Chapitre 11 : Un air d'accompagnement (2/2)

9 minutes de lecture

Face à la grandissante attention, y compris de ses propres amis, Mélude décida de se détacher du collectionneur, bien qu’elle continuât de dodeliner vers lui. Phiren ne pouvait alors plus s’extirper de l’hostilité environnante, et arbora une expression teintée d’innocence.

— Ce gaillard se pensait discret au fin fond de la cale, persiffla Héliandri. Il avait oublié que je ne manque aucun détail.

— Si je comprends bien, dit Ijanes, vous le connaissez ?

— Bien sûr qu’ils me connaissent ! s’exclama Phiren. Nous avons voyagé ensemble, ce qui était censé forgé des liens !

Héliandri roula des yeux face aux gestes excessifs qu’esquissait le collectionneur.

— Vous vous êtes imposés dans notre compagnie, corrigea-t-elle. Parce que vous convoitiez des richesses hors d’atteinte pour la plupart des gens de Menistas.

— Un mauvais départ, certes ! accorda Phiren. Mais nous étions unis pour un objectif commun. Contemple les bouleversements que le monde subit en ce moment. En comparaison, mes actes criminels paraissent bien mineurs !

— Tu ne manques pas d’audace ! Par deux fois tu t’incrustes parmi nous. Si tu étais réapparu plus tôt, peut-être que j’aurais été plus tolérante.

Phiren manqua de se courber à cause des incessantes attaques. Il grappilla du soutien là où il en repérait, mais le sourire vicieux de Pernia le pétrifia, surtout lorsqu’elle tâta les poignées de ses lames.

— Nous pouvons nous occuper de cet intrus, suggéra-t-elle. Sais-tu nager, Phiren ?

— Quoi ? s’offusqua Héliandri. Je n’ai jamais rien suggéré de tel ! Je n’ai pas les meilleures relations avec lui, mais tant pis. Il nous accompagnera.

— Depuis quand tu prends les décisions pour nous ?

Des éclairs jaillirent depuis leurs yeux, aussi Ijanes s’entremit sur une vive impulsion. Ses traits s’étirèrent vers le nouveau passager, à qui il accorda même un clin d’œil affable.

— Doucement, partenaire ! dit-il sur un ton léger. Il s’agit là d’une dispute amicale. N’interférons pas.

— Nous ne sommes pas amis ! grommela Héliandri.

— C’est sans importance. Nous avons bien assez de réserves pour une personne de plus à bord.

— Le problème est différent, rétorqua Pernia. Ils importent leurs histoires sur notre navire. À quoi est-ce que nous nous exposons ?

— Les risques étaient déjà présents avec nos premiers invités, un de plus n’y changera rien. Quitte à être diverti aujourd’hui, j’ai hâte de connaître l’histoire de Phiren. S’il daigne en parler, bien sûr.

À force d’être scruté de part et d’autre de la caravelle, le collectionneur sentit une pression l’ankyloser. Peut-être s’exacerbait-elle en avisant l’air courroucé de ses anciens camarades, hormis Mélude qui l’observait avec compassion. Quoi qu’il en fût, tournoyant sur lui-même, il s’arma d’éloquence.

— Même si je ne vous ai pas manqué autant qu’espéré, dit-il, vous vous souvenez bien qu’Amathane et moi avons été téléportés ?

— En effet, répondit Makrine. C’est curieux qu’elle ne soit pas avec toi, d’ailleurs. Vous étiez inséparables. Ce qui n’est pas un reproche… ni un compliment.

— Voilà d’où vient ma motivation ! De retour à Parmow Dil, mon premier réflexe fut de me rendre auprès des autres membres de la guilde. Vous penseriez que la maîtresse serait inquiète pour la disparition de sa fille ? Aucunement ! On eût cru qu’elle avait des pièces d’or à la place des yeux, tant l’évocation de ces ruines accaparait toutes ses convoitises !

— Les rumeurs étaient donc fondées, commenta Zekan. Vous n’étiez que deux à l’époque, maintenant des dizaines de voleuses et voleurs foulent ces terres !

— Nous collectionnons, nous ne volons pas ! Et puis, vous devriez adresser ses reproches à Berisen. Ma priorité est de secourir Amathane, car si elle n’a plus l’amour de sa génitrice, au moins a-t-elle celui de son partenaire de toujours ! Si elle…

Seule Pernia empêchait Ijanes de s’avancer, plaquant sa main contre sa poitrine. Même immobile, le capitaine toisait intensément le collectionneur interloqué.

— Je croyais que vous n’interviendrez pas ? fit-il.

— Jusqu’à la mention de Berisen, précisa Pernia. Nous connaissons ce nom. S’il s’agit bien de Berisen Tsiyat.

— Oui, mais comment vous la connaissez ?

— Oh, nous ne l’avons jamais rencontrée. Mais souvent, on peut se faire une nette image de quelqu’un par leur simple réputation. Tu as choisi une intéressante belle-mère, Phiren.

— Belle-mère ? Je ne suis même pas marié à Amathane !

