Chapitre 5 : Le savoir manquant

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Trop tôt. Trop tard. Ou bien juste à temps, comme d’aucuns prétendent.

L’émersion fut telle une secousse qui ébranla le monde. Même les plus sceptiques ne pouvaient ignorer ces terres fragmentées, naguère des composantes entières de Menistas. Ils observent sans appréhender. Ils jugent et ne saisissent qu’une infime partie de sa signification.

Aujourd’hui, ma mission s’achève, seulement pour céder à une autre, tout aussi fondamentale. Je suis un observateur extérieur dont nul ne perçoit l’influence. Je suis le détenteur d’une vérité que seule une poignée sera en mesure de connaître.

Curieux constat que voici. Les âges se succèdent, délimités en cycles qu’historiens et érudits s’acharnent à classifier. Ni d’irréversibles retours en arrière, ni des incoercibles bonds vers l’avant. Ces successions s’apparentent toutefois à une insupportable stabilité.

On estime qu’environ un milliard de personnes peuplent ce monde. N’est-ce pas déjà une victoire de soi ? Les progrès de la médecine, de la science et de la magie nous ont permis d’éradiquer des fléaux, de réduire la mortalité infantile. De villages en cités, de barques en navires, ludrams et humains voient toujours plus grand, et promettent l’épanouissement et le développement dans les efforts de paix.

Ces ambitions sont insuffisantes.

Ces existences d’une simplicité aberrante s’enchaînent de générations en générations. La pureté de l’air, la fraîcheur de l’eau, l’exubérance de la vie constituent des miracles, pourtant considérés comme acquis. Notre globe, suspendu dans un vide d’une vastitude inconcevable, abrite tant de choses merveilleuses, fussent-elles prévues ou accidentelles.

Il est temps de mettre un terme à cette immutabilité dont nos espèces se vantent à tort. Si nous sommes capables de préserver notre peuple en stase durant des dizaines de milliers d’années, aucun prodige ne nous est impossible.

Je ne garantis pas que le processus sera tranquille. Ni que tous vivront pour assister à cela, malgré nos moyens désormais considérables. Je souhaite juste être le témoin d’une époque qui donnera naissance à une nouvelle.

Pourvu que la rencontre des peuples aboutisse à cet objectif naturel, quoique si ardu à atteindre. Nos limites n’en seront bientôt plus.


*****


Ruines, cités, sanctuaires et temples avaient peu de secrets pour qui dominait les cieux. Les krizacles témoignaient du caractère ancestral des terres émergées, atteignant d’inconcevables hauteurs de leurs quatre ailes d’incomparable envergure. Depuis leurs trois yeux globuleux, riche d’une teinte orichalque, ces créatures sondaient l’archipel mieux que quiconque. Il suffisait de lever et de prêter l’oreille, et l’on remarquait ces ombres massives prendre leur envol. Leur rugissement, semblable à l’orage, se répercutait sur des kilomètres à la ronde.

Ni guides, ni gardiens, les krizacles achevèrent leur voyage journalier. Ils convergèrent vers un dôme bâti d’un fezura plus sombre encore que d’ordinaire, çà et là paré d’un matériau semblable à l’os. L’édifice se situait au contrebas d’une petite île tout en relief, à proximité du hameau où la plupart des terekas avaient retrouvé logis. Un bassin de flux s’enchevêtrait sous la structure. Tantôt il se manifestait sur les interstices du pavé cerclant la structure, tantôt il s’enfonçait sous la terre, comme si son éveil devait encore attendre.

Un chuintement se produisit à l’approche des krizacles. Des lignes de flux s’illuminèrent de part et d’autre de la courbe, convergèrent au sommet, où elles spiralèrent à haute vélocité. Le dôme s’ouvrit alors sur un puissant grondement, au cours d’un processus qui s’égrena sur des minutes entières.

Ainsi se concrétisa le passage pour les proclamés maîtres de ces lieux.

