Chapitre 13 : Guider
— Jour après jour, tu te rapproches. M’ignorer en permanence ne changera rien au destin qui nous lie.
Toutes les circonstances étaient réunies pour un échange cordial et serein. Sharialle et Guvinor s’étaient installés de part et autre du bureau en bois laqué, où trônait une pléthore de notes et de cartes. Une vapeur blanchâtre s’élevait depuis leur tasse en porcelaine céruléenne, où un thé aux feuilles de karsod ravissaient leurs papilles.
Rien n’était censé exacerber les tremblements Guvinor, guère même Parza qui s’agitait sur les genoux de sa mère. Chaque gorgée du breuvage apaisait son esprit, mais quand sa main revenait sur l’accoudoir serti de parures, des picotements l’attaquaient. Il devait en permanence remettre sa chevelure en ordre, redresser la tête pour mieux fixer la générale, et seulement alors il lisait les tracas inscrits en elle.
— Toujours avec nous ? demanda Sharialle.
Le parlementaire se ressaisit. Adossé sur son siège, il se référa à l’équanimité de la militaire, et se remémora ses propres devoirs.
— Pardonnez-moi, générale ! fit Guvinor. Ces derniers mois n’ont pas été faciles, mais soyez assurée que je continuerai d’endosser mes responsabilités.
Sharialle pencha légèrement la tête et se frotta les mains. Des éclairs striaient son visage en continu, elle qui épluchait frénétiquement ses lettres sans lâcher le politicien des yeux. Muette, sa fille l’obstruait quelque peu malgré tout, gesticulant sans s’exténuer.
Au-delà de ses traits légers s’esquissait un air grave. Sharialle plaqua ses doigts sur le rebord du bureau et flanqua un intense coup d’œil à Guvinor, ce qui le perturba.
— Pensez-vous que des obligations vous incombent ? questionna-t-elle.
Guvinor s’apprêta à répondre, mais ses mots se calèrent dans sa gorge. Des échos se propageaient encore à l’intérieur de lui, murmuraient d’incompréhensibles présages. Les ignorer relevait de l’épreuve et le contraignait au silence, aussi la générale poursuivit :
— Au risque de me répéter, la coïncidence est frappante. Pendant des mois, nous campions ici sans le moindre rebondissement, et nous étions trop loin lorsque l’amirale Ghester Sounereta a emmené une partie des terekas avec elle. Et maintenant, vous êtes là quelques jours à peine notre premier contact. Désolée de ne pas avoir laissé une meilleure impression initiale, d’ailleurs.
— Coïncidence ou pas, songea Guvinor, il est temps d’agir.
Sharialle opina résolument, retournant ses lettres sans s’intéresser à elles outre mesure.
— Ayez confiance en Kavel, ajouta le parlementaire. Même si j’ai peu partagé la route avec lui, j’ai su déceler son potentiel dès notre rencontre.
— Il est mieux placé que nous pour s’adresser à la prisonnière, affirma la générale. Mon entretien avec les diplomates servait notamment à souligner les limites d’une délégation militaire. Vous arrivez à point nommé. En attendant des résultats concrets, c’est à vous que je souhaite m’adresser, Guvinor.
Parza s’arrêta subitement de danser sur les genoux de sa génitrice. Bondissant, elle se plaça au coin de la tente, d’où elle prêta une oreille attentive à la conversation. Sharialle garda un sourire auquel des rictus se mêlèrent lorsqu’elle interpella Guvinor.
— On a dû vous poser cette question si souvent, dit-elle. Êtes-vous prêt à affronter votre propre frère ?
D’une poigne plus ferme encore, Guvinor s’accrocha à ses accoudoirs malgré la moiteur lustrant ses paumes.
— Je me persuade qu’il n’est pas mon frère, expliqua-t-il. Que le véritable Gonel est mort il y a un demi-siècle, que Nasparian partage juste son enveloppe charnelle. Mais ce serait trop facile, n’est-ce pas ?
— Les années peuvent profondément nous changer, déclama Sharialle. Certains pour le meilleur, d’aucuns pour le pire.
— Je crains qu’il ne soit trop tard pour débattre de moralité. J’espère me tromper, mais je ne pense pas que Nasparian puisse être raisonné.
— Je n’en avais pas l’intention. Son nombre de victimes est déjà bien trop grand.
— Reste l’autre alternative… Pardonnez-moi, générale, mais j’ai déjà échoué à ce niveau-là.
— Loin de moi l’idée de vous rappeler cet épisode douloureux. Ne vous en faites pas, je suis consciente que votre utilité réside ailleurs. Nasparian sera bien sûr un obstacle de taille, mais il nous faut à tout prix sceller une alliance avec les terekas.
— Et votre ancienne prisonnière pourrait y contribuer ?
