Chapitre 10 : L'intruse (2/2)
Là où gouvernait le mutisme se déployait une unité à la cadence mesurée. Les militaires s’enfonçaient vers la partie australe de la sylve et s’efforçaient de ne pas se laisser intimider par la densité. Quelques-uns étaient sensibles aux omniprésents filaments de magie, imprégnant des racines aux branches, et partageaient leurs découvertes aux autres. Si le chemin auquel s’en remettre paraissait droit, ils se mirent bientôt à sinuer dans l’enchevêtrement du biome.
Des dizaines de minutes s’égrenèrent, et les voix des mages, alors pisteurs improvisés, ne s’amplifièrent que modestement. Ils indiquèrent aux leurs les traces de pas de plus en plus apparentes. Ce qui auparavant esquissait un chemin cohérent releva alors du chaos naissant. Une source s’égarant en même temps que ses poursuiveurs.
Quand le groupe eut assez réduit la distance, ils ralentirent encore plus le rythme. D’abord une ombre fugace, puis une distincte silhouette se matérialisa devant leurs yeux ébahis. À brûle-pourpoint, Daref ordonna l’arrêt de ses subordonnés, et Muznarie obtempéra la dernière, manquant de trébucher une fois encore.
Sa gorge s’était nouée, mais son visage s’ouvrit à force de détailler l’individu.
Exténuée, confuse, Nasrik tressaillit face à leur présence. Nul ne comprenait ce qu’elle disait, tous appréhendèrent cependant le ton qu’elle employait, aussi Daref s’approcha-t-il par prudentes foulées.
— Une terekas, murmura-t-il. Ce jour devait arriver.
— Impressionnant, murmura un soldat. Première fois que j’en vois une pour de vrai.
— Restez aux aguets. Elle n’est pas armée, mais nous ne savons pas encore exactement ce dont ils sont capables.
Chaque pas entrecoupait ses propos. Daref faisait preuve d’une lenteur déjà considérable, pourtant cela ne suffisait pas. Nasrik continuait de trémuler. Ses jambes persistaient à flageoler. Et sa voix se tordit en implorations de plus en plus affaiblies. Après une longue expiration, gardant une distance de sécurité, le commandant ouvrit sa main vers elle.
— Tu ne nous comprends définitivement pas ? demanda-t-il.
— C’est évident, commandant ! lança Ralaïk. Elle ne sait s’exprimer que dans sa langue primitive.
— Primitive ? Attention aux jugements hâtifs, sergent. Surtout après avoir exploré les terres d’où elle vient.
— Et si c’était un passé qui aurait dû rester oublié ? Moi, je n’y vois qu’un mauvais présage.
Face aux lourdes foulées de Ralaïk, Nasrik chercha désespérément une issue. Daref s’interposa, des sillons creusant son visage alors qu’il toisait le sergent et les militaires sur ses talons.
— Pas d’insubordination ! fit-il. Comment crois-tu que son peuple réagirait si nous blessions l’un des leurs, voire pire ?
— Cette perspective me rend curieux, répliqua Ralaïk en souriant.
— Laisse ton passif avec Nasparian derrière toi. Rien n’indique un quelconque lien entre elle et notre ennemi pour le moment. Bien sûr, il va falloir le découvrir, mais en attendant, nous procédons selon mes instructions.
— Cette potentielle menace ne doit pas nous échapper.
Daref était paré à défourailler. Il foudroyait son groupe de ses yeux plissés. Ses horizons se resserraient sur son sergent alors que plusieurs mages étudiaient la terekas égarée, trop tremblante pour s’esbigner. Des murmures fascinés allégeaient l’atmosphère saturée de grognements.
— Ralaïk, sermonna le commandant. L’impulsivité n’est pas récompensée parmi les gradés de notre armée.
— Dois-je m’en remettre à votre autorité ? ironisa le sergent. Je pense qu’elle existe bien, au contraire de votre sagesse.
— Je te demande d’être raisonnable. Cède à ton instinct et nous n’aurons jamais de réponses.
— Sauf votre respect, commandant, je me permets de contester. Votre loyauté au Ruldin, à Menistas même, ne fait aucun doute. Mais vous restez un humain.
— Et alors ? Même d’un rang inférieur, certains se sentent assez l’aise pour ce type d’insinuations ?
— Je me suis mal exprimé, commandant. Les ludrams ne sont pas aussi unis que vous le pensez. Je ne peux pas rencontrer une terekas et la considérer de suite comme mon alliée.