Au niveau du sol, toute silhouette risquait de s’invisibiliser. Il ne s’y trouvait qu’un individu, vêtu d’une tunique en camaïeu et de brassards en vônli, qui observait les créatures d’un œil méticuleux. Il ne redoutait ni les griffes au bout de leurs pattes, ni leurs crocs effilés. Au contraire, il s’était doté d’un grand sourire au moment où elles atterrirent, quoiqu’il se couvrît les bras à cause du souffle que leur mouvement engendrait.

Une présence apte à le pétrifier. Une compagnie prompte à le fasciner. Cette vision s’étendait jusqu’aux limites du dôme. Jusqu’aux soutènements eux-mêmes chargés de flux. Plus il détaillait les créatures, et plus le dresseur notait les différences par rapport à ses souvenirs antérieurs à la stase. Comment leur museau s’était allongé, comment leurs écailles s’étaient noircies, comment la teinte argentée avait supplanté les nuances bronze de leurs griffes. Si semblables créatures, pourtant si différentes, les krizacles se maintinrent dans une stabilité nouvelle.

— Je ne t’attendais pas ici, Varanes. Où est Trazec ?

Tout le temps que le dôme restât ouvert, sa cape dorée ne cessa d’osciller. Varanes voulait éviter de croiser cette paire d’yeux, dont l’éclat se tamisait à peine sous sa large et sombre capuche, tant elle perçait. Derrière le masque en pierre craquelé s’érigeait une figure face à laquelle il restait ankylosé.

Nasparian sauta de son krizacle avant de toiser Varanes, mains jointes derrière le dos.

— Il me semble t’avoir posé une question, insista-t-il.

Varanes ne pouvait l’ignorer encore bien longtemps. Pourtant il se frotta les poignets, depuis lesquelles des étincelles jaillirent et grésillèrent. Ce faisant, il se plaça face à un krizacle à qui il présenta ses mains, et la créature l’observa longuement, circonspecte.

Une foulée résonna dans l’édifice. Incita Varanes à s’orienter à brûle-pourpoint vers son interlocuteur. À travers les mains gantées de Nasparian, il percevait la considérable puissance qui s’en dégageait, aussi il déglutit.

— Pardonnez-moi, bafouilla-t-il. La surprise m’a rendu muet. Trazec est parti.

— Me voilà aussi étonné, dit Nasparian. Il renoncerait à ses devoirs pourtant si impératifs ? Quelles motivations l’ont-ils conduit à commettre pareille ignominie ? Les archives le décrivaient comme un dresseur de krizacles hors pair. Aussi ambitieux sois-tu, Varanes, tu n’es que son apprenti.

— Il a été très bref. Il a mentionné que les krizacles avaient trop évolué pour qu’il puisse s’en occuper. Qu’il ne pouvait aspirer au calme que son travail requiert si autant d’yeux sont rivés sur nous.

Une onde de pression s’étendit aux alentours. Dans cet environnement Nasparian se mouvait avec aise, au contraire de l’apprenti dont les membres s’alourdissaient. Lui qui se détournait d’une hostile attention s’orienta vers un krizacle, quémandant l’apaisement.

Nasparian brisa brutalement le mutisme.

— J’espérais mieux de sa part. N’aurait-il pas dû se préparer à toute éventualité ? Les écrits que j’ai glanés de lui laissaient entrevoir un être sage.

— Il m’a laissé des instructions, expliqua Varanes. Si vous doutez de moi à cause de mon manque d’expérience, sachez que les circonstances m’aideront à m’améliorer plus rapidement.

Il n’attendit pas la réaction de Nasparian avant de s’attarder vers la plus proche créature. Ses yeux s’ouvrirent de fascination face à son équanimité, l’encourageant à tendre davantage son bras. Une tension électrique se propagea alentour, et la distance demeurait, comme si un infranchissable gouffre séparait Varanes du krizacle.

