Chapitre 9 : De cruciaux ouvrages

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Lorsque la colonne magique s’était illuminée jusqu’aux cieux, tant de témoins s’étaient tournés vers la tour du savoir.

Aujourd’hui endommagée, désormais affadie, l’édifice se retrouvait isolé. Fût-il la connexion au firmament, il avait été déserté, surplombant pourtant les bâtisses et cités ancestrale à ses pieds. De cette structure émanaient encore des reliquats d’énergie, tels des filaments refusant de péricliter.

Par-delà les escaliers laqués en colimaçon, bien au-dessus des murs en nardos entamés par endroits, l’orbe survivait envers et contre tout. Il émettait une faible lumière en opposition avec sa coruscation d’autrefois, et les cerceaux autour avaient cessé de se mouvoir depuis bien longtemps. Parfois la sphère pulsait, mais ses chuintements n’atteignirent pas une oreille, relique abandonnée aux hauteurs impénétrables.

Un rugissement défia la magie environnante et atténua davantage ces vibrations.

Après s’être illustré dans la voûte céleste, le krizacle atterrit en douceur au sommet de la tour. Sur son dos s’accrocha sa cavalière jusqu’à son immobilisation, alors qu’il battait ses ailes à un rythme trop effréné pour être naturel. Nasrik le rasséréna de quelques instructions bien assénées, puis descendit rondement de sa monture.

Elle fut subjuguée dès que ses chaussures grincèrent sur le pavage en cipolin. D’abord ses yeux se posèrent sur l’agencement d’arches qui s’alignait devant elle, avant de se perdre sur la richesse littéraire qui s’étalait à même la roche étincelante. Ainsi, même si la sphère brasillait au fond de la salle, Nasrik s’y attarda à peine.

Très vite, néanmoins, ses nerfs se mirent à durcir, et son sang bouillonna malgré la froideur environnante. Jurons et râles se succédaient chaque fois qu’elle relevait la dislocation des arcades. Des larmes piquèrent sa cornée à force de déplorer les étagères fendues.

Sondant les alentours, il suffit à Nasrik d’ouvrir sa main afin d’appréhender les contrecoups d’une magie atavique. Elle essaya de capter le flux environnant, quoiqu’incapable de le contrôler, et d’y dénicher des réponses. À défaut de réussir, elle progressa le long de la salle, traquant toute source de savoir que le cataclysme n’avait pas endommagé.

Un premier livre capta son attention alors qu’elle parvenait à la moitié de la salle. Doté d’une reliure carminée, épaisse œuvre de plus d’un millier de pages, il exerça une attraction sur la voyageuse dont elle ne pouvait se détourner. Alors elle se pencha et le ramassa avec une fermeté teintée d’hésitation. L’ouvrir relevait déjà de l’épreuve, mais en s’appliquant, Nasrik réussit à décoller les pages sur une brusque volée de poussière.

Happée en un instant, absorbée sitôt que ses doigts glissèrent sur le papier suranné. Chapitres après chapitres s’enchaînèrent sur une écriture ancienne que Nasrik reconnut au premier coup d’œil. Ainsi comprit-elle immédiatement les tenants et aboutissants de ce récit, parée à s’immerger dans cette lecture.

Son krizacle était resté à proximité. Quand son souffle chaud atteignit sa nuque, quand sa queue vacilla à proximité, Nasrik n’aspira plus à une sereine découverte. Inopinément, des particules tourbillonnèrent autour d’elle plusieurs dizaines de secondes avant de plonger dans l’ouvrage.

Les caractères s’illuminèrent d’un éclat azuré, si intense que Nasrik en fut estomaquée. Secouée par un tel agglomérat de flux, elle peinait à le garder entre ses mains.

Tout à coup une vision détonna. Arracha Nasrik à la relative quiétude que lui avait procuré la lecture. Non que son corps lui-même était transporté, mais elle était piégée par-dessus un panorama dont elle apercevait toutes les nuances.

Nord et sud s’opposaient davantage qu’au naturel. Ils étaient des milliers, peut-être plus, à se faire face de part et d’autre de failles inouïes. De la direction septentrionale, une pléthore de mages avait généré d’éblouissants rayons, ébranlant la terre toute entière, prêts à tailler la voûte azurée. Une succession de sorts s’amalgamait, propageait cette lumière issue de la collectivité, s’infiltrait dans d’insaisissables profondeurs pour mieux en revenir.