— De cela nous allons décider, sergent. Il y aura des barrières à franchir. Mais nous avons des érudits et…
Un brusque cliquetis coupa Daref dans sa concentration, le forçant à se retourner.
Muznarie venait de jeter sa lame, et l’éloigna avec ses bottes en cuir. Un grand sourire illumina ses faciès pendant qu’elle toupinait, ponctuant sa chorégraphie improvisée de quelques grimaces. Moult rires éclatèrent de part et d’autre de l’unité, mais pour une fois, la jeune femme s’en sortait guillerette. Car Nasrik elle-même se joignit au mouvement.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? tempêta Daref.
— Je lui fait savoir qu’elle n’a rien à craindre de nous, avança Muznarie. Certaines langues sont universelles.
— C’est là ton erreur, rétorqua Ralaïk. Elle nous répondra mieux si elle a peur de nous.
— L’ignorante humaine que je suis désapprouve. Vous vouliez que je me rendre utile, commandant ? Admirez ! Avec un peu de chance, ce sera le début de l’entente entre nos peuples.
À ce moment Nasrik ne chercha plus à s’enfuir. Un éclat optimiste flamboierait sur ses traits tant qu’elle se calait aux gestes de Muznarie. Ni le claquement de doigts, ni les ordres fusant à proximité n’eurent raison à d’elle.
Deux soldats la plaquèrent au sol. D’abord elle se débattit, assenant coups de poings et pieds à ses agresseurs, mais leur équipement atténuait les assauts. Des cris désespérés ébranlèrent les alentours, bientôt doublés de contestations.
— Commandant, relâchez-la ! supplia Muznarie.
— Mes instructions sont valables pour toi aussi, rappela Daref. Il ne sera pas fait de mal à la terekas, mais elle doit quand même nous suivre. Trop d’entre eux ont déjà pénétré le continent sans être questionnés. En accueillant officieusement des terekas, la Shéranie a déjà pris des risques, et c’est sans mentionne le Ryusdal…
— J’espère que vous assumerez votre choix, marmonna Ralaïk. Emmener une terekas dans notre campement n’est pas sans danger.
— La générale en avisera. Et j’espère qu’elle ne considérera pas ma décision de la capturer comme trop sévère.
Nasrik avait cessé de s’agiter. Lorsque les militaires la redressèrent, ses iris dorées détonnaient au milieu de ses mèches cendrées et désordonnés. Tant de regards la criblaient qu’elle perdit le peu d’aises qui lui restaient.
Plusieurs mages et soldats, y compris Muznarie, s’opposèrent verbalement à ce choix. Daref se chargea d’escorter Nasrik lui-même, et ne prêta aucune oreille à ces protestations. Même s’il s’assura de l’emmener en douceur, il ne toléra nulle transgression en quittant ces lieux d’une véloce démarche.
*****
Un sentiment d’abandon et de culpabilité s’amalgamait pour mieux la martyriser.
Jamais l’accalmie n’avait frôlé Nasrik quand elle avait parcouru les cieux. Chaque instant de conscience constituait une opportunité pour rejouer la scène dans sa tête. Comment elle annoncerait les faits à ses parents, comment la gardienne leur projetterait ces informations, et surtout comment ils réagiraient.
Tarqla lui avait refusé cette occasion, au lieu de quoi elle l’avait déposée sur la côte sud de Menistas, aux abords de la forêt de Sinze, avant de filer tel un trait vers la voûte.
Ici elle était condamnée. Entraînée contre son gré par des individus dont elle ne captait pas le moindre mot. Tiraillée entre les gestes affables de certains et le dédain d’autrui. Nasrik avait traversé l’ultime frontière, si longtemps inaccessible, mais plutôt que de frémir, son corps était parcouru de tremblements.
De nouveaux horizons la cernèrent. Dans la forêt verdoyante, où la magie rayonnait semblablement à la tour dont elle venait de revenir, la nature l’accueillait mieux que les forces armées. Parfois elle se prenait à contempler cette végétation abondante où se faufilait une faune non moins fascinante. Stridulation et pépiements résonneraient alors avec la promesse de l’alléger. Alors ses yeux s’illuminaient, et hélas s’affadissait aussitôt, tant la dernière réplique qu’elle avait saisi la tourmentait encore.
Il n’y avait pas d’autre moyen.
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