Chapitre 11 : Un air d'accompagnement (1/2)
Elle accompagnait les vagues à défaut de les dompter. Seule dans l’océan, la caravelle se distinguait dans la vastitude, repoussait encore et toujours l’horizon. Pas un nuage ne déparait l’azur conquérant dont les cieux se paraient en ce jour. Même le vent, d’ordinaire si intense en cette région, épargnait les voyageurs.
D’aucuns aspiraient à de l’animation, tous s’étaient établis au soleil.
Le fumet ravit bien des papilles gustatives dès qu’il exhala. Ijanes s’assurait de servir une généreuse portion à chacun de ses membres d’équipage, tout comme à leurs invités. Ces derniers se montraient toutefois sceptiques face au liquide mauve sur lequel flottaient des morceaux d’un poisson à chair mordorée. Rassemblés auprès du mât, assis sur le plancher de la passerelle, les bardes ne se rassasièrent qu’à petites cuillérées, et souvent leur figure se tordit en grimaces.
— Vous n’aimez pas ? demanda Ijanes en s’approchant.
— C’est que…, bredouilla Zekan. Vous êtes un cuisinier motivé, capitaine, et j’apprécie l’effort que vous avez fourni pour nous contacter ce mets.
— Honnêteté et politesse peuvent aller de pair, trancha Makrine. Désolé, capitaine, nous n’aimons pas votre plat.
Ijanes se fendit d’un rire qui renforça la légèreté de ses traits, contraignant Mélude à regarder ailleurs.
— La soupe de peluxans ne vous ravit pas ? fit-il. Dommage. C’est une des spécialités de ma région, qui est devenu un plat emblématique du Ryusdal.
— Vous pouvez en être fier ! concéda Makrine. Mais la soupe est amère, et le poisson est trop salé. Pour être franche, cette combinaison me déplaît.
— Ce mélange fonctionne à merveille quand on est habitué. La richesse des saveurs provient justement de ce contraste. Mais n’ayez crainte, chers amis ! J’ai quelque chose qui devrait mieux vous réjouir.
D’une prompte volte-face, Ijanes se dirigea vers sa cabine, et disparut à l’intérieur une fois assuré de la satisfaction de ses matelots. Les musiciens saisirent cette opportunité pour abandonner leur bol. Mélude et Zekan eurent un geste hésitant, au contraire de Makrine qui, catégorique, ne daigna plus accorder le moindre coup d’œil à la soupe.
Aucun marin n’accepta qu’il y eût gaspillage. Pernia attrapa le plat de Makrine sur son chemin et s’en délecta par bruyante succions pendant que ses amis l’imitèrent. Sur son élan, elle déposa un rapide baiser sur les lèvres d’Ijanes. Il venait de retourner sur le pont, muni d’une bouteille poussiéreuse, dont les écritures s’effaçaient sous les nuances de vert.
Il sifflota en tendant le breuvage au trio.
— Pas de verre ? s’étonna Mélude.
— Nous sommes tous en pleine forme, se justifia Ijanes. Pas de quoi s’inquiéter de refiler des maladies. Détendez-vous, et si le cœur vous en dit, essayez ce nectar qui a traversé les mers !
Mélude s’empara lentement de la bouteille, et en dévissa le goulot avec un air dubitatif. Toutefois, sitôt que son odeur lui attaqua les narines, elle émit un gloussement allègre. Elle avala trois grandes gorgées sous les yeux dilatés de ses homologues, suite à quoi elle les enjoignit à risquer l’aventure. Zekan et Makrine tâtonnèrent, puis burent un peu de breuvage à leur tour, souriant exactement comme la chanteuse et le capitaine.
— Je vous l’avais dit ! s’ébaudit Ijanes. Je commence à vous connaître, il semblerait !
— Là il faut bien admettre que cela nous convient mieux ! s’exclama Makrine. L’alcool danse un peu dans nos entrailles, mais ce goût sucré est juste parfait. Pas même écoeurant !
— Il y a du savoir-faire derrière ce qui s’apparente à une simple liqueur. L’asgurel n’a rien à voir avec le sowqua auquel vous devez être habitué. Plus léger, plus fruité, il enivre celles et ceux qui ne prennent pas assez garde ! Les accidents arrivent, mais avouons que l’océan est trop pur pour accueillir nos dégorgements.
