Chapitre 12 : Tentative d'entente (2/2)
Tout se déroula rapidement, et avec effervescence. Kavel prêta pourtant peu de son temps aux échanges entre diplomates et militaires, préférant se focaliser sur Nasrik. Il la conduisit en dehors du campement sitôt que Sharialle eut tranché ses liens, et ils s’éloignèrent à grandes foulées au mépris des avertissements.
Kavel et Nasrik s’étaient installés sur un tronc si nettement coupé qu’il détonnait avec son environnement. Isolé de tous, ils bénéficiaient du faible vent qui s’engouffrait dans la densité forestière, tout comme de la rare nitescence que le feuillage ne tamisait pas. Nulle présence, sinon quelques dhareïts baguenaudant alentour, ne menaçait leur quiétude.
L’historien se comportait avec la délicatesse requise, mais une égide invisible le séparait encore de l’inconnue. Si ses tremblements s’étaient amenuisés, les yeux effarés de Nasrik étincelaient toujours. Kavel sortait donc lentement les livres de sa besace tout en s’assurant que les gouttes de sueur cessaient de lustrer ses tempes.
Ses mains étaient chargées d’un pesant ouvrage à la couverture rouge, qui le happait plus que de coutume.
— Procédons méthodiquement, déclara-t-il. Ce sera un exercice ardu, je le concède.
Kavel ouvrit la première du livre, puis son index glissa sur les caractères qu’il tenta de déchiffrer. Son air intrigant trouvait écho chez Nasrik, dont les propos demeuraient inintelligibles.
— Cet alphabet semble totalement différent, constata Kavel. Mais cela devra être confirmé par des linguistes. Unique, sûrement, mais pas la première fois que je les vois. Les lettres ressemblent à celles du temple de Therzondel.
Nasrik redressa subitement le chef comme ses pupilles se dilatèrent. Ses ongles ripèrent sur le tronc alors qu’elle s’approchait de Kavel, lequel s’étonnait de son attitude.
— Les noms propres transcendent les langues, la plupart du temps ! s’écria-t-il. Peut-être que c’est un point de départ.
S’éclaircissant la gorge, se courbant quelque peu, le jeune homme plongea son regard dans celui de la terekas, et s’évertua à se montrer aussi amène que possible.
— Je m’appelle Kavel Frayam, dit-il.
Il répéta son nom à maintes reprises. Lentement, distinctement. Détachant chaque syllabe s’il le fallait. Alors Nasrik secoua la tête avec vigueur, après quoi elle présenta sa main. Une lueur nouvelle naquit sur sa figure où un sourire effaça ses sillons opiniâtres jusqu’alors.
— Nasrik, fit-elle. Nasrik Harana.
Comme le rictus s’avéra contagieux, les gestes subséquents du jeune homme s’allégèrent. Il put délester avec souplesse son sac du poids des œuvres, il put s’immerger sans crainte dans les compacts paragraphes qui les composaient. Minutes après minutes, il défaisait les attaches de l’incompréhension, et peu lui importait si elles se transformaient en heures. Il prononcerait chaque de pleine clarté, il allierait l’écrit à la parole jusqu’à former des phrases complètes. Attentive, Nasrik se prêta à l’exercice. Patiente, elle lit dans les lèvres de son interlocuteur, lui fournit de nombreuses indications.
C’était presque un silence qui les entourait à mesure que la conversation progressait. Kavel s’échinait à décoder la langue ancienne, quitte à se triturer l’esprit. D’incrémentaux progrès soutenaient son optimisme et l’exhortaient à continuer, peut-être jusqu’au crépuscule.
Mais des chaussures crissèrent sur le tapis feuillu dans les parages, et l’interrompirent dans son élan. Dans l’ombre des branches, Muznarie se présenta avec un air folâtre, et salua Nasrik de grands gestes de la main. Cette dernière la reconnut, parée à se relever, toutefois Kavel la devança.
— Pourquoi cette visite ? soupira-t-il en roulant des yeux.