— Potentiellement. Je regrette comment les choses ont débuté, mais s’il est possible d’établir un semblant d’entente, alors cette opportunité doit être saisie.
— D’où notre patience requise. Mais c’est sans compter les possibles influences extérieures.
Quand Sharialle hocha derechef, une soudaine présence interrompit leur discussion. Ralaïk venait de surgir au seuil de la tente, et en dépit de son empressement, des ricanements ponctuels tordaient son visage.
— Générale, vous ne me croirez jamais ! s’exclama-t-il.
— Que s’est-il passé ? s’inquiéta Sharialle.
— Muznarie affirme avoir été attaquée par Nasparian ! Vous imaginez ?
Son cœur tambourina contre sa poitrine. La générale bondit par-dessus son bureau et se réceptionna d’une main leste. Parée à fendre la distance, l’angoisse creusant des plis sur ses joues, elle s’arrêta face à son sergent, lequel gardait sa mine enjouée.
— Détendez-vous ! lança-t-il. Elle n’est même pas blessée.
— Je ne comprends pas…, fit Sharialle, confuse. Comment va-t-elle, dans ce cas ?
— Un peu secouée, mais saine et sauve. Mais surtout, et c’est là que j’aurais dû commencer, peut-être que cette idiote pourra être un atout, en fin de compte.
— Développez votre pensée, sergent !
— Muznarie pige ce que raconte la terekas. Elle est même capable de lui causer !
*****
Où qu’elle promenât son regard, Muznarie était cernée. Il ne lui était guère facile de prendre ses aises lorsque des dizaines d’âmes inquisitrices la criblaient de questions.
Dès qu’elle fut retournée au campement, on lui avait exigé de nouveaux devoirs. Aux heures successives, un jour après l’autre, elle se réveillait seulement pour répondre aux questions d’émissaires et militaires. Les opportunités de s’exercer se raréfiaient, et mêmes ses songes héroïques se raccourcissaient sous le poids des obligations.
Désormais elle était assise sur le lit de Sharialle, Nasrik à ses côtés, ses mains crispées sur les rebords du matelas. Rarement Muznarie avait-elle rencontré autant de personnes en un même lieu. Outre les troupes ruldinaises, le parlement de la nation avait dépêché des représentants, engoncés justaucorps où des teintes mauves et vertes criardes s’entremêlaient. À ces vives couleurs s’adjoignaient celles des représentants de la Shéranie, qui occupaient beaucoup de place à cause de leurs larges chapeaux carrés. Des mages de nombreux pays, de l’Argalie au Qinosep, étaient vêtus de robes plus modestes, quoique le blason de leur guilde ou leur patrie flamboyaient sur leur poitrine pour beaucoup. Même les lointains Khanugon, Ossora et Nirelas avaient envoyé des leurs pour cette réunion. Là où les deux premiers juraient avec leur environnement, tant étincelaient leurs redingotes et chemisiers céruléens serties de boucles et ornements, les nirelais se distinguaient à peine. Peu manquaient cependant Guvinor, duquel Yazden ne s’éloignait jamais, à l’instar de Dehol et Kavel.
Dans une telle densité, Muznarie pouvait encore se référer à la terekas tant elle sentait les pulsations de son cœur se transmettre. Elle pouvait également s’en remettre à la générale, qui n’avait de cesse de plaider en sa faveur. Toutefois s’étendait une lourde atmosphère au sein de la tente, prompte à la réfréner, à supprimer toute impulsion.
Des voix antagoniques s’élevaient pour mieux assaillir ses tympans. Quand une personne s’imposait, une autre parlait par-dessus, jusqu’au moment où la cacophonie domina. À la stupeur générale, Sharialle cogna contre son plastron, et du puissant tintement se manifesta l’instruction.
La générale se racla la gorge une fois le silence obtenu.
— Récapitulons, déclara-t-elle. Cette jeune terekas, répondant au nom de Nasrik Harana, s’est aventurée dans la tour du savoir. D’après ses visions, Nasparian aurait entraîné la mort tragique de milliers de terekas encore en stase, juste avant de les réveiller. Elle a voulu prévenir les siens, mais la gardienne Tarqla, ayant transféré son âme dans un krizacle, a préféré la déposer aux abords de la forêt de Sinze, puis s’en est allé.
— On a vu des histoires plus crédibles, ironisa Daref. Personne pour corroborer son témoignage, évidemment !
— Et n’oublions pas la dernière partie, ajouta Ralaïk. Celle où Muznarie se laisse faire plutôt que de se défendre face à Nasparian. Paralysée par la peur ? Moi, j’aurais riposté !
— Comment osez-vous ? s’indigna une mage. Vous doutez encore de la vérité quand elle se déploie au-delà même de notre imagination ?
