Chapitre 4 : Héroïque (1/2)

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La légende se dressait au sommet de la montagne.

Sous la nitescence orangée se découpait une figure hors norme. Son ghusne au plumage argenté la soutenait, battant ses ailes majestueuses à proximité des cieux. Si la monture scintillait déjà de plus belle, cela était bien peu en comparaison avec sa cavalière. Une humaine haute de deux mètres, d’un gabarit incomparable, ses cheveux flamboyants résistant aux rafales. Elle brandissait sa magnifique épée forgée d’or, fière extension de son bras, avec une seule main. Plastron, brassards, ceinture et jambières brillaient de ce même métal précieux, embellissait l’indubitable meneuse.

Nul n’était mieux préparée contre cet adversaire jugé insurmontable. Personne d’autre ne se hissait face à cette force inexpugnable. Inébranlable, la guerrière mut sa lame à dextre, fixant le krizacle avec la plus pure détermination.

Elle conquit aisément les cieux. Une roulade en l’air succéda à son bond incomparable, surprenant même la créature. Celle-ci eut beau asséner de puissants coups de griffe, elle ne gagné qu’à effleurer son opposante, laquelle réalisa un saut supplémentaire en s’appuyant sur le vide. L’héroïne se dérobait de ces queues pernicieuses et alors tourbillonnait avec élégance.

D’ici elle percevait les trompettes former une musique épique. D’ici elle entendait ce chœur enjoliver chacune de ses actions. Libre comme l’air, légère comme une plume, elle prévalait sous l’ombre de l’ennemi terrifiant. Une incroyable assurance guida l’attaque avec laquelle elle transperça la chair du krizacle.

Éclaboussée du fluide vital phosphorescent, elle s’élevait plus haut que jamais. Une ribambelle d’admiratrices et d’admirateurs l’acclamerait à son atterrissage. Elle retomberait gracieusement, au contraire de la créature, et s’illustrerait sur un tableau diaprant de mille nuances.

Muznarie Rolog se réveilla plus tôt qu’espéré.

Un long bâillement faillit lui décrocher la mâchoire. N’eût été l’épaisse cime surplombant sa vision, elle aurait été aveuglée par les rayons du zénith. Une chiche douleur parcourait ses muscles et l’exhortait à rester étendue. Déjà elle s’imaginait une matinée à se prélasser sur un tapis de feuilles smaragdines, quelques-unes s’accrochant à ses mèches auburn désordonnées.

Malheureusement, un dhareït empiétait sur son lieu de repos. Ce rongeur de la taille d’un poing était doté d’un pelage touffu et d’une triple queue qu’il secoua sur le pâle visage de la jeune femme. D’ordinaire, l’intense vert de ses grands yeux aurait détonné sur sa figure constellée de taches de rousseur, sauf que ses cheveux mal lavés s’entortillaient disgracieusement de part et d’autre.

Muznarie grogna, et l’animal s’en fut, non sans crisser. Après quoi la jeune recrue frotta les larges manches de sa broigne, où son maigre et petot corps paraissait flotter bien qu’elle eût ajouté des trous à sa ceinture gaufrée. Y pendait une courte épée en fer par-dessus des jambières en cuir usé, un équipement s’effaçant dans la flamboyance de la forêt de Sinze.

La jeune humaine se gratta le cuir chevelu de ses ongles noircis avant de se curer le nez.

— Il y a quelqu’un ? cria-t-elle.

Elle n’obtint aucune réponse, hormis l’envol curieusement moqueur de plusieurs oiseaux. Haussant des épaules, Muznarie craqua ses doigts sur un sifflement dissonant.

— Bah, je ne dois pas être très loin ! songea-t-elle. On va dire que ce sera mon excursion du matin. Debout, Muznarie ! Sinon tu seras en retard pour le déjeuner.

