Chapitre 10 : L'intruse (1/2)
Qui méritait la main de la reine-impératrice elle-même ?
Triomphante sur son large trône, une main enroulée sur le pommeau de sa lame, Muznarie gardait sa splendide armure même dans des circonstances diplomatiques. La brillance de son plastron rivalisait ainsi avec les ornements dont étaient parés les pilastres en cipolin entourant son trône. Au-dessus des marches en granit, son siège marbré de pierres précieuses assurait sa domination, elle qui rayonnait déjà de charisme.
Elle fit l’honneur de sa présence d’un modeste sourire, saluant gardes et nobles réunis pour elle. Ovations et louanges pleuvaient comme à l’accoutumée, mais la reine-impératrice ne put s’attarder sur eux autant qu’elle le désirait. En ce jour, deux individus spécifiques se montraient dignes de son attention.
Pour qui son cœur chavirerait ? Pour ce ludram si bien charpenté, habillé d’une redingote finement cousue qui le seyait à merveille ? Ou bien pour cette humaine de plus grêle carrure, mais dont la beauté et l’autorité irradiaient indubitablement ? Quoi qu’il en fût, la reine-impératrice posait son honorable regard sur chacun d’eux.
Le ludram devança alors sa rivale, ses traits saturés d’arrogance.
— Je vous salue, ô grande reine-impératrice ! lança-t-il obséquieusement. Mon nom est Parangor Fondas. Vous me connaissez sans doute comme l’imbattu champion de courses de ghusnes, ainsi que du lancer de disques ! Sachez cependant que je ne me limite pas à mes prouesses physiques. Hé oui, je suis un grand poète, et je conquerrai votre cœur de ma fabuleuse plume ! D’ailleurs, permettez-moi de…
L’humaine plaqua sa main contre sa bouche en fronçant les sourcils. Elle se para de sa plus belle expression au moment d’esquisser une révérence et s’empourpra même à force de lorgner la monarque.
— Ne soyez pas dupée par de pareilles flagorneries ! s’exclama-t-elle. Admirez-moi donc, Odirane de la Shéranie ! Le pouvoir que j’exerce sur mes sujets, fussent-ils moins nombreux que les vôtres, est sans équivoque. Je suis riche et je possède de nombreuses terres fertiles qui vous reviendront de plein droit. Épousez-moi, ô souveraine, et votre prestige ne fera que s’accroître !
Muznarie évalua les possibilités en silence. Chaque prétendant avait avancé des arguments convaincants qu’elle devait considérer. Toute réflexion s’éteignait néanmoins face au brouhaha qui lancinait ses tympans. En premiers responsables, Odirane et Parangor, qui haussaient la voix et se fixaient avec hostilité.
— Que de fadaises ! vociféra le poète. C’est un affront envers notre glorieuse reine-impératrice que de proposer une telle alliance ! En lui miroitant davantage de pouvoirs, vous insinuez qu’elle n’en a pas assez !
— Ainsi fonctionnent les mariages, sombre ignorant ! répliqua sévèrement la bourgeoise. Il s’agit d’un arrangement politique dont chacun des partis sortent victorieux ! Quelque chose que tu ne peux appréhender, compte tenu de ton origine sociale. Muznarie mérite mieux que des muscles et une plume ampoulée !
— Votre vision de l’amour est d’une tristesse absolue. Si la reine-impératrice prend ma main, je vous prouverai combien vous vous fourvoyez. Je n’ai peut-être nulle richesse à lui offrir, mais j’ai le cœur libre et ouvert, contrairement à vous !
— Même si votre nom ne fait qu’égratigner sa légende, ce serait déjà une offense irréparable ! Soyez sans crainte, poètereau, nos sentiments se développeront une fois notre mariage conclu. Ce jour-là, vous vous excuserez promptement pour m’avoir jugée sur base de fausses conceptions !
La joute verbale se poursuivit au bonheur des nombreux témoins. À chaque réplique, Odirane et Parangor redoublaient d’imagination pour mieux discréditer leur rival et ce faisant divertissaient toute l’assemblée. Leurs répliques courroucées se propageaient tels des échos sur les colonnes alentours, et chantaient dans les oreilles de Muznarie qui se tordit comme une enfant.