— L’amour transcende les mœurs les plus rigides. Mais n’esquive pas la question. Tu sais que Berisen était une redoutable capitaine pirate. C’était avant qu’Ijanes et moi prennent la mer, mais quand même !

— Je suis décidément mal tombé… Jetez-moi dans l’eau, ça ira plus vite.

Une lueur d’angoisse traversa Mélude, désireuse de s’accrocher à Phiren, comme Héliandri s’écartait quelque peu. Mais même lorsque la seconde lâcha son partenaire, ce dernier campa sur sa position, la perplexité supplantant l’irritation. Des flammes d’hésitation dansèrent dans ses yeux au contraire de nombre des siens.

— Essayons la nuance, lança-t-il. Tu as bien compris qu’aucun d’entre nous ne porte Berisen dans son cœur. Tu pourrais répliquer qu’elle n’a jamais ôté la vie d’innocents, et tu aurais raison. Tous les pirates ne se valent pas : certains voguent juste en quête de liberté, pendant que d’autres commettent les pires massacres.

— Qui a dit que je voulais défendre Berisen ? riposta Phiren. Officiellement, je sers sous ses ordres, mais l’indépendance me tente de plus en plus.

— J’apprécie ta bonne volonté, mais les liens du sang sont parfois plus difficiles à défaire, malheureusement. Amathane voyageait aux côtés de sa mère avant de rejoindre cette guilde, si j’ai bien compris ?

— Et donc ? Elle devrait payer pour les crimes de sa mère ? Elle n’était même pas majeure !

— Un autre point intéressant. Ce n’est pas à moi de juger, mais si elle a été téléportée au Poghref, au Sewerti ou au Menkaop, elle serait une cible facile.

— Voilà pourquoi Nasparian l’a sans doute envoyée là. Et voilà pourquoi je dois impérativement la secourir. Capitaine, écouteriez-vous votre cœur plutôt que votre raison, vous qui exposez sans gêne votre amour ?

Ainsi sollicités, Ijanes et Pernia se consultèrent avec scepticisme. Quelques éclats de rire s’étouffèrent dans la largeur de la passerelle, aussi leurs meneurs haussèrent des épaules à défaut de gratifier Phiren d’une quelconque approbation. Celui-ci se tourna alors vers Héliandri, à qui il fit des yeux doux en lustrant sa moustache.

— Mais toi, tu comprends ! espéra-t-il. Les sentiments amicaux ne valent pas moins que la passion romantique ! Si tu as le droit de traverser l’océan pour rejoindre Wixa, ne l’ai-je aussi pour retrouver ma bien-aimée ?

— À condition qu’elles soient au même endroit, glissa l’aventurière.

— J’en suis persuadé ! Et une fois réunis, nous serons même heureux de vous assister dans votre propre quête. Après tant de moments partagés ensemble, elle reste la nôtre.

Abruptement, Héliandri coula un coup d’œil latéral au capitaine, et l’interpella d’un geste vif.

— Phiren Olun est sous ma responsabilité, décréta-t-elle. Est-ce que vous me permettrez de m’entretenir avec lui en privé ? J’espère qu’il sera plus enclin à tout me dévoiler dans ces conditions.

Ijanes cogita quelques secondes avant d’exhaler un soupir.

— Allez-y, autorisa-t-il. Cette rencontre m’a déjà filé une migraine.

De nouveau Héliandri agrippa Phiren par l’avant-bras et de cette même impulsion l’entraîna vers la cale. Il lui fallut à peine quelques secondes pour abandonner l’équipage, qui laissa cependant des questions en suspens au moment où la porte se claqua.

À l’instant où l’aventurière se retrouva seule devant le collectionneur, ce dernier ravalait sa salive par-devers un regard si farouche. Phiren attrapa d’abord le coin de la table attenante, puis son dos heurta la colonne boisée derrière lui, contre lequel il s’arc-bouta.

— Du calme ! quémanda-t-il en exsudant. Je suis honnête sur mes intentions, non ?

— Il ne s’agit pas seulement d’Amathane, insista Héliandri. Sinon tu te serais invité sur le premier bateau pour la rejoindre. Parle, Phiren ! Tu as beau prétendre, je ne suis pas la source de tes frayeurs.

Phiren épongea son front. Chercha l’équilibre là où ses jambes flageolaient. L’arrivée soudaine des bardes lui offrit alors quelques secondes de répit. Son cœur manquant un battement, Héliandri leur ordonna de fermer la porte derrière eux, et leur assena un coup d’œil de semblable malveillance.

— Nous sommes concernés aussi ! rappela Mélude. Une réunion comme au bon vieux temps !

— Certaines personnes manquent à l’appel, déplora Héliandri. Tu te souviens d’Adelris, Phiren ? Il serait peut-être encore vivant aujourd’hui, si tu ne l’avais abandonné à cause d’une vision dépourvue de contexte.

— C’est de cela dont il est question ? demanda Phiren. D’accord, j’ai eu tort ! Amathane et moi souhaitions tellement aider le gamin que nous pensions l’écarter du plus grand danger.

