J’aimerais toujours être cette personne qui contribue à y répondre.

— Voilà qui sonne plus optimiste ! se réjouit Shano.

— Encore faut-il me donner les moyens. La vérité, c’est que je suis encore égarée.

— Prends ton temps.

Un frisson courut sur le poignet de l’aventurière au moment où elle saisit sa chope. Flottait un faible sourire auquel elle se référa au moment de déglutir. Tant que Shano lui prodiguait une once de courage, Héliandri savait digérer la rude réalité, quitte à ce que l’alcool assaillît son estomac.

À force de hausser la voix, Héliandri redouta l’irruption de commentaires supplémentaires. Chaque client, y compris les bardes, s’intéressait surtout à sa pinte, malgré la présence de coups d’œil fureteurs.

L’aventurière s’imprégna elle aussi de cette atmosphère. Il lui suffisait de déposer une poignée de pièces et Shano pouvait étancher sa soif. Alors elle s’appuyait sur le comptoir et savourait lentement sa boisson. Parcourant la salle des yeux, elle enviait ces personnes qui connaissaient tout sans avoir rien exploré. Parfois, un tel brouhaha l’encourageait à envier le silence de sa chambre, avant de tressaillir en songeant aux implications de la solitude.

Héliandri prêta tant son oreille aux alentours que ses conceptions s’effondraient. Les uns évoquaient le déplacement massif des armées, surtout depuis les pays du sud, leur voix altérée par l’inquiétude. Les autres évoquaient les navires tegaras chevauchant l’océan plus que jamais, s’enquérant des tumultes à venir. Quand l’on s’ébaudissait des quelques terekas accueillis à Menistas, l’on rappelait les étranges disparitions survenues au Xeredis. Quand l’on se félicitait de l’alliance des guildes de mage jadis rivales, l’on signalait les assassins s’élançant dans les venelles de Parmow Dil. Quand l’on se targuait de l’acquittement de la rectrice Ferenji Yaren, l’on indiquait la parlementaire Alraz Derhau retrouvée morte chez elle. Les débats s’étiraient, interminables, prêts à s’éterniser au-delà du crépuscule.

La double porte s’ouvrit alors sur un grincement inhabituel.

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