De cela Nasrik en avait déjà eu le récit, même s’il s’était déroulé bien avant la naissance. Là où la projection se particularisa fut la présence de tant de témoins alignés vers la direction australe. Mains jointes derrière le dos, ils assistaient à la scène avec un visage de marbre. Face à la dislocation de l’environnement, ils restaient comme pétrifiés, hors d’atteinte d’un péril pourtant si proche.

La destinée de tout un chacun se scella sur un grondement incomparable.

Une faille cisailla la terre à perte de vue. Sur une ligne presque droite, que seules les instabilités de la magie perturbaient, la démarcation se produisit sur un vacarme assourdissant. Personne ne réagit même si les secousses ébranlaient les alentours, nul ne se mut en dépit malgré l’éblouissante lumière jaillissant de la fracture.

Deux mondes désunis s’éloignèrent de façon irréversible. Plusieurs heures s’écoulèrent avant même que les témoins devinssent hors de vue, beaucoup plus avant que la séparation ne s’achevât. La magie eut beau se dissiper, se fondre en harmonie avec la nature pourtant chamboulée, l’océan garda à jamais les cicatrices de ce jour.

Impuissante, comme étourdie, Nasrik ne retrouva que tardivement la perception de son environnement. La vue du ciel, même contrastée par les arches abimées, ne cessait d’assaillir sa rétine. Tandis qu’elle haletait, ses mèches dégoulinantes de transpiration collèrent sur le dallage où elle était étendue.

Bientôt sa respiration recouvrit un rythme normal, et les frissons arrêtèrent de la lanciner. Nasrik manquait néanmoins toujours l’impulsion pour se redresser. Son corps mettait du temps à se remettre de cette expérience. Ses membres engourdis, au mieux, l’ankylosaient. Il existait comme une rupture qui la tenaillait au-delà du perceptible.

Dans cet imbroglio s’amoncelait un savoir que Nasrik s’opiniâtra à découvrir. Plusieurs minutes après avoir été libérée de sa vision, elle finit par se redresser, et à sonder de nouveau les ouvrages alentour. Des centaines de livres l’entouraient, mais son cœur se serrait à force d’envisager combien avait sombré dans les abysses.

Chassant ces sombres idées, Nasrik s’immobilisa devant la bibliothèque latérale, qu’elle étudia de plus près. Chaque œuvre se distinguait par leur taille et la couleur de leur couverture, composant un ensemble homogène malgré tout.

Nasrik s’imprégna de cette collection si ordonnée ne remarqua que tardivement l’ombre massive qui s’allongeait derrière elle. Lorsque tonna le rugissement, elle fit volte-face à brûle-pourpoint, son organe vital battant à toute vitesse. Pour cause, son krizacle n’avait jamais été aussi proche depuis qu’elle en était descendue. Une expression inhabituelle se lisait dans ses yeux de surcroît.

Nasrik abandonna ses recherches, car les globes exerçaient une attraction sans pareille. La créature ramassa un livre dès qu’elle eut capté son attention, et persévéra face à sa cavalière bouche bée.

De minuscules orbes dansaient sous son regard intrigué. De discrets chuintements caressaient ses oreilles. Ses mots s’étouffaient dans sa gorge tant elle était stupéfaite. Comme elle ne pouvait ignorer éternellement ce cadeau, Nasrik prit l’écrit à la reliure pourpre, décoré de caractères argentés. Il ne lui fut même pas nécessaire de le dépoussiérer : il apparaissait comme neuf dans ses mains, et d’une légèreté incomparable.

Les visions arrivèrent de plus belle, mais guère l’immersion, tant les images s’avérèrent fragmentées.

Au sein d’un sanctuaire, gardiennes et gardiens s’étaient réunis au milieu d’un hémicycle, où les fondations en vônli et fezura se superposaient sans esthétisme. Une opaque fumée olivâtre entoura une scène dont Nasrik aperçut à peine les contours, même si elle nota que leur complexion bleue s’était assombrie avec le temps. Mais ses mains se resserrèrent sur les pages, afin de mieux mieux glaner l’énergie requise pour capturer les détails.

Ce fut à ce moment que l’insignifiant devint l’essentiel. Quand les individus se manifestèrent dans leur massive robe aux manches bouffantes et striée d’épaisses lignes diagonales. Quand ils s’orientèrent les uns contre les autres, et prononcèrent des injures dont Nasrik ne saisit pas la teneur. Ils désignèrent leurs confrères et consœurs avec véhémence, vociférant sans relâche. Leur ton contempteur alourdissait une atmosphère déjà saturée de magie, si bien que la spectatrice elle-même dut inspirer de grandes goulées d’air à sa propre époque.

