Chapitre 4 : Héroïque (2/2)
Une voix aigüe perça dans la tente avant que Sharialle ne pût répondre.
Interloquée, la générale se détendit bien vite face à une fougue de telle intensité. Une petite fille métisse se hâta dans ses bras, ses mèches frisées de jais oscillant le long de sa course. Sharialle l’attrapa sur son bond avant de la bercer comme si l’enfant naviguait sur un navire agité.
— Parza ! s’ébaudit-elle. Ça va ?
L’enfant hocha simplement pendant que sa mère frottait son nez contre le sien. De tendres gémissements se répercutèrent dans la tente et adoucirent l’atmosphère au bonheur de Muznarie, qui n’avait pas aperçu le commandant se placer à sa hauteur.
Il était grand et robuste, doté de solide bras et jambes. Des traits revêches apparaissaient sur son visage dur à la carnation ivoirine, même si d’involontaires sourires germaient de temps à autre. Il était équipé d’une armure en fer exempte de tout esthétisme, hormis des pointes rehaussant ses épaulières, comme une hache du même acabit battait son flanc. D’un vert profond scintillaient ses iris, d’un noir intense étaient sa chevelure et sa barbe abondantes mais irrégulières. Muznarie resta détendue à sa présence, mais elle dut faire fi de ses grognements gutturaux, obstacles à un charme dissimulé.
Daref Telunn la considéra à peine. Même le plus persistant de rictus ne pouvait résister à la vue de son épouse et de sa fille riant aux éclats. Il observa une certaine distance, en spectateur égayé, avant d’embrasser Sharialle.
— Parza n’a pas pu s’en empêcher ! s’exclama-t-il. Elle a vu Lisphara dehors et a insisté pour te voir.
— Ma chérie ! fit Sharialle. Je ne suis jamais très loin, tu sais !
— Et il vaut mieux ainsi. J’entends encore les commentaires de certains… Une enfant n’aurait pas sa place dans un campement militaire. Je ne les ai pas entraînés pour qu’ils balancent des sornettes pareilles !
— Mets-toi à leur place. Je comprends leur inquiétude. À nous de les rassurer.
— Ils projettent leurs frayeurs sur notre Parza. S’ils sont si peurs pour leur vie, c’est qu’ils ne nous font pas confiance pour les protéger. Prouvons qu’ils ont tort.
Des ondes de tension jaillirent aussi rapidement qu’elles s’étaient dissipées. En son centre se retrouvait Parza, au bord des larmes malgré les chuchotements de sa mère.
Alors intervint Muznarie. Tapant des mains, virevoltant une fois encore, elle exécuta une danse comme nulle autre. Elle s’épuisait sur d’agiles et maladroits mouvements, suscitait l’allégresse momentanément absente chez Sharialle et Parza. Mais tandis que la recrue finissait son spectacle, elle se heurta au malveillant coup d’œil de son commandant.
— À quoi rime cette scène ridicule ? lâcha-t-il. Tu comptes triompher de l’ennemi en le perturbant ?
— Il n’y a pas d’adversaires pour le moment ! rétorqua Muznarie. Seulement l’angoisse, commandant, que j’efforce de défaire.
— Ne sois pas si dur, dit Sharialle. Regarde comment Parza est contente !
— Et j’en suis le premier ravi, concéda Daref. Mais c’est à nous de nous en charger, pas à Muznarie. De plus, l’heure n’est plus aux facéties.
Daref avait sa propre manière de se cabrer. Il plaqua ses poings contre son plastron, et par son geste égala la stature de sa partenaire. Le moindre signe d’adoucissement se volatilisa de ses traits. Il ne restait plus que de sévères plis émergeant sous ses sourcils froncés.
— En vérité, clarifia-t-il, j’étais aussi venu te voir. Non en tant que mari, mais en tant qu’inférieur hiérarchique qui doit faire un rapport. Récemment, une flotte entière a été aperçue à l’horizon, depuis la côte ouest de Menistas. Sans que nous ayons la certitude, il doit s’agir de tegaras. Eux seuls sont capables de déployer de moyens aussi colossaux.
