Chapitre 15 : Négocier la libération (2/2)
Face à un tel duo, Amathane se retint de se courber, presque pétrifiée. Cluneï échangea alors un coup d’œil complice avec son épouse, avant de s’intéresser à la captive.
— Enchantée de faire ta connaissance ! lança-t-elle. Khavarat, tu t’es montrée un brin trop exigeante avec elle. Comment peut-elle me fixer en continu quand mon premier époux est présent à mes côtés ?
— Mes excuses ! fit la garde. Je le croyais en mission diplomatique.
— Je suis revenu ce matin, clarifia le concerné. Notre reine me souhaitait aussi présence pour cette discussion. Me voici donc aussi enchanté de te rencontrer, Amathane Tsiyat. Je m’appelle Joguran Aphonos, prince consort du Sewerti et premier époux de la reine Cluneï la sixième.
Trois paires d’yeux à peine la fixèrent et pourtant suffirent à la décontenancer. Amathane ne sut quel regard soutenir, mais ses sourcils se haussèrent sitôt que Cluneï se détendit, hochant avec assurance vers ses époux.
— Elle ne risque pas de coopérer si nous nous montrons trop cérémonieux, dit-elle.
— Je désapprouve, répondit Khavarat. Quelqu’un comme elle a besoin d’apprendre les civilités. Surtout en votre présence, votre majesté.
— Même si elle me doit le respect, Amathane n’est pas un de mes sujets. Je dois donc la mettre à l’aise, et pour cela, j’ai une solution.
Cluneï se racla la gorge puis ajusta sa couronne, sans jamais lâcher la collectionneuse du regard. Elle se pencha tant vers l’avant qu’Amathane fut intriguée.
— Avant de te confier cette mission, déclara la monarque, tu mérites de recevoir des réponses. Pose tes questions et tu trouveras satisfaction.
— Je comprends pourquoi la cheffe des gardes reste debout, fit Amathane. Mais le prince consort ?
— Tu gaspilles une question pour une telle trivialité ? s’étonna Joguran. Si je m’asseyais, je perdrais en vivacité, en réactivité. En somme, cela ne sied pas à mon rôle.
— Suivant cette logique, pourquoi la reine est affalée ainsi ?
Khavarat et Joguran foudroyèrent leur cible des yeux en même temps, alors que Cluneï haussa imperceptiblement des épaules. Amathane ne chercha pas à s’en dérober, car l’hostilité risquait de s’étendre aux gardes à proximité, aussi se raidit-elle.
— Insolente ! vitupéra la cheffe des gardes. Notre reine doit jouir d’un confort optimal pour assumer ses fonctions toute la journée.
— Discours blasphématoire ? ironisa la collectionneuse. Pardonnez-moi, ma reine, je ne suis toujours pas habituée à votre régime archaïque.
— Ignorante plus qu’insolente, injuria le prince consort. En vertu de mes pouvoirs, je réclame des excuses immédiates au nom de la reine.
À la surprise de Joguran, Cluneï leva un bras avant de se gratter le menton. Elle étudia Amathane avec intérêt et garda une mine indéchiffrable tout le long de son inspection. Dans ce silence tressaillit la captive, dans ce mutisme se figea la détenue.
— Je sais me défendre moi-même, rectifia-t-elle. Me voilà curieuse, voleuse. Du haut de ton expérience, peux-tu développer pourquoi tu considères notre monarchie comme « dépassée » ?
— La plupart des pays ont adopté une démocratie parlementaire, expliqua Amathane. Certains depuis des siècles, voire même plus longtemps.
— J’en suis bien informée. Et déjà je me dois de nuancer : quelques nations de Menistas sont toujours des monarchies, et encore davantage à Hurisdas, et certains allient ces deux systèmes. Mais est-ce là ton unique argument ? Le Ryusdal n’a que pâlement imité Menistas, là où nous avons su nous préserver.
— Vous vous contredisez, puisque vous asseyez la légitimité de votre système sur le fait qu’il existe encore ailleurs.
— Peut-être. Toujours est-il que ta vision des choses est bien limitée, Amathane. Être une monarque ferait de moi une tyrane ? Ou bien prospérité et stabilité sont plus facilement atteignables quand on est entraîné à l’exercice du pouvoir depuis sa naissance ?
— Je ne voulais pas philosopher… Je ne voulais même pas défendre le Ryusdal, où je n’ai plus posé les pieds depuis belle lurette. Si ce n’était pas évident, je préfère être libre, insoumise à quelconque hiérarchie.
— Quel pamphlet révélateur ! Nous nous égarons, par contre. Pour mieux introduire la raison de ta convocation, laisse-moi te révéler que tu vas retourner au Ryusdal.
Des pensées antagoniques la lancinèrent soudain. Nulle ambivalence ne se dessinait sur les traits de la dirigeante, que ses époux complétaient par leur propre affermissement. Quand la sueur perla sur sa tempe, Amathane dut l’essuyer prestement, mais se heurta alors à l’attention transparente de la reine.