En se focalisant, Nasrik observa une gardienne agir pareillement. La concernée courut en dehors de l’édifice quitte à s’époumoner. Par-delà un alignement de voussures garni de plantes grimpantes, vers le bord d’un escarpement couronnant une crique. L’obscurité régnait peu dans la nuit piquetée d’étoiles ainsi que des sphères illuminant la forêt alentour. Il s’agissait d’un moment de contemplation, où la gardienne put finalement se détendre.

Jusqu’à l’irruption du krizacle.

La créature s’était immobilisée dans les airs, bloquant la vue du considérable panorama. Désormais elle constituait le centre du tableau auquel la mage se référa. Déchiffrer son expression eut beau être difficile pour Nasrik, les gestes de la gardienne se révélèrent sans équivoque.

Elle se prépara d’une profonde inspiration, et ses pupilles se dilatèrent dans son propre éclat. Indiscernable sort de prime abord, des rayons nacrés tournoyèrent rapidement autour de la gardienne qui se mit à léviter. Il ne lui fallut que quelques instants pour atteindre la hauteur du krizacle, et encore moins pour déployer sa magie. Déferla une puissante radiation au moment où la main tendue amorça l’échange. Momentanément, glorieusement, la lumière conquit les alentours, laissa ses séquelles à un environnement ébranlé.

Au déclin de cette clarté nouvelle, il ne demeura plus que la créature. La même qui se dressait face à Nasrik céans.

La voyageuse bascula vers l’arrière, l’œuvre chutant avec elle. Ses dents claquèrent, ses jambes flageolèrent, et une brusque sensation de froid la tenailla. Malgré tout, elle parvint à se ressaisir, et même à planter ses yeux vers les trois globes inquisiteurs. Elle se releva petit à petit, peut-être incapable de compenser la différence d’envergure, mais animée d’une résolution doublée de curiosité.

— Ton nom a résonné à travers moi ! s’écria-t-elle. Tarqla, si j’ai bien entendu ?

Le krizacle opina telle une ludrame, ce qui ne surprit plus Nasrik.

— Tu étais une gardienne ? demanda-t-elle. Tu as abandonné ton corps pour partager ton âme avec le krizacle ? Plus rien ne devrait m’étonner, à présent.

De nouveau elle reçut une réponse positive, et pourtant resta-t-elle insatisfaite.

— Ton influence sur moi…, fit-t-elle. Je l’ai sentie tout le long du trajet. Dis-moi si Nasparian avait tort. Est-ce que j’ai pu te toucher et voler sur ton dos seulement car ton âme ludrame habite cette enveloppe charnelle ?

Un soulagement emplit Nasrik face à la réplique négative.

— D’accord, insista-t-elle, mais pourquoi as-tu fait ce choix ? Pour pouvoir transcender la mortalité de ton corps originel ?

La créature confirma encore les pensées de la voyageuse.

— Je vois… Et si tu ne te manifestes que maintenant, ce doit être sans doute car nous sommes hors de portée de Nasparian. Tarqla, tu comprends ce que je dis, mais tu es incapable de parler à travers le krizacle, pas vrai ?

Quand ses soupçons furent corroborés, Nasrik faillit baisser les bras. Déjà l’intensité de son regard avait diminué, et elle s’épuisait à force de bombarder la gardienne de questions. Nasrik voulut poursuivre son exploration, mais aux périphéries de sa vision s’enracinait une présence désireuse de communiquer avec elle.

— Si tu ne peux pas me dire, sollicita Nasrik, peux-tu montrer ? Il est clair que tu as un message à me transmettre. Consulter ces livres risque de me prendre des jours entiers, sinon !

Une vague d’impatience la submergeait au-delà de ses tressaillements. Transportée entre les époques, Nasrik trouvait laborieusement ses repères au sommet de la tour. Tarqla ne dut pourtant pas indiquer deux fois l’orbe au fond de la salle.

Son élan supprima toute douleur. Une foulée après l’autre dans l’immensité des lieux, et Nasrik se précipita comme jamais. Ni les fragments de magie encore mystérieux, ni ses avertissements internes ne l’endiguèrent. Elle se hisserait par-delà ses craintes, quitte à consumer ses poumons déjà fort sollicités. Elle comprendrait la gardienne naguère muette, quitte à déchirer ses muscles.