— Tu devrais donc connaître la première leçon, lâcha Nasparian. Essentielle pour tout dresseur de krizacles.

— Éviter de les toucher autant que possible, récita Varanes. J’en suis conscient, mais je dois bien avouer être tenté. Sont-ils les krizacles originaux, changés par les âges, ou des lointains descendants ? Un simple effleurement donnerait un élément de réponse.

— Peu d’esprits y survivraient. Les plus chanceux souffriraient de terribles séquelles.

— Nous volions sur le dos de krizacles avant la stase ! Vous-mêmes venez de le faire à l’instant.

— Les gardiens possèdent une magie bien supérieure à l’individu moyen. Serais-tu prêt à prendre ce risque, apprenti ?

Les mots s’imprimèrent dans l’esprit de Varanes et le paralysèrent. Des vibrations se propageaient sur son bras levé, qu’il n’abaissait pas au mépris des avertissements. Sentant la magie environnante de ses doigts, il ne perçut nulle inimitié parmi les krizacles, toutefois écouta-t-il les conseils de son apprenti.

— Personne d’autre que vous n’a donc touché un krizacle ? interrogea-t-il.

— Pas que je sache, répondit Nasparian. Tout est possible lorsque les époques se succèdent ainsi, mais les témoignages manquent.

Varanes songea aux propos du gardien. Moult idées se bousculèrent dans sa tête, mais avant qu’il pût les exprimer, un nouveau grondement s’empara des lieux. Derrière le seuil de la la grande porte latérale, par-delà une série d’arcs entrelacés, Aznorad répondit à l’appel, Bisaraj sur ses talons. Le dresseur repéra Nasrik seulement après un coup d’œil minutieux : il la salua en enroulant un de ses mèches cendrées autour de son oreille.

— Quoi qu’il en soit, poursuivit Nasparian, tu as ton rôle à accomplir Varanes. Remplaçant ou pas.

— Bien… Bien sûr ! balbutia le dresseur en sursautant.

— Je dois m’entretenir ici avec ton chef et sa successeuse. Pendant ce temps, attelle-toi à la tâche. Et promptement !

Le ton impérieux amplifia l’instruction. Ni une, ni deux, Varanes siffla en direction des krizacles, et ces derniers répondirent à l’appel. De temps à autre, il ne pouvait s’empêcher d’accorder quelques coups d’œil aux autres personnes, mais il fut incité à se dédier corps et âme à son rôle.

Au moment où ses invités le rejoignirent, l’éclat s’amplifia dans les yeux de Nasparian. Il gardait les mains derrière le dos, à l’aise dans ce milieu. Il faisait face à un couple impavide, qui le dévisageait sans exhiber la moindre expression, pendant que leur fille trémulait quelque peu à une telle proximité des créatures.

— Nous nous impatientions, admit Aznorad. Mais nous sommes heureux de votre retour, après tous ces mois.

Immobile mais assidu, Nasparian étudia ses invités d’un regard pénétrant. Une réponse était escomptée, pourtant il temporisa autant que possible. Il s’imprégna de l’atmosphère d’un lieu auquel il était déjà habitué. Et ce faisant s’assura de l’obéissance des krizacles, même s’ils se rassemblaient autour de Varanes.

— J’avoue avoir été pris au dépourvu, dit-il. Wixa m’a averti de son intention d’accompagner les vôtre pour leur trajet vers le Ryusdal. Toutefois, elle s’y est prise au dernier moment, et ne m’a pas vraiment laissé le choix.

— Un changement dont ma fille ici présente n’est pas encore remise, évoqua Aznorad. Elle est d’ailleurs présente, si vous souhaitez vous entretenir avec elle.

— Pourquoi le ferais-je ? Elle te succèdera, certes, mais tu es le chef actuel de ton peuple.

— Nasrik n’a jamais caché sa méfiance envers vous. Peut-être est-il temps de clarifier les choses.