— De plus en plus de personnes se rendent sur ces terres et confirment ces phénomènes, avança un diplomate. Il suffirait de regarder plus loin que votre tour.
— Vous les militaires, critiqua une érudite, vous devriez rester en retrait et laisser les gens habiles conduire les discussions. Peut-être que dans ce cas, nous progresserons véritablement.
Injures et dénigrements jaillirent de plus belle de part et d’autre de la tente. Une fois encore, l’on distinguait peu dans cet amalgame de paroles de paroles inintelligibles, forçant Sharialle à répéter les mêmes gestes. Elle dut même crier à son tour pour être entendue.
— Vous tenez à répéter les querelles stériles dignes des parlements ? réprimanda-t-elle. Je vous ai invités ici car je pensais que vous aviez quelque chose de pertinent à apporter. Sinon, vous connaissez la sortie.
Plusieurs personnes s’exécutèrent avec diligence tandis que d’autres étouffèrent leurs contre-arguments derrière des grognements. Sur ces conseils, le soulagement emplit Muznarie, qui n’eut plus à se réfugier auprès de sa générale.
Nasrik profita de la quiétude revenue pour l’interpeller.
— Tout est clarifié ? s’inquiéta-t-elle.
— Plus ou moins, répondit Muznarie en se grattant l’oreille. Les bonnes personnes te croient… il me semble.
Nasrik saisit si vite l’avant-bras de la soldate que son organe vital manqua un battement.
— Dis-leur, alors ! insista-t-elle. Je dois retourner auprès des miens. Je dois les prévenir du danger imminent que représente Nasparian. J’ignore toujours pourquoi Tarqla tenait à ce que je vous rencontre, mais ce moment a été assez retardé. Plus mes parents se fient à lui, et plus ils courent des risques.
— Parlant de risques…, songea Muznarie. Il y a sûrement une route périlleuse jusqu’à ton village, j’en suis témoin… Je te déconseillerais d’y aller seule. Si pour une fois, je peux servir à quelque chose…
Des ondes de tension comprimèrent la soldate en quête d’allègement. Face à tant de sollicitations, elle abandonna le confort du lit, mais elle resta plus petit que la plupart des personnes alentour même en se redressant. De traîtres tressaillements contrastaient sa résolution par surcroît.
— Nasrik nous offre une solution toute trouvée ! lança-t-elle. Escortons-la vers ses parents et rétablissons la vérité. Une alliance est envisageable si nous nous unissons contre l’ennemi commun ! Qui est volontaire ?
Par ses mots, Muznarie causa un tumulte acharné dans la tente. Çà et là des volontaires se manifestaient, faisaient entendre leurs arguments, s’opposant aux diplomates et militaires qui refusèrent aussitôt. Au-delà des harangues motivées se singularisa Guvinor. Il se fraya un chemin vers la jeune femme au mépris de quelque opposition, à qui il se présenta.
— Que l’optimisme ne devienne pas de l’idéalisme, songea-t-il. Nasparian ne t’a certainement pas donnée le pouvoir de communiquer avec les terekas sans qu’il ait déjà ourdi un plan.
— Un piège ! s’écria Ralaïk. C’était évident. Sinon il n’aurait pas choisi la plus insignifiante du lot.
— Je n’avais pas terminé, sergent. Nous courrons un certain péril, mais ce serait dommage d’ignorer cet avantage. Et si j’ai voyagé depuis l’extrême nord de Menistas, c’est parce que je suis lié à ces lieux. Tu auras ton rôle de négociatrice, Muznarie Rolog, et j’espère pouvoir effectuer le mien.
Yazden était restée à ses côtés, ses mains toujours à proximité de ses lames, et elle acquiesça résolument sur cette déclaration. Kavel, quant à lui, n’eut pas besoin de se manifester, car Guvinor le désigna aussitôt, aussi faillit-il s’affaisser face à tant d’yeux rivés vers lui.
— Kavel sera volontaire également, affirma le politicien. Il a toutes les capacités pour ouvrir la voie de l’échange.
— Kavel va nous accompagner, alors ? se réjouit Nasrik. Voilà une chouette nouvelle ! Avec lui, j’ai plus de chances d’apprendre votre langue. Enfin, vous devez en avoir beaucoup…
Alors que l’historien accepta la proposition, un nombre grandissant d’émissaires quittait déjà les tentes. Plusieurs insistèrent pour se joindre au groupe et se heurtèrent face à une soldate indécise, tentée de se rasseoir auprès de Nasrik. Submergée d’arguments, Muznarie chercha encore du soutien vers Sharialle, qui tapa des mains une fois pour toutes.
Un rictus hardi germa sur son visage, doublé d’une note de compassion lorsque ses yeux croisèrent ceux de Muznarie.