Peut-être qu’il lui faudrait du temps pour faire son choix. Peut-être qu’un semblant de chaos perturbait l’accalmie si précieuse de ces lieux. De cela la reine-impératrice n’avait cure. Elle demeurait la figure victorieuse, à qui tant était donné, si proches de partager sa félicité.
Un rêve auquel la soldate s’accrocha bien des minutes après son réveil.
À défaut de se sentir reposée, Muznarie bénéficiait du confort de la couchette. Quelques frissons parcouraient son corps nu sans qu’elle envisageât de se rhabiller. Ses perspectives se limitaient à la tente minuscule, à l’écart du campement, où sa compagnie manquait déjà aux prémices de l’aurore.
Muznarie se frotta les paupières, après quoi un bâillement disgracieux faillit lui décrocher la mâchoire. Seulement après remarqua-t-elle son confrère déjà debout : il enfilait ses gantelets sur des fredonnements trop graves pour danser dans ses tympans. Ce jeune ludram dissimula son visage à la carnation smaragdine et à la barbe naissante sous le heaume réglementaire, avant de toiser sa collègue.
— Tu lambines ncore ? lâcha-t-il.
Un sentiment de confusion habita Muznarie. Elle se déroba d’abord du mépris de son camarade, mais se gratter le cuir chevelu, desquels tombèrent des pellicules, ne firent qu’empirer la situation. Malgré son impatience, elle prit le temps d’ajuster les oreillers sur son dos, et le confort réduisit ses tressaillements.
— Je ne comprends pas, Upalos ! dit-elle. C’est toi qui m’as invitée dans ta tente la nuit dernière.
— Chez les ludrams, répliqua le soldat, on a plus de temps pour les regrets.
— Il y a de quoi me filer un mal de crâne. Humains et ludrams sont moins différents que tu ne le penses !
— Assez sur certaines choses cruciales. Pas besoin de contraception, nous sommes incompatibles même en utilisant la plus puissante des magies ! J’espère que tu n’as pas oublié ça.
Ce fut comme si elle avait subi un uppercut. Secouée, Muznarie s’accrocha aux couvertures, dégageant ses mèches graisseuses pour mieux dévoiler ses traits hargneux.
— Comment oses-tu ? vociféra-t-elle. Tu t’es servi de moi ?
— Et tout de suite tu deviens dramatique…, soupira Upalos. Que croyais-tu, Muznarie ? Que j’avais été envoûté par ton charme inexistant ?
— Si c’est pour m’humilier ainsi, tu n’aurais pas dû me proposer quoi que ce soit.
— On m’avait dit que l’honnêteté était récompensée. Muznarie, regarde-toi. Tu n’es pas très jolie, tu es une gringalette, et maintenant je sais aussi que tu es minable au lit. Une vraie perte de temps en somme.
Quand sa cornée s’humidifia, la soldate ne pouvait plus soutenir le regard de son confrère, lequel plaqua sa main sur son front.
— Mais pourquoi tu le prends comme ça ? s’agaça Upalos. Il y a pire dans la vie que de ne pas être aimé.
— Facile à dire pour toi ! riposta Muznarie. Tu t’es fait tellement d’amis dans l’armée. Pour ton rang, tu es sans doute l’un des plus respectés de notre unité !
— Voilà pourquoi je t’ai choisie. J’avais… pitié de toi.
— Je n’en veux pas, de ta compassion ! Tu t’es arrangé avec tes potes, n’est-ce pas ? Pour m’enfoncer davantage.
— Absolument pas, Muznarie. Il faut que tu arrêtes de voir le mal partout. C’est toi seule qui as décidé de t’enrôler parmi nous. Pas de chance pour toi que la paix touche à sa fin.
— Avec de telles diatribes, peut-être que l’armée n’était pas la bonne carrière pour toi non plus. Enfin bon… J’imagine que j’ai souillé ta tente trop longtemps ? Que je dois me rhabiller et m’en aller ?
— Oh non ! Petite humaine fragile que tu es, Muznarie, il te faut un temps d’adaptation. Je te laisse mon lit pour la matinée.
Upalos se para d’un sourire mesquin lorsqu’il sortit, un instant qu’il prolongea volontairement. Bien après, Muznarie trouva la réplique cinglante, qu’elle prononça dans le vide.