— Vous allez m’y transférer ? s’inquiéta la collectionneuse. Tel est mon verdict ? Pour être tout à fait honnête, ma mère a peut-être dérobé quelques-uns de leurs trésors aussi…
— Si cela est vrai, s’amusa Cluneï, nous en sortirions gagnants. Mais ne soit pas si défaitiste, petite voleuse ! Je t’offre une voie vers la liberté. Moyennant certaines conditions, comme de juste.
Instantanément Amathane ouvrit sa bouche en grand, proche même de s’engager sur les marches. Une étincelle la fendit, l’impulsa, l’encouragea à prêter une oreille attentive tandis qu’elle relâchait ses membres. La figure de la reine s’embellit d’un sourire qu’elle ne put qu’imiter, malgré la perplexité de ses partenaires.
— La tâche est simple, dit Cluneï. Ramène les terekas au Sewerti, et tu auras purgé ta peine.
— Les terekas ? demanda Amathane.
Face à la confusion de son interlocutrice, le monarque se tourna vers Khavarat, malaxant son front entre deux grognements.
— Tu lui as rendu visite si souvent sans l’informer de l’état du monde ? reprocha-t-elle. Nous aurions gagné un temps précieux !
— Je pensais agir avec sagesse, défendit Khavarat. Une voleuse comme elle méritait-elle cette faveur ?
— Que nous le voulions ou non, Amathane a participé à cette expédition. Quand elle a atterri ici, nous ne pouvons nous fier qu’à sa seule parole, mais désormais les témoignages ont corroboré ses propos.
— Amathane a admis s’être infiltrée dans cette compagnie contre leur gré. Pensez-vous qu’elle est fiable, ma reine ? Je ne doute pas de vos idées, mais…
La garde s’arrêta au soupir de son épouse. Pianotant sur son accoudoir, elle ignora les sollicitations de Joguran et Khavarat même s’ils se montrèrent insistants. Au lieu de quoi elle s’orienta encore et toujours vers la collectionneuse. Elle était déterminée à percer son incompréhension, à l’appréhender dans son entièreté.
— Je vais résumer aussi rapidement que possible, affirma-t-elle. Ce gardien prénommé Nasparian a utilisé une magie primitive pour sortir un peuple disparu de sa stase au fond d’un volcan. Ces ludrams, à la peau rouge et aux cheveux cendrés, ont été désignés « terekas » par les continentaux. Note la subtile ressemblance avec notre propre appellation.
— Une stase ? s’écria Amathane. Maudit Nasparian, il nous a privés du moment le plus intéressant ! Combien de temps ce peuple a-t-il été endormi ?
— Ces détails te seront épargnés pour le moment. L’essentiel, c’est qu’une amirale du nom de Ghester Sounereta a déployé une flotte pour emmener une partie de ces terekas vers son pays natal… Le Ryusdal.
Amathane se figea. Failli basculer si elle n’en avait pas appelé à sa stabilité. Outre son vif mal de crâne, les réminiscences la frappèrent tellement qu’elle recula malgré elle. Entre les rires du prince consort et de la garde se manifesta Cluneï, qui se redressa sur son siège.
— Quelle réaction excessive pour un simple nom ! s’exclama-t-elle.
— Ghester Sounereta n’a rien d’ordinaire, corrigea Amathane. Du temps de sa jeunesse, mes parents l’affrontaient souvent. C’était la seule force contre laquelle ils devaient se retirer. Il paraît même que Ghester les défiait parfois quand elle était enceinte !
— Intéressant ! Peut-être que ces océans ne sont pas aussi vastes, en fin de compte. Quoi qu’il en soit, cette histoire est on ne peut plus concrète. Cette flotte a été aperçue aux abords de la mer de Xharosu. Des eaux appartenant à notre territoire, je précise.
— Et que cherchez-vous à faire ? À les intercepter ? Quoi que vous tentiez, ils atteindront le Ryusdal avant que nous arrivions.
— Ce ne sera que le début de leur périple.
— Donc vous décidez pour eux ? Ne sont-ils pas libres de décider par eux-mêmes ?
Amathane anticipa une tempête, mais pas le moindre grondement ne s’amorça. Après avoir consulté ses époux, Cluneï contempla la salle jusqu’au dernier recoin, et esquissa un ample geste de la main. Une étincelle de fierté jaillit alors.
— Je me désole d’exprimer à haute voix ce que tu aurais dû deviner par toi-même, déclama-t-elle. Tu as pourtant bien été happée par mon mari. Tu as aussi dû remarquer les nombreux humains présents dans le palais.
— Oui, concéda Amathane. Et alors ?
— Une indubitable preuve que le Sewerti est une terre d’accueil ! Et que tu n’es en effet pas allée au Ryusdal depuis bien longtemps, sinon tu n’aurais pas répondu ainsi.
— Si je puis me permettre, votre majesté, la modestie ne vous étouffe pas. Vous voulez juste prouver que vous êtes une âme charitable.