— On m’a indiqué que vous étiez ici ! lança la militaire, toujours allègre. Devant vous se tient Muznarie Rolog, fière soldate de l’armée ruldinaise !
— J’avais bien précisé que je voulais être seul avec la terekas. Nasrik Harana, voici son nom. Peut-être aurait-elle daigné le révéler plus tôt si vous l’aviez traitée avec plus de considération.
— Notre vaillante générale a critiqué les responsables mieux que je ne le ferai jamais. Nasrik pourra témoigner que j’ai fait de mon mieux, mais je suis tout en bas de la hiérarchie…
Rien n’altérait le sourire de Nasrik qui découvrait la soldate séparée de son unité. Enthousiaste, Muznarie se heurtait malgré tout au problème de langue, et espérait utiliser Kavel comme intermédiaire.
Lequel la foudroyait encore des yeux en dépit de l’approbation de la terekas.
— J’espère que tu es venu pour t’excuser, dans ce cas ! lâcha-t-il.
— Détends-toi, Kavel ! lança Muznarie avec légèreté. Je ne viens pas te déranger longtemps, mais c’est bien pour toi que je me suis rendue ici ! Figure-toi que je voulais te rencontrer en personne.
Le jeune homme arqua un sourcil tout en joignant les bras.
— Que me vaut cet honneur ? marmonna-t-il.
— À vrai dire, admit Muznarie, j’ai des condoléances à adresser. Perdre son frère aîné a dû être une épreuve douloureuse.
— Elle n’est pas encore terminée, mais merci.
— Où qu’il se trouve aujourd’hui, Adelris peut reposer en paix. Pour moi, il est une source d’inspiration ! Oui, un guerrier légendaire !
Ses poings craquèrent à hauteur de ses hanches à la stupéfaction de la militaire. Des plis striaient son faciès alors que ses nerfs le crispèrent. Par son simple regard, Kavel déstabilisait Muznarie, et ignorait momentanément Nasrik nonobstant sa confusion.
— Où étaient ces éloges quand il était en vie ? grogna-t-il.
— Je n’ai pas eu la chance de le rencontrer, rétorqua la soldate qui se mit à transpirer. Mais sois assuré que maintenant, je…
— L’hypocrisie militaire dans toute sa splendeur ! Vous comparer à Adelris est une insulte à sa mémoire.
Telle une flèche la réplique impacta le torse de Muznarie. Elle s’accrochait à l’égarement de Nasrik, cherchant désespérément les mots pour plaider en sa faveur, mais le courroux de Kavel ne faiblissait guère.
— Je me suis enrôlée pour protéger les innocents, assura la soldate. Et si certaines personnes trahissent les principes pour lesquelles ils se sont engagés, je serais la première à les dénoncer ! Si je l’ose.
— Des bonnes personnes dans l’armée, avança Kavel, il y en a peut-être. C’est l’institution dans sa globalité qui pose problème. Vous répandez la violence, vous agitez vos armes et vos sorts sans réfléchir, en fidèles pions des pouvoirs corrompus que vous êtes !
— D’accord, cet incident a de quoi raviver les passions. Je promets de faire de mon mieux pour traiter Nasrik avec dignité.
— Tu ne feras pas la différence. Tu es seule parmi des milliers. Un peuple ancien émerge des profondeurs, et le premier réflexe de nombreux pays est d’envoyer leurs armées. Comment les terekas peuvent-ils nous faire confiance dans ces conditions ?
— Je… Je l’ignore.
— Évidemment, car malgré ton beau discours, tu restes victime de ta hiérarchie. Mon frère n’appartenait à aucune, et que lui est-il arrivé ? Il a fini rejeté de tous. Il a échoué à reconstruire sa vie en dehors de son foyer natal. Et il ne verra jamais ce pourquoi il s’est sacrifié.
Muznarie se rembrunit. Dans son insistance, elle puisa en elle en quête d’arguments, parée à franchir le mur qu’avait dressé son interlocuteur. Celui-ci la toisait continûment, les paupières plissées, les poings vibrant de pleine véhémence.