La jeune recrue envisagea de s’équiper sitôt que son collègue eut pris congé. Cependant, malgré le tintamarre qui régnait à l’extérieur, elle se réfugia dans un repos que la conversation avait interrompu. Elle s’évertua à clore les paupières, s’efforça à reprendre son rêve là où il s’était arrêté.
Son corps lui refusa toutefois ce cadeau, et elle dut se résigner à affronter la réalité.
*****
Muznarie savoura l’air libre dès qu’il y eut un semblant d’accalmie. Dès lors elle put se diriger aux abords du campement, où elle trépignait rien qu’à l’idée de brandir son épée. Nul ne l’importunerait, sinon quelques oiseaux pépiant à hauteur de la cime. Personne n’interromprait sa danse que seule elle jugerait distinguée. Ce ne serait pas en ce jour que la lame deviendrait l’extension de son bras, mais au moins elle s’y échinerait.
Tournoyer pour mieux se réceptionner. Pivoter pour mieux s’élancer. Bondir pour mieux assaillir. Muznarie ponctuait chaque mouvement d’un cri aigu, poussant même des cris de joie de temps à autre. Dans la légèreté de son équipement, elle compenserait ses coups hasardeux par la beauté du geste. En avant ou en retrait, à dextre ou à sénestre, elle imiterait les poses que ses lectures lui avaient enseigné. Tantôt elle s’inclina en recourbant un genou, tantôt elle braqua son arme vers le haut de ses deux mains.
Elle s’essouffla en une dizaine de minutes. Épongeant la sueur agglutinée sur sa figure rubiconde, elle perçut une silhouette peu amicale ternir ses horizons. La ludrame courtaude, tâtant de sa lance avec outrecuidance, se serait effacée dans le décor au vu de sa couleur de peau verte. Bras croisés, une guêtre plaquée sur un tronc, sa présence s’affermissait cependant. De ses grands yeux ambrés jaillissait un dédain amusé.
— Te voici donc, Muznarie Rolog ! fit-elle en pouffant. Comment j’ai pu te louper jusqu’à maintenant ?
— Euh…, balbutia la jeune femme. Tu connais bien Upalos, non ?
— Bah oui, vu que c’est mon partenaire. Je m’appelle Ajurad, ça te dit quelque chose ?
Gênée, Muznarie faillit lâcher son arme, se grattant la nuque afin de mieux du temps.
— Ainsi Upalos avait un partenaire…, bredouilla-t-elle. C’est fâcheux, parce que…
— Détends-toi, la bleue ! badina Ajurad. Je suis au courant de votre petite affaire.
— Tu n’as aucun problème à ce qu’il aille voir ailleurs ? s’étonna Muznarie.
— Ha si. Mais ce n’est pas comme si tu comptais vraiment.
Son arme tomba soudainement de ses mains. Inspirations et expirations se hachèrent S’agrippant le poignet, inclinant le chef, la jeune recrue s’enfonça davantage. Des éclairs courroucés strièrent alors son faciès.
— Vous vous êtes donnés le mot ! grogna-t-elle. Vous vous ennuyez tant que ça ?
— Hé, on doit bien se détendre ! se défendit Ajurad. Si tu restais plus souvent au campement, jeunotte, tu saurais que la tension est à son comble. La faute à nos supérieurs, toujours à répéter que la guerre risque d’éclater à tout moment.
— Parce que tu crois que je n’ai pas peur, moi aussi ?
— Tu ne le montres pas beaucoup, en tout cas. Mais il fallait le dire plus tôt ! Tu sais, j’avais pensé à vous rejoindre, ce soir-là, pour que…
— Pas besoin de me décrire. Maintenant, si tu as terminé, j’ai encore besoin de décompresser…
À la surprise de son interlocutrice, Ajurad se détacha du tronc sur lequel elle était adossée, et ses traits se plissèrent quand elle s’approcha de sa consœur.
— Plaisanteries terminées, lâcha-t-elle. Je suis venue te chercher pour un rassemblement important. Le commandant Daref est en train de dépêcher une unité.
— Pourquoi tu n’as pas commencé par ça ? s’irrita Muznarie.
— J’y croyais à peine mes esbroufes. Tu restes la préférée de la générale, après tout.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Un peu de sérieux, Muznarie. N’importe quelle autre unité t’aurait déjà au moins rappelée à l’ordre. Qu’est-ce qui t’a amenée dans les bonnes grâces de Sharialle ? Tes gaffes divertissantes ? Ou elle te trouve mignonne, peut-être ? Bon, assez cogité là-dessus, j’imagine.