— Tu devras t’excuser auprès de lui. Sauf que ni toi ni moi ne savons quand tu le reverras. Tu veux savoir de quoi il est question, Phiren ? Dis-nous de quoi tu as peur ! Dis-nous… ce que tu es en train de fuir.

Héliandri regretta sa question presque instantanément.

Phiren se décomposa au-devant de son impuissance. De lentes inspirations s’échappaient de son corps ébranlé. Quand d’obscures vagues le submergèrent, Makrine attrapa son bras gauche. Quand ses dents se mirent à claquer, Mélude imita son amie de l’autre côté. Quand des tremblements le lancinèrent tout entier, Zekan observa une distance de sécurité, mais l’inquiétude le rongeait. D’une foulée la meneuse se déroba alors, non sans se préoccuper du collectionneur.

— J’ai encore été trop brutale ? murmura-t-elle.

— Et pas qu’un peu ! s’emporta Phiren, tentant de se ressaisir. Vous savez pourquoi j’ai adhéré à la guilde des collectionneurs, alors que je désapprouve les méthodes de sa maîtresse ? Parce que j’étais pourchassé par une assassin… Ma propre jeune sœur !

Des gorges se nouèrent, des veines se glacèrent. Zekan dut se tenir sur la table alors que ses amies étaient déstabilisées. Même le visage de Héliandri, jadis impavide, trahissait des plis à force d’écouter Phiren.

— Pourquoi voudrait-elle ta mort ? demanda Mélude.

— Il n’y a rien de rationnel dans des pulsions meurtrières, répondit Phiren. Elle m’en veut pour avoir déshonoré ma famille… Ma grande sœur Laveni a été bien plus sévère dans ses critiques, mais est-ce que Loureja la traque ? Non, évidemment ! Je suis la cible facile, pauvre collectionneur tout juste capable de se défendre, alors que Laveni dirige la garde de Parmow Dil !

— Répète son nom, ordonna Héliandri.

— Lequel ?

— Loureja ! C’est ainsi que cette assassin s’appelle ?

— Bien sûr, mais quelle importance ?

Soudain Makrine lâcha Phiren, et sur un rire sinistre, troubla chaque occupant de la salle. Quelques rayons iridescents s’infiltraient entre les lattes et révélaient les larmes glissant lentement sur ses joues.

— Mais enfin ! s’offusqua Zekan. Il n’y a rien de drôle là-dedans.

— Je suis désolée, fit Makrine. L’ironie de la situation n’a pas dû vous échapper non plus.

— Quelle ironie ? s’enquit Phiren.

Zekan chercha à éloigner son homologue, toutefois il était déjà trop tard. Mélude garda le contact avec le collectionneur aussi longtemps que possible, mais son maintien paraissait bien faible, en comparaison à la force exercée par Héliandri. Cette dernière plaqua ses mains sur les épaules de Phiren, les yeux dilatés, son regard transperçant au-delà de son être secoué.

— Nous la connaissons, lâcha Héliandri. Elle s’est présentée à nous quand nous étions encore à l’auberge.

— Quoi ? s’écria Phiren. Mais cela n’a aucun sens !

— C’est au contraire parfaitement logique ! Tu n’es plus sa première cible, Phiren. Et en cherchant à t’éloigner d’elle, tu n’as fait que t’en rapprocher.


*****


Depuis le jour où elle y avait élu temporairement domicile, Loureja s’imaginait que le temps d’adaptation sur le navire serait bref. Hélas, au plus profond de la cale, l’inconfort le tenaillait toujours. Fût-ce l’exiguïté de la pièce, piégée entre filets et massifs tonneaux, ou fût-ce la senteur de l’alcool frelaté cumulé au poisson peu frais, elle n’en avait cure. Poussière et autre salissure souillaient de sa cape à ses guêtres, ce qu’aucun décrassage ne compensait. La jeune fille ne pouvait que soupirer, et espérer que les journées se succèderaient promptement.

Tout se déroulait dans son esprit.

Parfois Loureja se prenait à ricaner, quand aucun marin ne la distrayait de leurs tapageuses fornications. Elle laissait alors libre cours à sa florissante imagination. Tantôt un bain vermeil se répandait jusqu’à la moindre interstice, tantôt les supplications ravissaient ses oreilles. L’instant fatidique se répétait sur une multitude de variations. À chaque fois elle souriait à pleines dents, souvent ses lames extirpaient jusqu’au moindre organe, et jamais ses armes n’en ressortaient repues. S’entonnait une interminable mélodie, qui l’exhortait jusque dans ses songes.

Répit était cependant exigé de temps à autre. Lors de ces moments, Loureja s’emparait d’un roman glissé à la hâte au fond de sa besace. Chapitre après chapitre, volume après volume, elle se divertissait des mésaventures de Gantus Goras, héros vaillant célèbre pour ses répliques sarcastiques. Le protagoniste redoublait toujours d’inventivité pour s’extirper de pernicieuses situations, agaçant ses adversaires par son unique sens de l’humour.

Ces nuits d’immersion précédaient le sommeil de Loureja, ravie de prodiguer un brin de légèreté dans sa vie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0