Chapitre 12 : Tentative d'entente (1/2)

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Daref s’affala sur son fauteuil, appuyant ses doigts sur son front plissé. Chaque fois qu’il posait un œil sur Nasrik, ligotée sur une chaise à proximité, ses plis ne cessaient de s’amplifier. Chaque fois qu’il échangeait un regard avec Ralaïk, lequel secouait diligemment la tête, il exhalait un soupir supplémentaire.

Même s’il ne saisissait pas ce que la prisonnière disait, le commandait décelait de l’imploration parmi les inflexions aigues. Des éclairs d’hésitation le fendaient, rapidement rompues par les interventions du sergent.

— À un moment donné, lâcha ce dernier, il faut prendre une décision.

Sa voix fut si glaciale à proximité d’une captive déjà chevrtante. Préoccupé, Daref se redressa, et à défaut d’égaler la taille de ce subordonné, arbora une mine de pareille intensité. — Aucun de nous deux n’a l’autorité suprême en ces lieux, martela-t-il.

— Nous devons donc patienter parce que vous ne savez pas faire des choix difficiles ? riposta Ralaïk.

— Sergent, je n’aime pas ces insinuations. Le rang prévaut sur notre longévité dans l’armée, n’oublie jamais ça.

— C’est juste que… Tout ceci me rend mal à l’aise, commandant. Qui sait ce dont elle est capable ? À votre place, j’aurais utilisé du kurta, au cas où elle maîtrise la magie.

— Je croyais que les ludrams répugnaient à l’idée d’employer ce matériau ?

— Pas de généralité, commandant. Ces gens-là sont des idiots, et je n’en fais pas partie.

Faute de pouvoir répliquer quoi que ce fût, Daref retourna avec promptitude sur son fauteuil. De la sueur perlait le long de ses tempes comme il ressentait de soudaines démangeaisons sur ses bras. Dans la teinte se répandait une chaleur humide qui le tarabustait, mais il s’échinait à rester focalisé. Surtout lorsque Ralaïk s’approchait trop dangereusement de Nasrik à son goût.

Les minutes s’égrenèrent sans que nul ne se mût. Parfois Daref lisait dans les yeux de Nasrik, mais il échouait à traverser le voile de frayeur. La prisonnière eut beau connaître ses environs, acculée dans la relative étroitesse des lieux, elle persistait à sonder les recoins.

Une lueur issue de l’extérieur éclaircit son visage assombri. Surgit Sharialle, tiraillée entre colère et affolement, qui essayait d’avancer malgré sa fille accrochée à sa cuisse.

— Non, ma chérie ! fit-elle. Reste dehors quelques minutes, tu veux bien ?

Parza cilla et retroussa les lèvres dans un futile effort de supplication, puis s’exécuta d’un bond.

Ce fut l’ultime sourire dont sa mère se pourvut.

Des rictus ravinèrent son faciès lorsqu’elle écarta son mari, des grognements s’échappèrent lorsqu’elle bouscula Ralaïk. À la hâte, Sharialle posa un genou à terre et présenta une main ouverte à l’intention de la captive, mais celle-ci trémulait encore. Qu’elle inclinât le chef ou qu’elle susurrât, Sharialle ne parvint guère à calmer Nasrik.

Ce pourquoi elle flanqua un coup d’œil hostile à Daref et Ralaïk.

— Je m’absente quelques jours et voilà ce que je retrouve ? fulmina-t-elle. Commandant, sergent, je ne suis pas fière de vous.

Ralaïk ne broncha guère face au commentaire, au contraire de Daref qui plaida pour sa cause. Des traits rigides striaient le visage de Sharialle en dépit de la douceur de l’expression de son époux.

— Pas de cela ici, Daref ! réprimanda-t-elle. Que mon amour pour toi ne retire rien de mon objectivité. Certes tu me remplaçais, mais qu’est-ce qui justifie de faire une prisonnière ?

— Cette décision me paraissait la plus sensée à ce moment-là, se défendit Daref. Elle errait seule dans la forêt de Sinze, la première terekas sur laquelle notre unité tombe ! L’occasion ou jamais de communiquer avec eux.