Ijanes posa soudain un doigt sur sa gorge. Haussant les épaules, il récupéra l’asgurel et en déglutit autant de lampées que Mélude, et en ressortit assouvi.
— Nous pouvons continuer à partager la bouteille, proposa-t-il. Sauf si vous préférez en profiter de façon raisonnable ?
— Vous avez de l’éloquence ! complimenta Mélude. Avez-vous déjà pensé à écrire quelques vers, capitaine ? Voire même à écrire un roman ?
À la parole succéda le geste, même si la révérence se limita à une esquisse, car Zekan lui flanqua un discret coup de coude. Un timide sourire éclaircit alors son visage.
— À vrai dire, s’exprima-t-il, nous ne cachons pas vraiment notre curiosité. Le voyage va être encore long : auriez-vous le temps de nous en raconter plus sur vous ?
— Nous ne nous destinons pas à la gloire, rappela Makrine. Mais si nous pouvons chanter le nom de nos compagnons, anciens comme nouveaux, ce serait un honneur ! Et un plaisir.
Inopinément, les traits de leur interlocuteur s’obscurcirent. Il arqua les sourcils en dévisageant les bardes.
— Vous êtes curieux en effet, soupira-t-il. Mais vous devriez aussi questionner la pertinence d’une telle approche. Le passé compte-t-il vraiment ? Qu’est-ce qu’il vous apporte ? Peut-être que j’ai droit à laisser certaines choses derrière moi. À profiter de chaque jour qui m’est offert, où je peux être libre de mes mouvements, insoumis à quelconque contrainte. Et à rêver d’un futur encore plus positif.
Ils étaient interloqués. Envahis d’un sentiment de malaise, qui s’amplifia à force de l’observer. Mélude se recroquevilla sur elle-même, morose, tandis que ses homologues insistèrent auprès du capitaine, non sans une pointe d’inquiétude.
— Nous pensions la question innocente, dit Makrine. Pardonnez-nous.
— Vos intentions étaient louables, concéda Ijanes. Certaines histoires trop peu connues méritent d’être narrées. D’autres, en revanche, feraient mieux de rester dans l’ombre.
— Pourquoi pas la vôtre ? s’obstina Zekan.
Son faciès était encore voilé d’une sombre aura au moment où il fit demi-tour. Ijanes refusa aux musiciens de dévoiler son expression, et encore moins de finir la bouteille pourtant bien entamée. Il s’en allait pourtant à cadence mesurée.
— Croyez-moi, trancha-t-il, elle n’en vaut pas la peine. Nous venons à peine de nous rencontrer, ne gâchons pas une amitié naissante, voulez-vous ?
Ce fut d’une voix glaciale qu’Ijanes abandonna les bardes derrière lui. Pas un regard n’interrompit sa marche, pas un murmure ne contrasta ses propos : les contre-arguments s’étouffèrent dans un morne soupir.
Poings fermés, le capitaine entreprit de prendre congé. Sur son chemin s’intercala sa partenaire, bras croisés, ses joues creusées de plis. Ijanes dut s’immobiliser et tendit l’oreille, mais tous ne perçurent que de murmures indistincts. Son visage s’adoucit à mesure que la conversation progressait, et il finit même par relâcher les bras. Comme par réflexe, il posa deux doigts sur le menton de Pernia et la gratifia d’un baiser sur le nez avant de s’écarter.
La seconde se positionna triomphalement, mains jointes derrière le dos.
— Et si nous nous détendions ? suggéra-t-elle. Rien de tel qu’une petite chanson après le repas !
Pernia se racla la gorge pendant que matelotes et matelots s’alignaient derrière elle, la tête bien redressée, adoptant une similaire posture.
— Connaissez-vous les mésaventures de Youpharo la malchanceuse ? Véritable histoire ou mythe local, peu importe, l’important est le message transmis !
Pernia opina en direction de ses amis avant d’affermir sa stature, brandissant un bras résolu devant les bardes captivés.