De frissons en tremblements, la concernée ne put rester en retrait bien longtemps. Puisque Bisaraj lui coula coup d’œil réprobateur, elle se réfugia auprès de Varanes, dont les lèvres se plissèrent en signe d’empathie.

Elle était incapable de retarder le moment indéfiniment, ni de se soustraire à l’attention désormais inéluctable du gardien. Nasrik s’avança d’un pas, vers cette lumière unique dans la pénombre, et refoula ses tressaillements en se cabrant.

— Exprime-toi, fit Nasparian, visiblement amusé. De quoi l’héritière souhaite m’accuser ?

— Je ne cherche pas de titres, juste la vérité ! riposta Nasrik.

— Inutile de t’emporter ainsi, intervint Bisaraj. Calmement, lentement. Respecte notre sauveur.

— Et s’il s’était attribué les mérites de ses prédécesseurs ? Il y a bien eu des gardiens avant lui, et désormais, il est le seul à se dresser face à nous. Tu ne trouves pas cela étrange, mère ?

Un flux méphitique s’exerça subitement autour de Nasrik. L’effet était subtil : si elle pouvait encore se déplacer, elle se sentait engourdie. Cette force était apte à la ralentir sans la lacérer, aussi ses gémissements étaient à peine perceptibles, à peine capables de susciter un brin d’inquiétude chez ses parents.

Maître de son environnement, Nasparian tourna autour de ses interlocuteurs. De ses foulées mesurées se dégageait une aura intense.

— Assez de détours, Nasrik ! lâcha-t-il d’une voix glaciale, sans même daigner la fixer. Épanche-toi donc.

— Très bien ! répliqua Nasrik, épongeant son front lustré. Nous nous sommes réveillés dans un futur si lointain que nos esprits ne peuvent le concevoir. Vingt milles des nôtres n’ont pas survécu, et il n’y a aucune trace de nos protecteurs originaux. Pour couronner le tout, la tour du savoir, abritant l’énergie même permettant notre stase, a été désagrégée. Quelles sont vos explications ?

— Simples et directes. J’ai dû défendre ce territoire, et hélas, il y a eu des dommages collatéraux. Quant aux gardiennes et gardiens originaux, quoi qu’il soit advenu d’eux, je suis arrivé bien trop tard pour le savoir.

— Souverain de ces lieux pendant un demi-siècle, et pourtant vous n’avez pas percé des mystères ?

— Le temps ne préserve pas tous les écrits.

— Une excuse bien formulée peut-être, mais elle ne me satisfait pas.

— Je suis las de ces insinuations !

La voix tonna, se répercuta jusque dans les moindres anfractuosités. Quelques krizacles se cabrèrent même lorsque les échos ricochèrent sur la voussure. Peut-être que la magie de Nasparian ne s’y reflétait pas, mais Nasrik restait paralysée. Ses parents se dressèrent alors en égides, sa mère s’apprêtant à défourailler.

À son ébahissement, ce n’était pas vers le gardien que le blâme convergeait.

— Pardonnez notre fille, implora Aznorad. C’est une adulte malgré son indolence d’adolescente.

— Père ! s’offusqua Nasrik. Pourquoi vous vous abaissez de la sorte ? Avez-vous été manipulé par ses belles paroles ?

— Tu dois être raisonnable, déclara Bisaraj. Sagement, finement. La confiance prudente est un luxe que les circonstances actuelles rendent impossibles.

— Qui a forcé ces circonstances ? Les instructions étaient claires : nous ne devions pas être sortis de la stase tant que les habitants de Menistas n’étaient pas prêts à la réconciliation.

— S’ils ne sont pas prêts maintenant, lâcha Nasparian, ils ne le seront jamais. Je l’admets, j’ai pris cette décision moi-même. Mais il fallait bien que quelqu’un le fasse. Je ne regrette rien.