— Traitée comme une vulgaire criminelle, elle ne risque pas de dire quoi que ce soit ! Nous ne sommes pas ennemis ! À quoi riment ces méthodes ?

Alors que Daref cherchait ses mots, fuyant le dédain de sa générale, Ralaïk se redressa de toute sa stature. Sur sa figure perçait une lueur contestatrice, soutenant le regard de Sharialle sans la défier.

— Générale, interpella-t-il. Vous avez l’expertise et la pugnacité, mais permettez-moi de vous conseiller. La paix est désormais illusoire. Tôt ou tard, nous dégainerons de nouveau. Tôt ou tard, nos mains s’illumineront de notre flux magique. Il vaut mieux prendre le contrôle de la situation, car un avantage sera décisif.

— Avec une telle attitude, fustigea Sharialle, tes suggestions prennent des airs de prophéties autoréalisatrices. Nous représentons une force décisive, je te l’accorde, mais elle doit être employée à bon escient. Tant que je dirigerai cette unité, la diplomatie primera sur la facilité de la violence.

— Pour combien de temps, générale ? Je doute fort qu’on puisse sceller une profonde amitié avec un ancien peuple. Nous sommes trop différents, trop distants. Et pour être franc, j’étais aussi en désaccord avec notre commandant, mais pas pour les mêmes raisons que vous.

— Nous sommes libres de débattre, mais ma voix prévaut. Et je dis qu’il est hors de question que notre première rencontre avec une terekas se déroule ainsi. Elle restera seulement si elle le souhaite, et restera seulement si elle se sent à l’aise.

Sharialle ignora tout bonnement les réprobations de ses subalternes. Elle ne daigna même pas les fixer, tant Nasrik accaparait son attention. Tout ce qui lui importait était de mettre fin à ses implorations, pour qu’enfin les pleurs se tarissent. Alors elle se hâta vers un guéridon attenant, sur lequel trônait une dague en acier lestée de grenat.

Dans sa précipitation, la générale se fit une entaille au doigt. Une ligne vermeille coulait de son index et s’égouttait sur le sol sans qu’elle n’ébauchât le moindre mouvement.

— Mon amour, tout va bien ? s’enquit Daref.

C’était comme si tout perdait en netteté. De puissants bourdonnements assaillirent ses tympans pendant que la lumière se décomposait. Il ne restait plus que cette trace de fluide vital, d’intensité grandissante. Une vue entrecoupée de courtes visions, tel un jet de foudre dépourvu de clarté. Sharialle tressaillait de plus en plus alors que ses respirations se hachèrent. Elle dut inspirer de grandes goulées d’or, se tenir sur le rebord du guéridon, et malgré tout elle continua de s’arquer. Aux crépuscules des tourments s’insinuèrent des sifflements.

Le commandant posa ses mains sur les avant-bras de son épouse, laquelle regagna aussitôt sa placidité.

— Pas maintenant ! s’écria-t-il. Regarde, ce n’est qu’une coupure de rien du tout.

Contre la suggestion, Sharialle cacha sa main égratignée derrière son dos, inspecta le reste de la pièce. Tandis que Ralaïk brillait par son absence, Nasrik demeurait la référence, jaugeant la générale par-delà ses traits déformés par l’angoisse.

Sa vision se centrait néanmoins sur son mari qui refusait de la lâcher. Il l’enveloppa dans ses bras et lui caressa longuement le haut du dos. Ainsi Sharialle put poser sa tête contre sa poitrine, et profiter des mots sirupeux qu’il susurrait à son oreille. Elle s’y maintint des minutes durant, occultant ses devoirs, prolongeant jusqu’au moment où la sérénité l’enveloppa pleinement.

De succincts mais profonds remerciements précédèrent son détachement. Elle enserrait la poignée de la lame avec une incomparable fermeté, mais lorsque la pointe étincela, les tremblements de Nasrik s’accrurent outre mesure.