Ajurad dédaigna à sa collègue le luxe d’une réplique. Soupirant, Muznarie n’eut d’autres choix que de la talonner sa camarade, elle qui fendait la forêt à toute vitesse. La jeune recrue intériorisa toute plainte alors que ses jambes peinaient à soutenir pareille cadence. Ses muscles paraissaient se déchirer et ses oreilles bourdonner à cause du tumulte grandissant.
À peine retournée auprès de ses collègues, Muznarie se vautra par terre. De nombreuses moqueries s’ensuivirent, qu’elle prétendit ne pas s’entendre, prolongeant son contact avec le tapis feuillu. Un duo de soldats la releva malgré elle, et aussitôt elle se raidit.
Elle n’échappa au dédain de Ralaïk que pour se heurter à celui de Daref. Au centre d’un rassemblement d’une trentaine de militaires, le commandant ravala ses semonces afin de mieux solliciter ses subordonnés. Mais quand Muznarie exhala un soupir de soulagement, un vent d’hostilité lui taillada les membres.
— La générale tenait à mener cette mission de réparage, rappela-t-il. Et elle regrette que la diplomatie la maintienne à l’écart pour le moment. Les parlementaires de Shonres-Varoth manient les harangues pompeuses comme personne. Enfin, j’espère que je saurai me montrer à sa hauteur.
— Nous suivrons vos instructions à la lettre, garantit Ralaïk.
— Attendez ! lança Muznarie, déboussolée. Où allons-nous ?
De nouveaux rires émergèrent de part et d’autre du campement, Upalos et Ajurad se tordant davantage que quiconque. Ralaïk voulut flanquer un coup de coude à Muznarie, mais émit un râle à la place. Rougissant, tapant du pied, Muznarie échoua à s’invisibiliser même entourée de soldates et soldats bien plus grands qu’elle.
— C’est bien parce que je lui fais confiance…, soupira Daref. Je vais récapituler une dernière fois. Nos éclaireurs et mages ont détecté une perturbation en provenance du sud. Cette rupture ne peut se situer qu’à la frontière entre nos deux mondes, si vous me permettez cette formulation.
— Je ne comprends toujours pas, avoua Muznarie.
— Tu es pénible, grommela Ralaïk. Je vais te l’énoncer avec des mots simples : quelqu’un a franchi la protection magique qui sépare notre continent de ces terres émergées.
— Mais ça arrive souvent, non ? Quid des explorateurs qui s’y infiltrent ? Et de la flotte de l’amirale Ghester Sounereta ?
— Cette remarque est valide, concéda Daref. Mais aujourd’hui, c’est à nous de nous en occuper, car sauf si nos alliés se sont trompés, la perturbation ne s’est produite qu’à trois heures de marche d’ici.
— Ça ne peut pas être une coïncidence, alors !
Un fier sourire étira les lèvres du commandant, qui palpa le manche de sa solide hache en acier à double tranchant.
— Parfaitement, confirma-t-il. Maintenant vous comprenez pourquoi je vous ai dit de vous dépêcher. À nous de dénicher qui s’y trouve. Nous n’allions pas rester immobiles éternellement, quand même.
Daref s’éclaircit la gorge en amorçant le mouvement de groupe. Ses subordonnés s’écartèrent pour céder le passage tandis qu’il parcourait son campement d’un œil résolu, s’assurant d’être suivi de près.
— Soldates, soldats ! apostropha-t-il. Si nous ne sommes pas revenus d’ici demain, prévenez ma femme et rassemblez une unité plus conséquente. Nous allons tenter de nous en tirer sans violence… mais impossible de savoir ce qu’il se cache dans cette forêt, à présent.
Repérage était requis au moment où l’appel retentit. Plusieurs dizaines de militaires se fièrent à la voix de leur commandant et le suivirent là où la plupart ne s’étaient jamais rendus. Entre les lueurs que le feuillage couronnant, dans toute son épaisseur, ne tamisait pas. Vers une source de magie encore mal connue.
Qu’ils restassent au campement ou qu’ils accompagnassent Daref, beaucoup palpitaient la nature de ce bouleversement.
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