Fascinée, Muznarie cligna rapidement des paupières, dévoila l’éclat qui étincelait dans ses yeux. Ses murmures indiscrets achevèrent d’agacer Daref.
— Tes réactions excessives sont insupportables, soupira-t-il. Tu ne peux appréhender quelque chose d’aussi massif, toi qui n’es qu’une jeune recrue. Une potentielle alliance entre terekas et tegaras… Nous aurions dû le prévoir. As-tu la moindre idée des implications, soldate ?
— Je ne suis pas ignorante sur le monde à ce point-là ! contesta Muznarie. Je veux en savoir plus.
— Tu attendras comme chacun de tes camarades. Tu aimes notre famille, n’est-ce pas ? Accorde-nous un peu de moment entre nous, s’il te plaît. Le temps nous manque cruellement.
Il y eut une pointe d’hésitation, où la patience fut réclamée. Mais même si un rictus empathique marqua le visage de la générale, elle finit par se résigner, et confirma l’instruction d’un acquiescement.
Ainsi congédiée, Muznarie souffla malgré elle, ses traits tirés par un sourire inexorable. Bientôt elle savoura la lueur extérieure à défaut de la chaleur de la tente, dont l’éjection lui laissa un goût amer. Si bien qu’elle trébucha sur une militaire, et heurta le sol tête la première.
Soldates et soldats hilares se divertissaient de cet accident. Peut-être que la dérision serait la bienvenue. Des rires goguenards eurent donc beau la harceler, la jeune recrue se joignit à eux. Elle mit du temps avant de se redresser. Pendant qu’elle saluait ses camarades, époussetant ses jambières, un grondement intrus surgit derrière elle.
Le sergent l’attrapa par le col et l’entraîna aux extrémités du campement. Une force étouffante s’exerçait sur la soldate, qui paraissait s’étouffer, pourtant elle refusa de geindre. Elle ne se courba même pas face à la poigne de son supérieur, bien qu’elle lui accordât aussi un geste de respect.
— Cette farce a assez duré, assena-t-il.
Ralaïk Weg arborait toujours une mine grave, mais elle détonnait davantage que d’ordinaire. D’un regard apte à transpercer le fezura, il surprenait par sa taille grande pour un homme ludram, guère par sa couleur de peau émeraude l’aidant à se fondre dans cet environnement. Une multitude de cicatrices saillaient de ses chevilles à son visage, encadré par des mèches lisses et opalines, et durci par son nez à moitié fendu. Il était d’une forte carrure que soulignait sa brigandine olivâtre renforcée d’acier. Au contraire de ses homologues, peu de vônli consolidait son équipement, à l’exception de sa lance à double pointes.
Déglutissant, intimidée, Muznarie feignit l’impavidité.
— Sergent ! se défendit-elle. Je ne cherche qu’à…
— Tes justifications ne valent rien, coupa sèchement Ralaïk. Comment l’ennemi peut nous prendre au sérieux avec quelqu’un comme toi dans nos rangs ?
— Les apparences peuvent être trompeuses.
— Une personne frêle dans ton genre, même pour une humaine ? À la faiblesse pas même compensée par une maîtrise de la magie ? Je suis d’un naturel honnête, aussi vais-je te dire la vérité : notre générale Sharialle se trompe sur ton compte.
Muznarie ravala sa salive. Alors qu’elle sondait une échappatoire, nulle issue ne se présentait à elle, ce même si elle fut le centre de l’attention quelques minutes plus tôt. Son horizon se limitait au sergent aux bras croisés, dont l’inflexible silhouette se découpait au-devant d’une tour.
— Je vous un immense respect à Sharialle, reprit-il. Vraiment ! Elle a une histoire inspirante, surtout après la déception que fut la générale Twéji. Sharialle demeure malgré tout le résultat de sa hiérarchie. Une paix de longue durée ramollit inévitablement les gens, les lois et les coutumes. Voilà comment on se retrouve à enrôler n’importe qui.