— Quelqu’un doit te protéger au cas où les choses tournent mal, déclara-t-elle. Amorçons cette rencontre, Muznarie.
— Tu n’y penses pas ! s’alarma Daref. Nous avons besoin de toi ici !
Sharialle s’orienta alors vers son mari, dont le visage rubicond était inondé de sueur. Elle posa une main délicate sur sa joue.
— Serais-je une véritable générale si je lambinais dans ce campement ? songea-t-elle. Les terekas doivent savoir que nos intentions ne sont pas hostiles. Qui de mieux placé que moi ? Une autre générale foulera leur terre, mais cette fois-ci, elle ne brandi pas son arme.
— Je peux y aller aussi.
— Non, Daref, ton devoir est auprès des nôtres.
— Mais tu as toi-même dit que j’avais pris une mauvaise décision en ton absence !
— Et tu apprendras de tes erreurs. Tu es un meneur charismatique en qui j’ai plus confiance que quiconque. Prends soin de nos amis. Prends soin de Parza. Je vous retrouverai bien assez tôt.
La décision se scella sur un long et tendre baiser, que la moitié de l’audience admira et dont l’autre moitié se détourna. Quelques larmes roulèrent sur les joues du commandant tandis qu’il se détachait de sa compagne, laquelle arborait son coutumier sourire radieux.
Ainsi la réunion s’acheva là où les préparatifs débutèrent.
*****
À force de se focaliser au lointain, Dehol oubliait que des impérieux devoirs l’attendaient.
Une part de lui exigeait de profiter de l’accalmie aussi longtemps que possible. L’horizon se dessinait malaisément par-delà la sylve, pourtant il s’y projetait comme par réflexe. Parfois triomphait l’impression que s’il levait les yeux, des jhorats le conduiraient vers l’interdit. Souvent lancinait autrefois réconfortante, susurrant qu’il retrouverait la paix.
Son silence se prolongeait au-delà des expectatives. Puisque Kavel restait avec Nasrik et Muznarie, et que Yazden flanquait Guvinor à tout moment, Dehol n’avait personne avec qui discuter. Ici, nul ne l’invectivait pour un passé dont il était condamné à se souvenir. Ici, personne ne le rosserait jusqu’à lassitude. Chacun vaquait à ses occupations dans un campement surpeuplé, et au mieux saluait l’ancien marin à l’écart.
Seules ses pensées avaient encore la capacité de le tourmenter.
Dehol était en train de déposer des provisions dans sa besace au moment où l’appel retentit en dehors de sa tête.
Elle était si déboussolée qu’elle parvenait à peine à marcher. Le front lustré de transpiration, la démarche claudicante, la respiration saccadée. Un couvre-chef conique surmontait ses tresses pourpres et menaçait de tomber chaque fois qu’elle manquait de chanceler. Si cette ludrame était dotée de la complexion smaragdine typique des environs, sa tunique et son pantalon bouffants, dont elle ajustait régulièrement les boutons boisés, juraient avec les tenues plus sophistiquées des alentours.
Grande et de silhouette élancée, l’inconnue sembla rapetisser quand elle manqua de s’effondrer sur Dehol, qui la rattrapa de justesse. Par-dessus son nez camus et ses lèvres épaisses scintillaient d’intenses iris mauves, au travers desquels elle plaida.
— Aide-moi ! supplia-t-elle d’une voix tremblante. On m’a dit que tu étais le seul à le pouvoir.
— Je ne comprends pas…, fit Dehol. Qui es-tu ? Qui t’a menée ici ?
Des larmes cerclèrent les yeux de la ludrame qui peina à se redresser.
— Je ne sais pas, murmura-t-elle. J’ai peur, Dehol… C’est comme si une partie de moi m’avait été retirée. Et pourtant, j’ai clairement été amenée ici.
Sentant son cœur battre la chamade, Dehol recula soudainement, et examina l’inconnue sous un angle nouveau. Il tressaillait tant que ses mots sortaient difficilement.
— Comment connais-tu mon nom ? s’écria-t-il.
— Cette voix dans ma tête ! expliqua la ludrame. Je n’ai que des bribes d’information… Mon nom est Julari Hedun, et j’étais fermière au Xeredis, mais c’est tout ce que je sais. Mes souvenirs m’ont été enlevés… je ne suis rien sans eux. Est-ce que tu m’aideras, Dehol ? Est-ce que tu me délivreras de cette malédiction ?
Julari plaqua ses mains sur les avant-bras de Dehol et le secoua vigoureusement, lequel était lui-même sur le point de chuter. Il lui était impossible de lui refuser quoi que ce fût tant sa requête ravivait ses réminiscences. Il lui était inconcevable de se détourner face à une silhouette aussi fragilisée.
Dehol accepta, non sans maudire la responsable.
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