Sur ce signal s’obtint un silence qui ne dura guère. Des fredonnements rythmés s’entamèrent auprès du bastingage et se propagèrent jusqu’au centre de la passerelle. Les notes déferlèrent de plus en plus vite, sur des inflexions variées, jusqu’à l’instant où Pernia amorça le chant :
« Youpharo était une boulangère,
Elle rêvait d’un peu de compagnie.
Kalgun le preux était très populaire,
Bien sûr qu’elle eut le béguin pour lui !
Mais quand elle vint munie de quelques fleurs,
Une autre femme faisait déjà son bonheur.
Ha, qu’elle est malchanceuse !
Youpharo sera-t-elle heureuse ?
Youpharo devint une aventurière,
Elle partit en quête de trésors.
Sur son bateau elle conquit les mers,
Au bout du monde elle trouverait son or.
Mais quand elle atteignit la salle renommée,
Le coffre vide acheva de l’insulter.
Ha, qu’elle est malchanceuse !
Youpharo pourra-t-elle être heureuse ?
Youpharo se convertit en banquière,
Ici l’argent ne lui fausserait pas compagnie.
Jamais les critiques ne l’épargnèrent,
Elle s’en fichait car elle était nantie.
Mais quand deux voleuses lui prirent ses biens,
Elle finit à la rue un beau matin.
Ha, qu’elle est malchanceuse !
Youpharo restera-t-elle heureuse ?
Youpharo termina en fermière,
C’était tout ce qu’elle pouvait espérer.
Chaque jour elle cédait à sa colère,
Furieuse d’être née juste pour tout rater.
Peut-être que lors d’une autre vie,
La bonne fortune lui aurait souri.
Ha, qu’elle est malchanceuse !
Youpharo ne sera jamais heureuse !
Youpharo ne sera jamais heureuse ! »
Tout juste la chanson se termina que Mélude bondit sur un sourire étincelant. Elle submergea l’équipage d’applaudissements ponctués de sifflements, auxquels se joignirent bientôt Zekan et Makrine. Quelques marins s’efforcèrent de garder leur posture guindée, se contentant d’un rictus réservé, mais d’autres ne retenaient pas leur gaieté. Ainsi parut Pernia, au centre de l’attention.
— Vous savez quelle est la plus belle qualité de cette chanson ? fit-elle. Sa flexibilité ! Elle a de nombreuses variantes locales où les couplets sont différents.
— Il me tarde d’en écouter d’autres ! se réjouit Zekan.
— Moi de même ! renchérit Makrine. Qu’il est agréable d’être auditrice, pour une fois.
— Juste une petite question, se permit Mélude. Quel est le message de cette chanson dont vous vous vantiez ? J’avoue ne pas trop avoir compris…
Un rire moqueur s’empara de Pernia, après quoi elle se dota d’un regard condescendant.
— Vous qui composez tant de ballades, dit-elle, vous ne saisissez pas un air sans la moindre subtilité ?
— Les paroles semblent rire des malheurs de cette pauvre femme. Où est la solidarité là-dedans ?
— Tu es à côté de la plaque, ma pauvre. En fait…
Une porte claqua subitement, ce qui en fit sursauter plus d’un.
Héliandri surgit de l’intérieur, agrippant un homme par son avant-bras. Sa figure était constellée de plis et ses lèvres s’étaient retroussées en s’exposant au soleil. Néanmoins l’aventurière se déplaçait prestement sur la passerelle, où elle jeta l’intrus avant s’épousseter les mains, les sourcils toujours froncés.
Il avait beau s’être ratatiné, ses yeux verts scintillaient encore à la brillance du jour. Il avait beau être étendu, son bouc et sa moustache restaient aussi soyeux qu’à l’accoutumée, quoique ses mèches lisses mi-longues retombaient avec disgrâce. Des protections en vônli s’étaient ajoutées à celles en cuir sur sa tunique anthracite veinée de carminée, mais c’était bien sa dague sertie de rubis et d’émeraude qui lui valait une kyrielle de coups d’œil inquisiteurs. Sa minceur, l’intense brun de sa peau, ainsi que la forme triangulaire de son faciès étaient sans équivoque pour Mélude. Elle l’enlaça vigoureusement malgré la confusion alentour et la mine maussade de Héliandri.
— Phiren ! s’écria la chanteuse, ses joues humides. Tu nous as tellement manqués !
— Ha bon ? lança l’aventurière dubitative.
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