— Non, ce n’est pas ce que tu crois ! assura Sharialle. Je ne cherche pas à te faire du mal, au contraire. Je vais te libérer.

La générale procéda alors aussi graduellement que possible. Foulée après foulée, elle réduisit la distance avec la prisonnière en gardant une posture inoffensive. Lever les bras paraissait futile tant les jambes de Nasrik flageolaient, exhiber un grand sourire à l’avenant. Chaque fois que Sharialle se heurtait à la peur, elle envisageait une différente approche.

Une soldate jaillit dans la tente avant même qu’elle n’atteignît la corde.

— Générale ! sollicita-t-elle. Nous avons des visiteurs.

— Et ça ne peut pas attendre ? s’irrita Daref.

— Y’a-t-il d’autres priorités que d’accueillir le parlementaire Guvinor Heï Velham lui-même ? Je pensais que vous devriez être prévenus.

Sharialle approuva du chef, remettant la lame sur le guéridon avant de rejoindre la militaire. Si Daref la suivit de près, il garda un œil vers la captive confuse jusqu’au dernier moment, et goûta à contrecœur les rayons dorés qui s’infiltraient au milieu de la forêt.

Un grand tumulte régnait au campement. Guvinor, Yazden, Kavel et Dehol progressaient avec peine, car des dizaines de soldates et soldats les martelaient des questions. Eux-mêmes découvraient leurs environs avec circonspection et s’efforçaient d’occulter l’attention qui leur était dédiée.

— Vous aviez voyagé en anonymes, glissa la garde. Un contraste frappant avec notre propre périple, durant lequel l’armée nous accompagnait déjà. Comment vous sentez-vous à l’idée d’être autant entourée ?

— Les foules ne me rendent pas à l’aise, admit l’historien. Mais mon confort personnel est un bien maigre sacrifice compte tenu des enjeux.

— Ils se sont installés au cœur de la forêt de Sinze, constata le marin. Au-delà même des ruines de Dargath ! Je n’aurais jamais rien imaginé de tel. Les jhorats ne sont donc plus ici ?

— Ils ont dû se retirer sur ordre de Nasparian. Et désormais, le portail qui rejoint nos deux mondes a perdu son utilité. À nous de construire un nouveau pont.

Tous trois eurent beau échanger à voix basse, les militaires continuaient de les assaillir. Ils se référèrent au parlementaire en tête de leur groupe, qui avait identifié les hauts-gradés parmi l’unité.

Sur ordre de la générale, les subordonnés cédèrent de l’espace aux invités, quoiqu’ils demeuraient à proximité de la scène. Une tension exacerbée parcourait encore ses membres, mais elle la réfréna au profit d’une mine affable.

— Quel honneur de rencontrer Guvinor Heï Velham lui-même ! s’exclama-t-elle. Mes salutations, je suis la générale Sharialle Telunn, et voici mon mari, le commandant Daref Telunn. Vous devez déjà savoir que je remplace Twéji Huderes ?

— Oui, dit le politicien. Quel changement ! La dernière fois que je m’étais rendu ici, j’étais considéré comme un traître. Enfin, je ne vais pas m’appesantir sur le passé. Si vous me connaissez déjà, voici Yazden Gurig, ma garde du corps. Kavel Frayam et Dehol Doulener, derrière moi, appartenaient aussi à la compagnie qui a découvert ces terres.

Les salutations de vigueur se succédèrent avec assiduité. Une fois qu’elle eut accueilli les autres, Sharialle serra la main de Guvinor avec une puissante poigne. Sur sa figure flottait néanmoins un sentiment d’incertitude.

— Je n’arrive pas à décider si vous arrivez au moment opportun, avoua-t-elle. Votre expertise sera définitivement requise, Guvinor. Si loin de chez vous, vous êtes lié à cet endroit.

— Je vais faire de mon mieux, répondit le parlementaire en soupirant. Mon échec me hante encore.

— N’endossez pas notre responsabilité. L’unité du Ruldin envoyée avec vous a aussi été écrasée par les troupes de Nasparian. Nous devons impérativement éviter toute future effusion… et donc mieux nous préparer. Voilà où votre force réside, Guvinor.

