Chapitre 16 : Le coût du passage (1/2)

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— Qui suis-je ? demanda Julari.

— Nous allons le découvrir ensemble, promit Dehol.

Elle répétait la question sporadiquement. Cogiter était une perte de temps : aucun souvenir ne se matérialisait au-delà de ce qu’elle savait déjà. Juste ces mêmes images dépourvues de netteté, tantôt accompagnées d’indistincts bourdonnements, tantôt teintées d’un lugubre mutisme.

Aucune réponse ne se manifesterait dans le ciel étoilé, pourtant Julari s’y sentait comme attirée. Chaque fois que son cœur battait la chamade, elle se perdait des minutes entières dans ce noir tableau piqueté d’éclats, esquissait ses propres constellations entre des fredonnements. Si elle s’éternisait dans cette contemplation, c’était pour mieux percevoir la mélodie oubliée, dissimulée quelque part dans cet îlot de stabilité. Mais les brasillements des flammes à proximité eurent tôt fait de raviver sa douleur.

Transportée plus loin qu’elle ne fut jamais allée, emmenée sur des terres que son esprit peinait à concevoir. Julari venait tout juste de rencontrer ses compagnons de voyage et désormais elle cheminait à leurs côtés. De prime abord, ils l’avaient martelée de questions, mais avaient ralenti le rythme à force de se heurter à ses soupirs moroses. Elle-même comprenait leurs propres objectifs : quitte à laisser ses pensées embrumées de mystère, autant se fier à des personnes de similaire expérience.

Julari n’avait qu’à suivre le mouvement. Au-devant guidait Sharialle, flanquée de Guvinor et Yazden. Même si Nasrik connaissait mieux la voie, ils feignaient l’assurance à travers leur cadence soutenue. La terekas leur fournissait toutefois des indications de temps à autre, lorsqu’elle ne se consacrait pas à l’exercice. Souvent elle conversait avec Muznarie, et parfois s’incrustait Kavel, qui faisait des progrès dans la langue de Nasrik jour après jour. Ainsi la plupart de temps, même lorsqu’elle effectuait son rôle de traductrice, la soldate était tentée de s’interrompre et de gambiller de part et d’autre de la compagnie.

Il ne restait plus que Dehol. Lui qui marchait à sa hauteur en permanence. Lui qui répondait à Julari plus clairement que quiconque. Lui qui se rembrunissait aux doléances de sa camarade à défaut de pouvoir la consoler. Il se prenait à admirer la voûte avec elle et à lui susurrer de vagues espoir. Cependant, plus elle lisait dans les sillons de sa figure, et plus Julari s’opiniâtrait à arracher ce qu’il gardait sous silence.

Sans le moindre résultat autre que le sempiternel engagement. Celui de la conduire à la fontaine de mémoire, de se dépêtrer de leurs tourments communs, unis.

Le panorama se déroulait sans s’en soucier. D’abord les contours de l’archipel s’ébauchèrent petit à petit dans l’horizon austral. Puis ils s’aventurèrent au sein d’un vaste réseau d’îles dont la plupart étaient connectées par de ponts. Là où certains étaient rudimentaires, construits en bois ou en pierre, d’autres furent confectionnés d’un fezura élaboré, dans lequel circulait une magie permanente.

Qu’ils découvrissent ces lieux pour la première fois ou qu’ils les foulassent de nouveau, tous étaient impressionnés à l’exception de Nasrik. Car un flux ancestral emplissait chaque parcelle, de la montagne conquérante à la modeste plaine. Malgré de nettes séparations, les biomes s’enchaînaient avec une cohérence remarquable. Au-delà des collines moutonnantes plongeaient des vallées où sinuaient une abondante végétation, nourris par des rivières descendant des cols éloignés, aux nuances allant au-delà du bleu. Un fond riche et immense se peignait à mesure qu’ils se hissaient vers les hauteurs, qu’ils longeaient les falaises ou qu’ils fendaient les étendues bariolées.