Nasrik affronta le regard de Nasparian malgré le mur que formaient ses parents. Face à une aura si souveraine, elle devait rassembler beaucoup de courage, et s’y efforça en dépit de l’antagonisme environnant. De taille similaire à son adversaire, elle n’eut pas à baisser la tête, toutefois ses muscles se contractèrent sous la tension.

— Votre sagesse est-elle infaillible ? interrogea-t-elle. L’idée d’être piégée dans un sommeil jusqu’à la fin de temps a de quoi hanter mes nuits. Quelle alternative proposez-vous ?

— Votre survie, affirma le gardien.

— À quel prix ? Vous avez déplacé les jhorats au nord de l’archipel, les détournant de leur but originel. Vous ne pouvez feindre l’ignorance, cette fois-ci ! Originellement, les jhorats avaient été imaginés comme des bâtisseurs, censés nous permettre de rejoindre le continent !

— Cette connexion n’est plus nécessaire. Vous protéger est impératif, en revanche.

— La conversation n’aura donc pas de résolution… Mère, père, merci de m’avoir amenée ici ! Face à un gardien borné, trop sibyllin pour notre bien, prétendant être notre seul allié. La venue des tegaras contredit son discours.

Tandis que Bisaraj et Aznorad soupiraient, proches de contester, Nasparian se perdit en un rire contrôlable. Chaque fois qu’il croisait l’expression empreinte de sérieux de Nasrik, ses éclats reprenaient de plus belle, jusqu’à courber sa raide stature.

Sa réplique subséquente n’en fut que plus glaciale :

— Ta naïveté aurait été touchante si mieux touchante. Peut-être étais-je comme toi à une époque, mais elle est bien lointaine. Tu dois apprendre comment fonctionne ce monde. Les tegaras ne sont pas guère représentatifs des autres peuples. Ils sont considérés comme des parias par le reste de la société, qui pourtant se targue d’être « avancée ».

— Je suis certaine que vous vous trompez.

— Prouve-le moi, si tu en as le crains. Mais même si ces personnes existent, possèdent-elles seulement une fraction de mon influence et mon pouvoir ?

Un air de défi étincela depuis leurs yeux. Du silence naquirent des vagues de flux invisibles qui cernèrent chaque occupant de la salle. C’était comme si tout s’était réduit au gardien et à l’héritière, là où s’insinuaient de subtils grognements.

Aznorad et Bisaraj s’interposèrent, et cette fois-ci ne laissèrent plus aucun espace à leur fille.

— Ne l’encouragez pas ! supplia sa mère.

— En effet, renchérit son père. Nasrik a encore beaucoup à apprendre avant de me succéder.

— Rampez donc devant lui, dit leur enfant d’une voix sombre. Je préfère que mes actions soient utiles… et indépendantes.

Seule la préoccupation de Varanes était en mesure d’apaiser son mécontentement. Nasrik fit volte-face au mépris des désapprobations, abandonnant la lumière comme la pénombre. Des excuses à moitié formulées chantèrent dans ses oreilles, et pourtant furent incapables de la ralentir.

Nasrik regagna l’extérieur et enfin ressentit un semblant de soulagement.


*****


À ses yeux, la nuit apaisait bien des doutes. Autour d’elle s’étendait un panorama d’autant plus rassurant que ses contours se distinguaient malaisément dans l’obscurité. Quelques orbes chatoyaient sur la cime des arbres chevauchant la côte attenante. Des lignes de flux clignotaient le long des ruines adossées sur l’île voisine. Quoique puissantes, elles ne rivalisaient guère face à la voûte céleste, constellée d’astres à l’éclat si constant.

Nasrik ne perdit pas son temps en contemplation, aussi tentée fût-elle. Un froid vivifiant s’infiltrait sous l’épaisseur de son manteau rembourré et étriqué, irritait même ses membres, mais surtout la gardait alerte. Une foulée circonspecte après l’autre, elle parcourait le chemin désormais familier et s’emplissait de l’énergie émanant des lieux.

