Chapitre 3 : Perpétuelles responsabilités (2/2)
La chaleur s’avéra salvatrice.
Il y avait quelque chose de réconfortant à se plonger par-delà les fenêtres incurvées. À admirer le lac azuré qui étincelait encore dans la pénombre, joyau s’illustrant dans la déclivité. Peu d’âmes rôdaient encore sur les ponts bâtis en pavé bistré, qui surplombaient le cours d’eau tels des arcs. Encore moins se baladaient sur les routes en pierre sèche, dont les interstices étaient tantôt gravés d’agate. Les chemins serpentaient entres les habitations enfoncées sur les dalles et couronnée de toits coniques bâtis en bois sombre. Parfois, des volutes de fumée s’exhalaient depuis leur cheminée, mais le phénomène restait marginal.
C’était la magie qui régnait souvent à l’intérieur.
Yazden Gurig ne ressentit nul besoin de garder le manteau cérémonial, ni sa veste écailleuse favorite. Un orbe fluctuant, de teinte ambrée, réchauffait son corps svelte, avachi sur un fauteuil lesté d’accoudoirs ondulés. L’éclat se reflétait sur ses petits yeux mordorés, nuançant la finesse de ses traits sur sa figure ovale et brune. Elle avait détaché sa lisse chevelure corbeau, et depuis lors n’arrêtait guère de l’enrouler entre ses doigts.
Une vision providentielle se manifestait pourtant. Prompte à détendre ses muscles et à ralentir ses battements de cœur. Il ne pouvait guère en être autrement, en présence de cette figure angélique à ses yeux, penchée auprès d’une bouilloire en airain. La sédentarité avait peu affecté sa carrure ciselée, évident sous son chemisier iridescent et sa jupe carminée aux dentelles pigmentées. Ses tresses cascadaient telle une parure, un rideau doré derrière lequel rayonnèrent ses traits. Peut-être étaient-ils moins durs que les autres membres de son clan, mais son épouse n’en avait cure. Elle pouvait se perdre des heures durant dans la profondeur de ses iris saphir. Elle pouvait effleurer ses douces mèches sans lassitude. Elle pouvait poser ses mains sur les creux de son visage anguleux, et ainsi sourire jusqu’à pérennité.
Venior Seram versa le thé infusé d’herbes carminées sur un bol de teinte en bronze, qu’elle tendit prestement à sa femme. Un délicat baiser au front s’ensuivit, suite auquel Yazden frissonna.
— Ce fut un jour sombre, déclara cette dernière. Ta compagnie prodigue l’éclaircie tant souhaité.
— Oh arrête, tu me flattes ! fit sa bien-aimée en s’empourprant.
Sur ces mots, Venior retourna auprès du chaudron, duquel elle se servit également un bol de thé. Bientôt elle s’installa aux côtés de Yazden, une fine couverture enveloppant ses genoux tandis qu’elle caressait son poignet.
— Malgré les circonstances, poursuivit la garde, j’aimerais profiter de ces lieux autant que possible. Il est important pour Guvinor de faire son deuil, plus que quiconque, quand bien même ses responsabilités l’appellent déjà.
Soudain Venior dévisagea sa compagne d’un air dubitatif, fronçant les sourcils. Elle avait beau privilégier la douceur, sa main se crispa sur le poignet de Yazden.
— Pourquoi tu mentionnes cela, au juste ? s’inquiéta-t-elle. Tu as accompli ta quête. Tu ne lui dois plus rien.
— Les mots m’échappent parfois, regretta Yazden. J’ai accompagné Guvinor en tant que garde du corps. Et si je me suis engagée à le protéger, mon devoir concerne plutôt Onjuril.
Une lueur d’inquiétude, d’abord discrète, jaillit du regard de Venior. Rarement s’était-elle autant accrochée à sa partenaire, envahie de palpitations.
— Tu as obtenu la réponse ! tonna-t-elle. Celle que je redoutais le plus… Il est mort.
— Ce n’est que la première étape, contesta Yazden. Nasparian mentionnait qu’il l’avait tué à cause d’un désaccord. Il est clair qu’Onjuril avait ce rôle de gardien avant lui. Il nous manque des informations… Indispensables pour l’avenir des terekas. Voire de chaque peuple.
— Tu as évoqué un rôle… Le nôtre s’achève ici.
— Quitte à nous laisser sur un sentiment de frustration ? Non, je ne te reconnais pas là, Venior. Tu avais toi-même affirmé que tu te serais ruée vers les ruines de Dargath, eusses-tu possédé tes deux jambes !
— Tu avais insisté pour t’y rendre à ma place. J’en suis énormément touchée, sache-le. Mais que cherches-tu à prouver, désormais ? Ton amour ? Ta loyauté ?
— Je suis ton bras armé, Venior. Celle qui ira là où tu ne pourra jamais te rendre.
— Jusqu’à te sacrifier ? Si tu m’aimes vraiment, Yazden, reste ici, je t’en supplie !
Ce fuit un geste vif, brusque. Les propos avaient cinglé, désormais le mutisme régnait. C’était comme si Yazden avait été projeté contre son siège, ébranlée, couverte de transpiration. Là où jadis s’esquissait un tableau exquis dominaient de sombres nuances, centrée sur son épouse courroucée. Venior s’était dressée de toute sa hauteur, depuis laquelle elle dévisageait Yazden d’un air grave. Ses cornées s’humidifièrent alors, tempérèrent sa colère.