Beaucoup ne purent que deviner les édifices nichés au creux des ravins, voire isolés au milieu des flots. Beaucoup ne purent qu’imaginer les ruines abandonnées, rejaillissant au mépris de leur vétusté, terrains d’exploration pour les uns et abimes pour les autres. Beaucoup ne purent que supposer la grandeur des arceaux et des arches s’entrecroisant par-dessus les sculptures ancestrales, œuvres égarées à la croisée des chemins.

Des grondements trop familiers se répercutèrent au milieu de leur troisième journée de trajet.

Dehol n’eut pas besoin de les discerner dans leur intégralité pour se décomposer. Rarement les pincements de son cœur ne l’avaient autant tenaillé alors que ses jambes chancelaient immodérément. D’instinct Julari lui saisit l’épaule, prodiguant un semblant de fixité à son corps vacillant. Son soutien ne put cependant s’étendre au-delà de sa personne, aussi Muznarie dut s’agripper à sa générale. Impavide, Sharialle sondait les alentours par-delà la figure livide de sa subordonnée. Par-delà Kavel immobile, comme fragilisé par une onde de vertige. Par-delà Guvinor aux aguets comme sa main effleurait la lame battant son flanc. Par-delà Nasrik prête à défourailler, les genoux fléchis en scrutant son environnement.

Les jhorats les entourèrent avec un rythme synchronisé, s’arrêtèrent sans leur accorder l’espoir d’une issue. Colosses de pierre et de métal, leurs yeux scintillaient du kolu comme à l’accoutumée, chaque mouvement automatique et méticuleux.

Dehol murmura ses regrets, mais seule Julari les perçut.

— Ce doit être eux, générale ! s’époumona Muznarie. Les jhorats que nos sœurs et frères d’armes ont affronté !

— Sans aucun doute, répondit Sharialle, le souffle coupé. Il aurait été miraculeux de visiter ces terres sans tomber sur eux. C’est déjà un exploit qu’ils se soient retirés de la forêt de Sinze.

— Nous avions dû nous défendre contre un de leurs groupes, dit Kavel.

— Mais sont-ils hostiles maintenant ?

Ce fut comme un signal pour Muznarie, qui s’orienta aussitôt vers Nasrik. Placide, la terekas s’était attifée d’un sourire tandis qu’elle réduisait la distance avec les jhorats. L’un d’eux s’inclina vers et l’étudia si longuement que son flux s’intensifia. De quoi exacerber les tressaillements de la compagnie, guère de Nasrik. D’un ample geste elle fit signe à la soldate.

— Nous allons avoir de nouveaux camarades pour la fin de notre route ! s’ébaudit-elle.

— Quelque chose que nous aurions dû mentionner, songea Muznarie en ravalant sa salive. Les jhorats se sont montrés… plutôt hostiles aves nos alliés. Les krizacles aussi, d’ailleurs !

— Je m’en doutais, ne t’en fais pas. Et je sais que je viens juste de vous rencontrer, mais vous devez me faire confiance. Les jhorats ont pour but de nous protéger. Ce sont des bâtisseurs, non des guerriers. Libérés de l’influence néfaste de Nasparian, ils retrouvent leur rôle naturel.

Sceptique, Muznarie perdit l’équilibre et se cogna la tempe contre l’épaulière de Sharialle. Elle se serait vautrée si cette dernière, affolée, ne l’avait pas rattrapée à temps. Bien que la soldate fût sonnée, elle finit par sourire en direction de ses compagnons.

— Nous sommes hors de danger, parole de Nasrik ! s’exclama-t-elle.

— Nous ne demandons qu’à la croire, lança Yazden. Mais compte tenu de notre expérience, je crains qu’aucune erreur ne nous sera tolérée.

— Elle nous a expliqué avant que nous partions ! Les jhorats devaient être originellement conçus pour rejoindre le continent. C’est Nasparian qui a choisi de les utiliser à des fins de violence.

— Et je ne doute pas de la sincérité de ses propos. Imaginons donc qu’il s’agit de la vérité : qu’est-ce qui prouve que Nasparian ne les contrôle plus ?

Il y eut un moment de silence, de réflexion. Une invitation à considérer les colosses sous un angle distinct. Des pensées qui ne trouvèrent formulation, des gestes qui ne trouvèrent concrétisation. Plus les secondes s’égrenaient et moins étaient-ils tentés d’en venir aux armes, tant les ombres menaçaient de les couvrir.