Elle était l’imperceptible silhouette. Un puits de magie avait beau l’entourer, elle le pressentait à peine, quand bien même était-elle prête à le laisser couler en elle. Tout ce qui lui importait était d’atteindre l’entrée et de pénétrer au-delà.

Là où elle se mettait à l’épreuve.

Malgré le grondement sourd sur lequel la porte s’ouvrit, propageant des frissons chez l’intruse, elle n’observa aucune réaction notable. Des dizaines de krizacles dormaient à l’intérieur, ce pourquoi elle marcha à pas feutrés, jetant des coups d’œil tantôt méticuleux tantôt affolés.

Elle devait passer outre les enchantements virevoltants face auxquels son être s’éclipsait. Tout comme sa figure lustrée de transpiration. Elle avait repéré sa cible et, accroupie, la rejoignit avec la hâte que sa cadence lui accordait.

Chuchoter parut futile. Respirant profondément, fermant les paupières, Nasrik se résigna à approcher sa main tremblante. La brillance des écailles pourtant noirâtres des krizacles la subjuguait : malgré elle, son geste se fit rapide et maladroit.

Aussitôt elle aperçut tout et n’observa rien.

Les majestueux volcans où ils avaient élu domicile à travers les âges. Avec les millénaires, la force qu’elle contenait s’était endormie, et la cavité de flux s’apparentait à une fine étincelle. Il n’y régnait guère assez de conscience pour émettre des appels, seulement des murmures s’estompant dans les abysses.

Bien au-delà frappèrent de vives réminiscences. Des centaines de gardiens et gardiennes, à l’allure omnipotente de prime abord, bientôt affaiblis par des dissensions. Piégés dans les édifices restés émergés, dont la valeur se diluait dans l’immensité de l’archipel perdue. Siècles après siècles, les bâtiments se soumettaient à l’épreuve du temps. Résister à l’usure était un exploit qui avait un coût.

Cela, Nasrik le réalisa quand la tour du savoir domina la vision. Un monument incomparable, tutoyant souverainement le ciel, se révéla néanmoins victime de terribles sollicitations. Chaque fois que la sphère faiblissait, son pouvoir extrait de force, une connexion s’atténuait. Parfois le rayonnement triomphait là-haut pour mieux s’affadir ici-bas. Si les sanglots ne résonnaient nullement dans les profondeurs, Nasrik accorda les larmes que son immersion lui permettait.

Elle repéra une échappatoire et la saisit hâtivement. Revenir à la réalité lui coupa le souffle. Malgré les nœuds de son estomac, en dépit de sa confusion, Nasrik fixa le krizacle à travers lequel les souvenirs avaient impacté.

— Nous allons découvrir la vérité ensemble, affirma-t-elle.

Il ne lui fallut que quelques instants pour obtenir l’approbation de la créature. Sans qu’elle sût expliquer pourquoi, Nasrik nota que le krizacle se conformait à ses instructions. Ébranlée, mais non paralysée, elle profita de cette opportunité et grimpa sur son dos. Une once d’anxiété courbait encore ses membres, ce dont elle se servit pour s’impulser.

Bientôt le sol s’éloigna dangereusement. Le dôme s’ouvrit à la convergence du flux, suite à quoi Nasrik s’accrocha davantage au krizacle, tant assaillaient des rafales véloces et glacées. Imaginer et vivre la conquête des cieux étaient deux expériences distinctes. Pendant qu’elle en prenait conscience, son foyer se réduisit dans sa vision, piquetant les terres entre les halos de magie.

Somnolant non loin de là, Varanes avait observé l’envol dans son entièreté. Jusqu’à la fermeture du dôme, jusqu’au moment où les rugissements et les vrombissements disparurent pour de bon. Où il n’apercevrait plus Nasrik à l’horizon, eût-il plissé les yeux.

Son sourire s’illumina à cette perspective.

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