Promptement, la soldate allia le geste à la parole. Il s’agissait de retrouver son chemin avant que la journée ne fût trop avancée. Elle progressait sur cette pensée à défaut de s’orienter d’une façon judicieuse. Tantôt elle s’émerveillait de ce réseau végétal que la faune avait fini par enrichir, tantôt elle tournoyait sur elle-même sur un chant improvisé, rivalisant avec les bourdonnements alentour. Sa seule silhouette suffisait à perturber la quiétude obtenue suite aux bouleversements récents, ce dont elle ne prit guère conscience. Au lieu de quoi elle bondit entre pierres et racines, salua les quelques animaux se dérobant aux coins de sa vision, et suivit les rares traces qui l’aidaient à se guider.

Près d’une heure s’écoula avant que l’appel de la nature ne s’affadît. Muznarie perçut des voix auxquelles elle se référa pour finalement retrouver son chemin dans l’épaisseur de la sylve. La gorge sèche, des feuilles encore accrochées à ses mèches, elle ralentit la cadence et se raidit tout sauf naturellement.

Quelques rayons ensoleillés s’engouffraient par-delà la frondaison jusqu’au gigantesque campement. Un quatuor de tour construites en fezura, dans le style de la cité avoisinante de Shonres-Varoth, encadrait une myriade de tentes. Des nuances bleues et vertes fusionnaient sur les drapeaux du Ruldin hissées en leur sommet, tandis que les interstices étaient veinées de gemmes.

Muznarie revint à sa hauteur et explora le campement des yeux. C’était là où les régiments de militaires, là où régnait un raffut pourtant ordonné. Bien au sud de la frontière de naguère, proche de la nouvelle limite que formait la péninsule.

Un lieu où Muznarie espérait se fondre.

Néanmoins, à force de fureter, la jeune soldate persistait à se distinguer. Femmes et hommes, humains et ludrams, constituaient une implacable garde par centaines. Muznarie paraissait insignifiante face aux cuirasses indigo avec lesquelles ils se pavanaient, rehaussées de lignes ambrées par-dessus leur tassette et leur boucle émeraudes. Pour sûr, une quantité significative de militaires favorisaient broignes, brigandines ou hauberts plus modestes, mais même eux exhibaient la puissance propre à leur profession. Des lances aux épées, des haches aux marteaux, les armes cliquetaient et grinçaient dans un concert discordant. Parfois des enchantements en relevaient toutefois leur mélodie. À ce moment-là, des mages de guerre s’illustraient avec prestance, en contraste avec leurs consœurs et confrères plus discrets. Alors des tourbillons de flux voletaient jusqu’à la cime, complétaient l’énergie déjà colossale de la forêt de Sinze.

Toussotant, se frottant les yeux, Muznarie essaya de se repérer au sein d’une telle compacité. Une costaude ludrame la bouscula soudain, l’interrompant dans sa contemplation. La jeune humaine goûta encore à la rugosité du sol : à défaut de lire l’expression dissimulée sous son heaume conique, les ricanements de la soldate et ses homologues lacérèrent ses tympans.

Muznarie se gaussa elle aussi, évitant de croiser son agresseuse. Elle se fraya une voie parmi ses collègues dont elle ignora les regards. Entre instructions et suggestions, des personnes de tout grade s’élevaient vers un devoir auquel la jeune femme prêta une oreille distante. Elle pouvait fredonner tant qu’elle le souhaitait puisque peu l’entendaient. Elle pouvait sourire sans lassitude malgré la tension qui s’exercerait aux alentours. Virevoltant de plus belle, Muznarie recueillit une once de magie bienvenue, même si elle y était peu sensible.

Sa destination se déploya sous ses yeux ébahis. Beaucoup y passaient devant sans y accorder davantage qu’un coup d’œil. La soldate, quant à elle, détailla les cordes argentées qui s’enroulaient sur les trois poutres soutenant la tente, avant de saluer le duo de militaires postés à l’entrée.

— Recrue Muznarie Rolog, au rapport ! salua-t-elle, guindée à l’excès.