Un vent de regret souffla à travers la salle. Cluneï n’attendit pas que son interlocutrice achevât sa répliquer pour claquer des doigts. Ni une, ni deux, Joguran généra une sphère incandescente dans sa main et s’approcha dangereusement de sa cible.
Bien que son cœur tambourinât, bien que des flammes jaunâtres crépitassent à proximité, Amathane était incapable de se mouvoir d’une foulée. L’éclat pernicieux dansait en face de ses yeux dilatés. Droit devant elle, la fureur détonnait au rythme des grésillements.
— Gardes, rassemblement ! ordonna Cluneï.
Tous interrompirent leur jeu pour s’exécuter. Ils formèrent un groupe compact autour d’Amathane, qui ne disposait guère d’issue auparavant. Tels de colonnes ils s’immobilisèrent au mépris du feu, toute émotion ayant déserté leur visage à peine visible sous leur heaume.
Des secondes se succédèrent et s’éternisèrent alors qu’Amathane se décomposait progressivement. Elle avait plaqué ses mains moites contre son pourpoint comme ses jambes flageolaient. Intruse parmi les forces armées, tremblante silhouette dans un îlot de stabilité. Sa vie se réduisait à un fil aussi fin que du flux magique, et néanmoins plus fragile.
— Gardes, écartez-vous ! somma Cluneï.
De rapides pas latéraux libérèrent Amathane d’un poids immense. En un battement de cils, les gardes s’étaient étalés sur le reste de la salle, espacés de plusieurs mètres chacun. Ils persistèrent dans leur rigide posture jusqu’à affadissement de la flamme.
La collectionneuse exhala un soupir de soulagement même si les moqueries retentirent de plus belle.
— Il y avait d’autres manières de le dire, se plaignit-elle.
— Moins efficaces, rétorqua Cluneï. Maintenant que mes motivations sont claires, as-tu d’autres questions ?
— Pourquoi moi ? En tant que reine de Sewerti, vous avez accès à de nombreuses ressources.
— Il est vrai, mais je n’ai jamais dit que tu irais seule. La présence de Joguran et Khavarat rendra cette délégation d’autant plus diplomatique. Et ils s’assureront que tu ne nous fausseras pas compagnie avant d’avoir accompli ton devoir. Tu disposes cependant d’un avantage considérable : tu faisais partie de l’expédition qui a causé le retour des terekas.
— J’étais déjà ici lorsqu’ils ont été sortis de la stase. Je ne suis pas plus avancée que vous. Comment pourrais-je même communiquer avec eux ?
Doucement, Cluneï déplaça son tabouret et posa ses chaussures sur le dallage. Khavarat et Joguran s’approchèrent à son hochement, et lui tinrent la main une fois à sa hauteur. Un subtil flux vibra à leur contact et emplit la pièce d’une énergie nouvelle.
— Quelle valeur donnes-tu aux richesses que tu dérobes ? questionna la dirigeante.
— Ce n’est pas quantifiable, répondit Amathane, prise au dépourvu.
— Tu dois alors réaliser que rien de tel ne s’était produit depuis des siècles, voire des millénaires. Peut-être que fouler les terres émergées deviendra banal dans le futur, mais ce ne fut pas le cas quand tu t’y aventurais. Tu es connectée à ces lieux, Amathane. Tu es liée au destin des terekas.
— Êtes-vous une reine ou une prophétesse ? Je ne ressens rien de tel !
— Parce que tu ignores ton potentiel. Nonobstant le mépris que je porte à ta profession, ta place n’est pas au fond d’une cellule. Tu devras juste y retourner le temps des préparatifs.
Khavarat n’eut même pas à attendre le signal pour s’engager. Elle descendit diligemment des marches et agrippa Amathane, laquelle grogna mais dut se résigner. Toutes deux s’arrêtèrent cependant à peine engagée, car la garde décocha un coup d’œil dubitatif à sa reine.
— Qu’en est-il de la colonne de lumière apparue au nord du détroit de Pharul ? demanda-t-elle.
— Tu la penses liée à cette mission ? songea Cluneï. J’ai déjà envoyé des explorateurs là-bas. Pour le reste, nous verrons.
Troublée, Amathane se retourna comme ses lèvres se plissèrent. Malmenée, elle ne put soutenir le regard de la souveraine, tant Khavarat l’entraînait à poigne. Bientôt s’enfoncèrent-elles dans les artères du palais, prêtes à revenir dans de temporaires profondeurs. Une onde de frustration parcourait la collectionneuse, que le dédain de la garde n’arrangea guère.
À l’abri de témoins, Khavarat susurra à l’oreille de la captive :
— Je me remets au jugement de ma reine et épouse. Mon propre jugement me dit qu’elle te surestime.
— Et si nous allions en silence ? répliqua Amathane. Tu auras tout le temps de me tourmenter durant le voyage.
— Sûrement, mais ne t’inquiète pas, je te garderai entière. Si tu es une pièce maîtresse du destin, je dois rester proche, que cela plaise ou non. Comment ma reine pourrait-elle écrire l’histoire, sinon ?
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