— Comment pourrais-je te laisser repartir ? poursuivit-elle. Nous rentrons à peine des funérailles d’Akhème. Guvinor avait trois gardes du corps, et deux d’entre eux ne se battront plus jamais.
— Je serai prudente, assura Yazden.
— Prudente ? Parce qu’Akhème et Turon ne l’étaient pas, peut-être ? Ils étaient ludrams, en plus.
À son tour la garde se releva de son siège. Du sang monta à sa figure pendant qu’elle toisait sa compagne, laquelle soutint son hostilité si peu coutumière.
— Oh, excuse-moi ! s’écria Yazden. J’avais oublié que j’étais une petite humaine fragile, incapable de me défendre.
— Ce n’est pas ce que j’insinuais, se défendit Venior. Face à un tel adversaire, que tu sois humaine ou ludrame, grande ou petite, ce combat est perdu d’avance.
— Nasparian a déjà gagné si nous laissons nos peurs triompher.
— Aussi courageuse sois-tu, tu ne feras pas la différence ! Cet individu soulève des îles, brise des montagnes !
— À quel moment ai-je affirmé vouloir me confronter à lui directement ? Il existe d’autres manières de contribuer.
Pendant quelques instants, Venior s’était détachée du regard de sa compagne. Peu lui importait la tendresse de ses yeux, puisqu’elle balaya bien au-delà. Le confort au coin d’un feu doublé d’une magie revigorante. Les arômes manifestes depuis la richesse de leur repas établi sur la courbure de leur table. Un large lit encadré par une paire de guéridons, où les susurrements et les cajoleries amorçaient les passions.
— Je te veux à mes côtés, déclara Venior. Par pitié.
Yazden examina les charmantes commodités d’une demeure qui n’était pas leur, toutefois assez semblable. Elle s’ingénia à sourire, mais une flamme grésilla obstinément sur son faciès.
— C’est ce que je souhaite plus que tout au monde, dit-elle. Mais ma chérie… Mon devoir ne sera pas accompli si j’y renonce maintenant. Quand je t’ai raconté ce qu’il était advenu de ton grand-père, j’ai su à ta réaction que c’était insuffisant.
— Je ne suis pas prête à tout perdre pour une histoire de famille, rétorqua Venior. Je ne dormirai plus la nuit si j’apprends que l’amour de ma vie a péri en poursuivant cette chimère.
— Eh bien, je ne mourrai pas.
— Le destin ne se courbera pas à ta volonté, Yazden.
— Assez ! J’apprendrai toute la vérité sur Onjuril, que tu le veuilles ou non !
Il fut déjà trop tard lorsque la garde fracassa son poing sur la table et frappa du pied sur le plancher. Les coups partirent sur un vacarme imprévu qui ébranla les fondations. Yazden elle-même se surprit de la force avec laquelle elle s’était appliquée, puis ses lèvres se tordirent en un rictus face à l’inquiétude de sa compagne.
Leur cœur manqua un bond à cause d’un grincement inopiné.
— Mamans ! Ne vous disputez pas, s’il vous plaît…
Imperceptible silhouette de prime abord, elle sourdait à la hâte par-delà le seuil. L’enfant humaine, engoncée dans une chemise de nuit étriquée, se précipita vers ses mères. Quelques larmes coulaient sur ses joues alors que Yazden l’accueillit dans ses bras, contaminée par ses sanglots.
— Tout ira bien, murmura-t-elle. Retourne te coucher, nous te rejoindrons bientôt. — Vous êtes sûres ? insista Nardui. Tu es partie longtemps, maman. Je ne veux pas te dire au revoir encore une fois.
— Nous en reparlerons au matin, d’accord ? Maman prendra soin d’elle !
Yazden ébouriffa les cadenettes de sa fille avant de lui effleurer son épaule. Il lui fallut du temps pour se fier à ses paroles et écouter ses conseils. Après quoi Nardui s’en alla et ferma délicatement la porte derrière elle, non sans adresser un coup d’œil soucieux à ses parentes.
Des larmes creusèrent encore des sillons sur sa joue. Elle devait encore se débarrasser de sa mucosité d’un coup de mouchoir. Venior envisagea de se détourner de sa compagne, mais cette dernière agrippa son avant-bras.
— Pourquoi n’as-tu rien dit ? questionna-t-elle en inclinant la tête.
— Je ne voulais pas utiliser Nardui contre toi, murmura Venior. En fin de compte, c’est à toi de prendre ta décision. Souviens-toi au moins de ce que nous avions juré lors de notre mariage.
— Un petit frère ludram pour notre Nardui ?
Venior acquiesça, un sourire s’esquissant au coin de ses lèvres. Ce fut le signal aux yeux de Yazden, qui posa ses mains sur ses joues. Alors Venior se pencha et lui déposa un long baiser. Alors Venior enroula les bras autour de la taille de sa compagne et la souleva. Pour que leur étreinte se prolongeât, pour que le moment s’éternisât.
Aussi longtemps s’embrassèrent-elles, aussi affectueuse la sorgue se devait d’être, Yazden et Venior relâchèrent leur étreinte et se fixèrent au paroxysme de l’intensité.
— Je promets de revenir en vie, affirma Yazden.
— Tu as intérêt, répondit Venior sur un ricanement contrasté de pleurs.
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