Mais elle ralentit sitôt qu’elle arriva aux marches. Gravir chacune d’elles n’était guère aisé tant l’atmosphère s’était alourdie. Telle une aubaine, le chiche éclat susurrait des promesses desquelles elle ne pouvait se départir. Si cette infime silhouette appréhenderait ne fût-ce qu’une minuscule partie de cette énergie, alors elle serait assouvie. Alors les questions entraînées dans la stase s’évaporeraient enfin.

À peine son doigt effleura le cerceau qu’une étincelle la stria. Paralysée, Nasrik perdit son sens de l’orientation, emportée par une âpre sensation de vertige. Nauséeuse, Nasrik se confronta au passé.

Le lieu était identique, déjà disloqué. Nasparian était vêtu de la même tenue quoiqu’il avait ôté son masque. Devant lui bataillaient deux combattants, leurs lames enchantées s’entrechoquant contre ses sorts. Tout se déroulait si rapidement que Nasrik peinait à suivre leurs mouvements. Haletante, le souffle coupé, chaque coup la fit frémir même si seul son esprit était présent.

Nasparian s’approcha de la sphère aux célères pulsations. Nasrik protesta encore et encore, mais sa voix s’évanouit dans la projection, aussi était-elle réduite à sa morose condition. Celle d’une spectatrice impuissante face à la maîtrise illustrée du flux. Représentante de son peuple et toutefois condamnée à assister au passé déjà scellé.

Nasparian s’empara d’une magie qui n’était pas sienne chaque fois qu’il l’estimait nécessaire. Et à chaque occasion, des connexions supplémentaires se déchirèrent. De nouvelles âmes sombraient dans l’oubli.

Elle était étendue malgré la froideur et la rudesse du pavé. Fixée vers les cieux en absorbant la douloureuse réponse. Bientôt des larmes creusèrent des sillons sur ses joues tandis que ses sanglots résonnèrent au-delà de l’édifice, sonnant comme des lamentations que nul ne pouvait percevoir.

À l’exception de Tarqla.

Même la présence de la gardienne échouait à la calmer. Sous son ombre, Nasrik ses nerfs se resserrèrent à la déformation des traits. Dans sa tête s’imprimait l’image de rayons dérobés, d’une énergie déviée de son objectif initial. Elle fulmina intérieurement, se redressa d’un vif saut. Elle ne calcula le krizacle qu’une fois debout, une lueur de coopération étincelant sur sa figure.

— La stase fut le tombeau pour vingt milles d’entre nous, souffla-t-elle en tremblant. Tarqla, réponds-moi franchement : ce que j’ai vu n’était pas une chimère ? Nasparian a causé leur perte juste pour un conflit personnel ?

L’affirmation termina de déchirer Nasrik, encore ébranlée par l’expérience. De ses poings elle frotta ses joues usées par les pleurs, mais toute lueur avait déjà déserté ses yeux délavés. Faute de mieux, elle s’accrocha à la gardienne, dont elle trimait encore à lire les intentions.

— Est-ce le désespoir qui a guidé son geste ? se renseigna-t-elle. S’agissait-il d’un cas de légitime défense ? Ou bien seule la soif de pouvoir l’intéressait ?

Nasrik ne put interpréter correctement la réponse de la gardienne. Néanmoins, à chacune des mentions de Nasparian, elle émettait de sinistres grondements. Prompts à faire frissonner Nasrik, à éveiller son corps usé jusqu’alors. Des éclairs de détermination la parcoururent pendant qu’elle fixait le krizacle.

— Un gardien sans considération pour nos vies ! tonna-t-elle. Mes soupçons étaient malheureusement vrais. Pas le temps de me maudire pour ce temps perdu. Il faut prévenir les autres avant qu’il ne commette plus de dégâts ! Tarqla, je te remercie pour ton aide, mais j’ai un autre service à te demander… Guide-moi vers mes parents. Montre-leur aussi la vérité.

Pas une once d’hésitation ne transparut du regard de la gardienne. Forte de son soutien, Nasrik ramassa les livres qu’elle avait consultés, avant de grimper sur le dos du krizacle avec une pareille hâte.

Certaines images fulgureraient encore dans son esprit pour les heures, voire les jours à venir. Ses pensées convergèrent pourtant vers son unique but. Elle encouragea donc sa nouvelle partenaire à filer plus vite que le vent. Pour que rires et pleurs, submergeant en même temps, s’estompassent enfin. Nasrik ferma les paupières en quête d’apaisement.

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