— Hé ! s’opposa Muznarie. J’ai prêté le même serment que chacun d’entre nous : protéger les faibles et innocents.
— Une motivation ennuyeuse et banale au possible. Les principes sont bons pour quelqu’un comme Sharialle, qui peut nous encourager par des monologues éloquents. Les fantassins comme toi, en revanche… Et si tu te contentais de suivre le rang ?
— Et ainsi être comme tout le monde ? Je ne suis pas engagée dans l’armée pour cesser de m’amuser.
Des nerfs se resserrèrent. Des poings se craquèrent. Ralaïk garda ses yeux rivés vers le haut, ignorant délibérément son interlocutrice. Il fut tenté de plaquer une main sur son épaule, mais choisit plutôt de palper sa lance.
— Écoute-moi bien, siffla-t-il. Je t’ai déjà raconté l’histoire de ma dernière défaite, n’est-ce pas ?
— À maintes reprises, fit Muznarie.
— Pour une raison bien précise ! Lorsque mes compagnons et moi avons pénétré par-delà le portail, nous ignorions encore à quoi nous attendre. Ce Nasparian nous a tous surpris… Nous étions des centaines à fouler le champ de bataille, et seule une poignée d’entre nous avons survécu. J’aimerais t’affirmer que cette épreuve nous enforcés, hélas, pour la plupart des rescapés, ce fut le contraire.
— Comment ?
— Observe ton environnement, idiote ! Je les respectais, je les considérais comme des amis. Des sœurs et frères, même ! Mais ils ont décidé de « prendre congé ». Traumatisés, apparemment ! La vie est trop précieuse pour eux, ils préfèrent la passer auprès de la famille. Des pleutres de la pire espèce, oui !
Muznarie voulut répliquer, mais son supérieur ne lui accorda pas cette chance. Il la foudroya des yeux avant de tourner autour d’elle, désireux de dominer son environnement. Ralaïk se dressait de toute sa hauteur et néanmoins était éclipsé par la vastitude de la sylve.
— Un véritable guerrier ne doit pas céder à sa peur ! tonna-t-il. Je suis le témoin d’une défaite qui inspirera une victoire. Tu saisis, la bleue ?
La soldate opina timidement, épongeant une goutte de sueur.
— Alors tu nous feras le plaisir de t’entraîner au plus vite, déclara-t-il. Cela nous épargnera tes pitreries. Tu devras être prête pour quand la guerre commencera.
— La guerre ? s’étonna Muznarie. Nous sommes ici pour une mission diplomatique ! Si nous en venons aux armes, ce sera déjà un échec !
— Voilà que tu rabâches les beaux discours de notre générale. Si ces barbares de tegaras s’érigent en sauveurs de terekas, l’affrontement sera inévitable. Car les parlementaires seront forcés de reprendre les affaires laissées en suspens.
— Vous exagérez, sergent !
— Penses-tu, soldate ? Pour beaucoup, la guerre est synonyme de mort et de souffrance. J’y concède une part de vrai, mais je ne me targue pas de quarante années dans l’armée pour rien. La perspective d’une bataille imminente me fait frissonner !
Elle écarquilla des yeux. Exsuda à l’excès. Elle était incapable de soutenir une telle intensité, pourtant l’issue ne se matérialisait toujours pas. Ralaïk se gaussa des tressaillements de sa subordonné, et lui ouvrit lui-même le passage. Non sans poser sa main sur son épaule avec une délicatesse inhabituelle.
— Il n’est pas trop tard, susurra-t-il à son oreille. Profite de la faiblesse des réformes du Ruldin. Si tu désertes, tu n’auras qu’une amende à payer.
— Et ainsi abandonner mon devoir ? répliqua Muznarie. Hors de question.
Un sourire carnassier peignit les traits de Ralaïk.
— Dans ce cas, tu goûteras aux pires aspects de la guerre. Je t’aurais prévenu.
Et il abandonna la jeune recrue à ses tremblements, qui même dans ses songes ne purent s’amenuiser de sitôt.
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