Guvinor se détacha subitement. Foulée après foulée, il fixa chacun des jhorats autour de lui, la sérénité fendant ses traits, jusqu’à se placer à hauteur de Nasrik. Chacun de ses compagnons écarquillèrent des yeux, surtout la terekas. Pas une lueur d’hésitation ne fulgurait de cette imperturbable silhouette. Il fut celui qui sonda les jhorats, à tester les limites de leur ataraxie.

À pas comptés, il lança un coup d’œil à la générale encore frappée de stupeur.

— Que recommandez-vous ? questionna-t-il.

— Ma voix n’a plus de valeur que la vôtre, répondit Sharialle. Vous êtes tout autant représentant que moi.

— J’ai pris ma décision. À vous d’exprimer la vôtre, générale.

Des rafales maritimes s’abattirent sur le groupe et firent osciller la cape de Sharialle. L’assaut eut beau la faire tressailler, elle resta focalisée, son attention glissant jusqu’à sa ceinture. Soupirant, opinant, elle se référa à sa subordonnée encore accrochée à elle, et se raidit de plus belle.

— Nous devons nous défendre si les circonstances l’exigent, déclara-t-elle. Je ne crois pas que ce soit le cas maintenant. Appuyée par Kavel, Muznarie nous répète souvent que Nasrik est digne de confiance… En quoi aurais-je foi si je ne considérais même pas la parole de ma propre soldate ?

Ce fut avec un enthousiasme renouvelé que la militaire traduisit la réplique de sa supérieure. Aussitôt une impulsion anima Nasrik, qui se faufila entre les colosses afin de pointer vers l’ouest.

— Dis-leur ! fit-elle. Je suis consciente que j’ai encore beaucoup à prouver. Que j’ai juste des mots à offrir là où vous avez l’expérience de rencontres moins amicales.

— Pas tous ! corrigea Muznarie. Détends-toi donc, le parlementaire et la générale t’accordent leur confiance.

— Mais vous autres… Je vous vois encore trembler. Notre village est proche, et j’espère alors que vous n’aurez pas espéré en vain. Convaincre mes parents de la malfaisance de Nasparian ne sera pas facile… Une étape à la fois. Tout ce que je vous demande, c’est de me suivre pour quelques dernières heures.

Muznarie s’abstint de répéter la mention de Nasparian. À peine eut-elle terminé d’accomplir son rôle que Guvinor entama la marche. Des tâtonnements se manifestèrent au sein de la compagnie, mais lorsque les jhorats se murent, tous s’accordèrent à leur démarche.

Ils progressèrent dans un calme relatif le long de la berge, au milieu du cercle formé par les automates. Çà et là se glissèrent des commentaires entre les moments de contemplation de la flore qui esquissait le contrebas de l’escarpement. Ils admirèrent les sinuosités de la côte traçant la péninsule, piquetés de bancs de sables de d’algues pourpres. C’était comme si la frondaison les coupait des profondeurs des terres, quand bien même elle ses étincèlements suffisaient à les happer. N’ondulait alors qu’un étroit chemin, terre usée ou intouchée à proximité de l’ancienne civilisation.

Bientôt le village leur apparut. Il était adossé aux collines, au-dessus de l’escarpement côtier, tel un modeste hameau perdu dans l’immensité du panorama. Un ensemble somme toute ordinaire aux yeux des voyageurs, où les maisons en fezura s’agençaient autour d’un chemin flexueux, même si du flux en imprégnait encore chaque parcelle. Seule Muznarie se pâma face à cette vision et sollicita ses compagnons avec allégresse.

— Hé, vous n’êtes pas impressionnés ? s’écria-t-elle.

— Il faut croire que nous nous y habituons, commenta Kavel en haussant des épaules.

— C’est possible ? Rendez-vous compte de la prouesse que ce doit être de maintenir des constructions entières intactes pendant des millénaires sous l’eau !

— Beaucoup d’entre nous étions présents quand elles ont jailli des abysses. Même si pour moi, les circonstances n’étaient les plus favorables… Mais tu as raison, Muznarie. J’ai tant de questions à leur poser.

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