Des lèvres retroussées déparèrent les traits de la générale au moment où elle s’extirpa du toucher. Elle désigna la tente derrière elle, toute fierté dissipée.

— J’étais en train de libérer la prisonnière, dit-elle. Une erreur à rectifier d’urgence, encore que ce soit trop tard à mes yeux.

— Une prisonnière ? s’offusqua Kavel.

À brûle-pourpoint, l’historien se plaça au-devant de Guvinor, et assena un regard malveillant à l’intention de Sharialle.

— Nous n’avons qu’un seul adversaire ! vitupéra-t-il. Ce n’est pas une décision très noble de la part d’une des soi-disant plus grandes armées de Menistas.

— Tu as du cran, gamin ! reconnut Daref. Par contre, tu serais bien avisé de laisser notre générale en dehors de cette histoire. Capturer la terekas était mon idée.

— Une mauvaise, commenta Ralaïk. Mais exprimez-vous donc, commandant. Il ne faudrait pas qu’un garçon comme lui vous déstabilise.

— Et je peux me défendre tout seul, merci. Je disais donc, gamin : je n’ai pas être jugé par quelqu’un comme toi. Tu dois avoir la moitié de mon âge et le quart de mon expérience.

Son sang bouillonnait à force de dévisager le commandant. Kavel se dressa au-delà des avertissements, au-delà des ombres que projetaient les militaires plus grands que lui.

— J’ai exploré ses terres, contrairement à vous ! répliqua-t-il. Sachez que je perds ma patience contre les propos de cet acabit. Parce que j’ai passé du temps à l’université, je connaîtrais moins le monde que vous ?

— Je pensais juste que tu me soutiendrais, admit Daref. Que tu le veuilles ou non, Kavel, ton nom est désormais de tout un chacun ici. Tu as vécu une tragédie.

— Et en quoi ma perte justifie d’emprisonner une innocente ?

— La guerre frappe à nos portes, gamin. Ce choix ne m’enchante pas, mais il fallait prendre l’initiative.

Avant qu’ils ne pussent s’approcher davantage, Yazden et Dehol s’interposèrent entre Kavel et Daref. Des éclairs de dissension jaillirent encore entre eux deux, mais la générale s’interposa à son tour et s’opposa à son mari.

— Le libre-arbitre de cette terekas n’est pas sujet à débat, lança-t-elle. Je vais la délivrer sur-le-champ, elle a assez souffert.

— Et puis quoi ? demanda Ralaïk. Elle ne connaît aucune des langues de Menistas !

Un éclat s’illumina subitement sur le visage de Kavel. Ni une, ni deux, il se précipita vers la générale, alors qu’elle arrivait déjà au seuil de la tente.

— Si la terekas le permet, suggéra-t-elle, pourrais-je m’entretenir avec elle ?

— Pourquoi pas ? fit Sharialle en haussant les sourcils. Ceci dit, j’ai beau être en désaccord avec mon sergent et mon commandant, ils ont raison sur ce point. La barrière de la langue va être difficile à franchir.

— Permettez-moi au moins d’essayer ! Je ne cherche pas à me vanter, mais quelques mois à peine m’ont été nécessaires pour maîtriser le nirelais. Bien sûr, une langue ancienne est un autre défi…

— Pas ancienne. Disparue. Enfin, jusqu’à récemment…

— Je suis prêt malgré tout.

Il y avait une lueur rivalisant avec toute conjecture. Une détermination face à laquelle Sharialle ne pouvait rester indifférente. Figée, elle finit par opiner en direction de Kavel, avant d’interpeller Guvinor derrière lui.

— Nous n’avons rien à perdre tant que nous agissons respectueusement, conclut-elle. Très bien, Kavel Frayam, voyons comme tu t’y prendras pour défaire ce nœud inextricable. Guvinor, pouvons-nous discuter dans ma tente ? Ma fille risque de s’incruster, j’espère que cela ne vous dérangera pas.

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