— Je n’ai pas les mots pour qualifier cette tragédie, murmura la militaire. Je pensais qu’il serait avisé de rendre hommage à Adelris Frayam. Le guerrier qui a traversé les océans. Le héros qui a terrassé un krizacle à lui seul.
— Et qui serait mort seul si mon instinct ne m’avait pas guidé, acheva Kavel d’une voix sombre. Était-ce vraiment un sacrifice si son trépas aurait pu être évité ?
— Il a ouvert la voie. Quand je pense à lui, la fierté m’inspire.
— Vous êtes incomparables. Si la paix entre les peuples est encore envisageable, elle ne s’obtiendra jamais avec les armes ! Vous grandissez avec ces contes épiques, persuadés qu’une héroïne ou un héros résoudra toutes les situations en bataillant avec bravoure. Pourquoi leur lame les rendrait bons, si leurs adversaires les emploient pareillement ? Muznarie, tu veux saisir la rude vérité ? Adelris était une exception. Guerroyer ne sauvera personne.
— Mais je jure de brandir mon épée avec honneur et de…
— Non. Va agiter ton arme ailleurs, soudarde.
Paralysée, Muznarie était au bord des larmes. Il lui était impossible de se dérober de la sévérité de l’historien. Inconcevable de conclure la discussion sur cette âpre note. Encore moins de suspendre là l’échange avec Nasrik qui, frappée d’incompréhension, assistait à la scène avec les yeux écarquillés.
— Ne m’as-tu pas entendu ? tonna Kavel. Va-t’en !
Quand la voix résonna dans son esprit, martelant avec fracas, Muznarie n’eut d’autres choix que de se retourner. Elle adressa un ultime coup d’œil saturé d’empathie à Nasrik, après quoi elle détala. Ses jambes s’usèrent au rythme de ses larmes, ses poumons se consumèrent sous sa hâte, mais elle persista à s’enfoncer dans la sylve.
*****
Seule dans la forêt, esseulée dans ses pensées. Muznarie n’avait que quelques minutes à marcher pour combler la distance, pourtant son trajet s’apparentait à des cercles. Ses pas se méprenaient à des sauts tandis qu’elle tournoyait autour des troncs, entrecoupant ses tours de ricanement.
Derrière sa félicité finit par poindre une sensation de malaise. Plus elle s’abandonnait à l’exercice et plus la soldate se crispait. La légèreté la désertait tant que chaque mouvement devenait mécanique, dépourvue de l’impulsion initiale.
— Amis mages, êtes-vous certains que remonter le temps est impossible ?
Grinçant des dents, Muznarie s’éloigna de l’arbre autour duquel elle venait de tournoyer. Elle cheminait encore, mais à un rythme pondéré, entravée par la puissance de ses réflexions.
— Toujours réfléchir avant de raconter n’importe quoi ! Tu aurais dû pourtant le savoir ! Le pauvre Kavel est en deuil, bien sûr qu’il est prompt aux puissantes émotions !
Aucune trace du campement ne se dessinait aux confins de sa vision, aussi haussa-t-elle davantage la voix, son cœur martelant sa cage thoracique.
— On devrait avoir le droit à l’erreur. Bon sang, mais à quoi tu pensais ? Tu as gaspillé tes chances d’une entente cordiale pour longtemps ! Tu es vraiment une…
— Tu parles à toi-même ? Rarement un bon signe.
Muznarie se figea instantanément. L’espoir de se dérober survit plusieurs secondes, jusqu’au moment où un flux noirâtre la ceignit. Elle se décomposa face à la silhouette surgissant depuis la pénombre de la sylve. Tremblotante comme une feuille, ses mains moites restaient trop éloignées de la poignée de son épée. De sa gorge sèche ne sortait nulle imploration alors que ses veines se glacèrent.
— Par ailleurs, n’as-tu pas été prévenue qu’il était dangereux de rôder dans la forêt de Sinze sans la moindre compagnie ?