Ses homologues s’échangèrent un regard dubitatif, puis désignèrent la lueur que les coups de vent dévoilaient.

— Mieux vaut garder ça pour la générale, commenta l’un d’eux. Et pas maintenant, en fait. Désolé pour toi, mais elle est occupée.

— J’espère qu’elle pourra se libérer pour moi, dans ce cas ! s’exclama Muznarie.

Ce disant, elle ignora les avertissements et poursuivit tranquillement le chemin. Elle fut la première étonnée que nul ne se dressa comme obstacle, et s’immisça alors dans la tente par légères foulées.

Peu de son ameublement sortait de l’ordinaire. Un râtelier occupait le coin opposé, à côté duquel cartes et lettres se superposaient sur une table. Étrangement, une demi-douzaine de tabourets s’alignait en face d’un lit défait, toutefois Muznarie ne le remarqua même pas, tant le centre accapara son attention.

Telle une statue elle s’érigeait. Immobile, fendue d’un éclair de détermination, son expression neutre dépourvue du moindre pli. Humaine d’âge moyenne, la générale arborait le plastron de l’armée ruldinaise mieux que quiconque, auquel s’ajoutait une cape vermeille désormais sollicitée par la brise. D’intenses yeux bruns s’inscrivaient sur une figure à la peau noire, marquée par les épreuves, quoique nulle balafre ne la déparait. Sa grande taille s’accordait à sa sveltesse comme elle avait attaché ses longs cheveux crépus en queue-de-cheval. Même si son équipement contenait peu de fioritures, ses doigts étaient lestés de bagues en obsidienne, et des esquisses noirâtres s’effaçaient sous ses manches.

Mais ce qui fascinait Muznarie était la manière dont elle tenait son épée. Ses mains enroulées autour d’un pommeau serti de grenats et d’un quillon arrondi, son épée dirigée verticalement vers le sol. Un trait nacarat parcourait une exquise lame, miroitant sous l’éclat des chandeliers.

Ainsi s’ensuivit une révérence cérémonieuse, à laquelle la générale ne pouvait rester indifférente.

La peintre, quant à elle, exhala un soupir.

— Mon suprême tableau, si brutalement interrompu ! se dolenta-t-elle. Malotrue, tu souhaites gâcher une si belle œuvre ?

— Surtout pas ! fit Muznarie. Reprenez donc, je serai comme invisible.

Plissant les yeux, l’artiste ludrame toisa l’intruse et grommela ostensiblement.

— Voyons, Lisphara ! intervint la générale. Ne nous emportons pas de la sorte, Muznarie ne pensait pas à mal.

— Comme d’habitude, marmonna Lisphara. Maladresse typique de militaire. Pas d’offense, mais la plupart d’entre vous êtes… d’un différent acabit.

— Que de préconceptions ! contesta Muznarie. Figurez-vous que…

— Je n’ai pas le temps de jaboter. Si le devoir vous appelle, j’imagine qu’il est l’heure de prendre une pause. Même moi, j’ai besoin de me ressourcer.

Ce fut avec une gestuelle millimétrée que la peintre déposa son œuvre hors de portée. Une moue de déception ternit alors les traits de Muznarie, elle qui se hissait sur la pointe des pieds pour l’apercevoir. Elle remarquait la profondeur fourmillant de détails, mais se confronta à l’animosité de Lisphara, qui ne la lâcha pas des yeux avant de quitter la tente.

Le sourire de la recrue restait néanmoins intact au moment de saluer sa supérieure.

— Générale Sharialle Telunn ! s’exclama-t-elle. Je vibre d’excitation rien qu’en prononçant ce nom !

— Encore me faut-il mériter cette nomination, murmura son interlocutrice.

Muznarie entreprit de la rassurer d’une étreinte, mais se retira au dernier moment. Sa mine radieuse échouait à alléger l’anxiété palpable chez Sharialle.

— Qui est plus digne que vous ? lança la jeune soldate.