Les contours pernicieux se concrétisèrent face à la terreur de la jeune femme. Mains croisées derrière le dos, une sombre traînée magique suivait ses pas feutrés. Muznarie était absorbée par les craquelures de son masque en pierre, derrière lequel fulguraient ses iris.
— Se pourrait-il que…, bégaya-t-elle en claquant des dents. Nasparian ?
— En personne, confirma l’intrus sur un ton orgueilleux. Un privilège que tu sois la première de ta faction à m’apercevoir, depuis le jour où je vous ai massacrés.
Nasparian s’immobilisa juste devant la soldate, laquelle sondait futilement une échappatoire. Ses mèches désordonnées se plaquaient sur son front lustré de sueur. Désemparée, cernée par une magie crépitante, Muznarie ne put se détourner du perçant regard de son adversaire.
— Je…, bredouilla-t-elle. Je ne suis qu’une insignifiante soldate ! Tu dois avoir des cibles plus intéressantes que moi.
— Chercherais-tu à détourner ma fureur contre d’autres personnes ? s’amusa Nasparian. Voilà qui ressemble à couardise.
— Non, non, je me suis mal exprimée ! C’est juste que… Je ne suis personne !
— Précisément.
— Quoi ? Alors c’est ainsi que mes jours se finissent ? Je ne suis qu’une anonyme, un dommage collatéral, condamnée à être oubliée ?
Un rire lugubre se propagea tel un écho dans les environs. Des notes graves assaillirent les oreilles de Muznarie. Déjà piégée, ses perspectives se réduisirent à mesure que Nasparian canalisait son flux. Des particules scintillèrent autour de lui, s’élevèrent autour de ses bras, diaprèrent jusqu’à adopter des nuances irisées.
— Ha, Muznarie ! s’exclama-t-il. Une simplette comme toi ne peut appréhender l’inévitable cataclysme. Pour être honnête, peu le savent, et tes compagnons ne sont que des âmes perdues parmi un gigantesque tissage.
— Pourquoi tant de cruauté ? désespéra la soldate.
— L’inévitable question. Sans vouloir me targuer, je me situe au-delà de telles considérations. Peut-être que les choses se clarifieront bientôt… Certaines personnes ont besoin d’un petit coup de main.
— Non ! À l’aide ! Quelqu’un !
Les orbes dansèrent au réjouissement de son porteur. Nasparian concentra son flux dans la paume de ses mains, et patienta pendant d’interminables secondes. Il s’agissait de se gausser du désespoir qui lancinait Muznarie, les traits tirés, la figure livide. Il s’agissait de réaliser la parfaite esquisse, sans commettre ne fût-ce qu’un geste de travers.
Les supplications s’éteignirent dans la vastitude de la sylve. Éblouie, Muznarie hurla à s’en déchirer les poumons. Une lumière la conquit et la projeta sur le sol, où elle s’étala en une fraction de secondes, incapable de remuer un seul doigt. Elle avait le souffle coupé et les yeux grands ouverts. Elle était terrassée.
Où qu’elle posât son regard devenu flou, Nasparian s’était volatilisé. Pourtant ses railleries la hantaient encore.
Une once d’espoir scintilla dans ses iris. Nasrik et Kavel surgirent de l’autre côté du chemin et se hâtèrent vers elle. Bien qu’encore pétrifiée, la soldate ne put s’empêcher de sourire face à cette vision bénigne. Elle lisait l’inquiétude dans l’expression du duo, surtout chez la terekas qui lui présenta une main tremblante.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? s’écria-t-elle. Est-ce que tout va bien ?
Muznarie se cala outre mesure, bouche bée. Elle se frotta les paupières avec une intensité sans pareille. Elle dévisagea Nasrik jusqu’au moindre détail. Lorsqu’elle comprit que ses oreilles ne se fourvoyaient pas, elle attrapa l’avant-bras avec une forte de poigne.
— Ta langue ! Je comprends ta langue, maintenant !
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