— Plus que tu ne l’imagines, rétorqua la générale. Je n’ai même pas encore quarante ans. Fallait-il remplacer Twéji Huderes à toute vitesse juste à cause des méfaits de son fils ?

— Justement, vous incarnez l’exemple ! Vous êtes un incontestable parangon de vertu. Incarnée par votre corps superbe, aux bras musculeux, à la chevelure magnifique. Sans compter que cet équipement vous va à ravir.

— Muznarie… Serais-tu en train de me draguer ?

La jeune femme se gratta la nuque, s’évertuant à masquer sa figure rubiconde.

— J’en serais presque flattée, admit Sharialle, si je n’étais pas déjà mariée. Ma fille se promène dans ce campement, je te rappelle.

— Et elle est trop adorable ! complimenta Muznarie. Ha, je ne voulais que vous remonter le moral, générale. Je suis certaine que, malgré vos nouvelles responsabilités, votre nouvelle position en vaut la peine rien que pour son prestige !

Une vive ombre transperça Sharialle. Tant bien que mal, elle s’échina à faire disparaître son rictus naissant.

— Je serais plus rassurée si mes subordonnés savaient se montrer prudents, dit-elle. Muznarie, ton enthousiasme est bienvenu dans ces heures obscures, mais s’il te plaît… Ne t’aventure pas seule dans la forêt de Sinze.

— Que c’est mignon ! fit la soldate. La générale s’inquiète pour moi.

— Je suis sérieuse, Muznarie !

Paralysée, la concernée en resta bouche bée un instant durant. Une vague d’affolement submergea la tente et contamina même Muznarie, qui manqua de s’agripper à sa supérieure.

— Le danger est-il si important ? demanda-t-elle.

— Les survivants de la bataille ont témoigné, rapporta Sharialle en frissonnant. Nasparian n’est pas encore réapparu, et c’est une raison supplémentaire pour redoubler de vigilance. Général ou fantassin, cela revêt peu d’importance face à une telle menace.

Aux frissons de Muznarie se cumulaient ceux de Sharialle, qui se retourna subitement. Au départ, la soldate s’imaginait que la générale chérissait le repos, à force de lorgner son propre lit. Sauf qu’elle se rivait bien au-delà des limites de la tente, vers un horizon voilé derrière l’épaisseur des toiles.

— Je ne suis pas dupe, songea-t-elle. D’aucuns affirmeraient que ma réputation me précède. Peut-être, mais c’est le cas de beaucoup d’autres ! Yazon Kajod, illustre figure du Douralas, Majharaf Etyd, l’incarnation de la vieille mage empli de sagesse, est encore en forme pour surveiller la frontière. Tout comme son protégé, Rhaladon Tarusne, un prodige de la magie, d’autant plus impressionnant qu’il est jeune et humain.

— Je ne connais ni l’un ni l’autre, avoua Muznarie.

— Souviens-toi de leur nom, car leurs exploits suivront bientôt.

— Et les vôtres, générale ?

Un silence de malaise s’ensuivit, ce qui encouragea la jeune femme à insister :

— Je suis certaine que ce sont des gens fascinants ! Mais ce ne sont pas eux qui ont été envoyés dans la forêt de Sinze, mais vous. Toute la côte sud de Menistas est surveillée, pourtant vous êtes installée sur la péninsule ! Donc les plus proches des terekas.

— Voilà ce que je sous-entendais, précisa Sharialle. Je n’ai pas été désignée pour ma capacité à diriger une armée, encore moins pour mon talent à la magie.

— Pour votre éloquence, alors ! Nous assurons un rôle défensif, mais nous lèverons nos armes seulement en cas d’extrême nécessité. En particulier, vous devez sûrement assurer un rôle de diplomate, générale.

— Là encore, d’autres sont plus doués que moi. Tu n’as pas deviné, Muznarie ?

Muznarie haussa des épaules et tournoya son index dans sa narine. Elle eut beau cogiter, nulle réponse ne se matérialisait dans son esprit.

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