Chapitre 16 : Le coût du passage (2/2)
Des pensées furent laissées en suspens pendant qu’ils gravissaient les hauteurs. Leur cœur se serrait à l’idée de l’inévitable rencontre, hormis Kavel qui griffonna chaque fois qu’une nouvelle espèce végétale se manifestait. À mesure que les édifices révélèrent les richesses de leurs motifs, à mesure que leurs courbures dévoilaient des ornementations insérées en-deçà des façades, de nouveaux terekas sortaient de leur demeure. Ils sondèrent les voyageurs jusqu’au moindre détail, et ce faisant peinaient à refouler leurs tremblements malgré la présence de Nasrik.
Laquelle s’évertua à les rasséréner. Ses mots se perdaient toutefois dans le tintamarre, surtout quand ils se cumulaient aux bruyantes foulées des jhorats. Frustrée, Nasrik accéléra la cadence, chercha ses parents parmi cette multitude circonspecte.
Bien qu’ils mirent du temps à surgir, ils s’imposèrent au-devant du groupe, qui cessa son ascension dès qu’il se heurta à leur glaciale démarche. Mains sur les hanches, toujours proche de ses lames, Bisaraj dévisagea chacun des intrus avec férocité pendant que son mari ordonnait aux villageois de retourner à leur tâche.
Et son poing craqua lorsque les jhorats amorcèrent leur départ.
— Pas vous, somma-t-il distinctement. Vous restez.
Ainsi les colosses s’alignèrent de biais, formèrent une égide devant laquelle les compagnons n’appréhendèrent que les contours des habitations. Épongeant sa transpiration, Nasrik se força à se détendre. Elle s’approcha de ses parents avec prudence, prête à les étreindre, seulement pour se figer à leur dédain.
— Tes parents publics t’auraient saluée ainsi et ils auraient eu raison, dit Bisaraj. Que leur absence ne te fasse oublier que notre rôle est différent.
— Je…, bredouilla Nasrik.
— Tu nous dois des explorations immédiates, trancha Aznorad. Pourquoi tu es partie si précipitamment ? Qui sont ces personnes avec qui tu reviens ? Aurais-tu ramené des ennemis dans notre paisible foyer ?
— Vous savez bien que non ! Je les ai rencontrés au cours de mon voyage de retour. Tous peuvent confirmer mes soupçons, ce que j’ai vu à la tour du savoir : Nasparian est notre ennemi !
— Pratique pour vous que le coupable tout désigné ne soit pas là pour se défendre.
— Justement ! Plus tôt nous agissons et plus tôt nous pourrons élaborer un plan.
— Tu supposes donc que nous te suivrons. Notre fille en qui nous avons placé notre avenir, pourtant encore immature, incapable de discernement. À moins que nous devions croire aveuglément ces inconnus ?
— J’étais à la recherche de preuves pour étayer ces accusations. Désormais, je les possède.
La main de Nasrik vola à sa besace. Mais avant qu’elle ne pût montrer ces ouvrages, Muznarie la devança inopinément. Elle s’élança avec enthousiasme, au mépris des protestations d’autrui, parée à rompre son silence. Tout juste perçut-elle le cliquetis de la lame qui frôla sa broigne.
La soldate se pétrifia devant les éclairs qui jaillissaient des yeux de Bisaraj.
— Mère, arrête ! implora Nasrik. Tu dois comprendre que…
— Je parle votre langue ! hurla Muznarie.
Soudain le temps parut se figer alentour. Même des terekas, lointains témoins, observèrent la scène avec la bouche entrouverte. Telle la foudre fusa la révélation qui força Bisaraj à reculer, sans toutefois rengainer.
— Comment est-ce possible ? rugit Aznorad. Une humaine ? Admettons, mais où se se situe ta loyauté ? Wixa nous a expliqués que vous étiez originaires d’un continent bien plus au nord, mais depuis deux siècles, certains d’entre eux se sont installés à Menistas. Je ne reconnais pas ton équipement, mais tu dois être de là-bas.
— Je serais bien encline à m’expliquer, dit Muznarie, si vous me laissiez en placer une.
— Très bien. Explique-nous donc par quel miracle tu as maîtrisé notre langue si rapidement.
— Nasparian m’a donné ce pouvoir !
Un écho se particularisant dans le hourvari environnant, une désignation prompte à arrêter tout un chacun. Aznorad lui-même arqua un sourcil avant de consulter sa femme tout aussi intriguée. Il jaugeait une militaire moins intrépide qu’elle ne le laissait transparaître, affermissant sa présence en joignant les bras.
— Votre histoire manque de cohérence, lâcha-t-il. Nasparian serait notre ennemi alors qu’il a donné les moyens de communiquer entre nous ?
— J’aurais dû mieux détailler cette partie, rétorqua Muznarie. Ça n’a pas été une rencontre amicale, vous savez. Il est un danger pour tous, ouvrez les yeux !
Ni une, ni deux, Bisaraj balaya la cheville de Muznarie, laquelle heurta le sol sur un choc que sa broigne n’amortit guère. Grognant, main sur son pommeau, Sharialle serait intervenue si Guvinor n’avait pas placé son bras devant.
Bisaraj ne calcula pas la générale, encore moins son implorante fille. Au lieu de quoi ses yeux se plissèrent vers sa nouvelle cible, brûlant d’y planter son arme.
— Poliment, sagement ! grommela-t-elle. Tu viens d’insulter notre sauveur.
— Je sais que c’est difficile à croire ! lança Muznarie. Vous devez penser lui être redevables. Mais c’est précisément le problème ! Il n’agit pas sans arrière-pensée. Aucune bonté d’âme ne motive ses actions d’apparence généreuses.
— En quoi tu le connais mieux que nous ?
— Je ne suis pas venue seule. Son propre frère est avec nous.
Depuis sa position, la terre râclant sa dossière, la jeune femme peinait à désigner Guvinor. Lorsqu’elle y parvint, et sur requête silencieuse de Nasrik, Bisaraj remit sa lame dans son fourreau. Ensuite elle considéra la compagnie, de l’individualité à la collectivité, enchaînant allers et retours à un mètre d’eux. Son perçant regard contraignit Kavel, Dehol et Julari à voûter les épaules à défaut de riposter.
Une grande pression s’exerça sur Nasrik. Famille, alliés et compatriotes la sollicitaient de part et d’autre. Indécise, elle attrapa le poignet de Muznarie, la remit debout et épousseta sa broigne. Tout pour retarder le moment où elle devait se mesurer au mécontentement de ses parents.
— Il s’appelle Guvinor Heï Velham, dit-elle en imitant le geste de la militaire. Il est derrière l’expédition qui a mené à la fin de notre stase.
— Étonnamment, invraisemblablement ! rauqua Bisaraj. Je me doute bien que beaucoup d’histoire a dû se dérouler en notre absence, mais tout de même.
— Vous ne me croyez toujours pas ? Je me suis rendue à la tour du savoir. Et là, j’ai appris la raison pour laquelle vingt milles d’entre nous n’ont pas survécu. Pas parce que nous y sommes restés trop longtemps. Ni parce que nos gardiennes et gardiens d’autrefois ont disparu. Mais parce que Nasparian a utilisé l’énergie de l’orbe pour affronter son frère. Vous comprenez, maintenant ? Ils se fichent de nos vies ! Il veut juste voir nos mondes s’entredéchirer.
— Ce sont là de graves accusations, marmonna Aznorad. S’il craignant tant cette vérité, il aurait eu tout le temps de t’arrêter.
— Personne ne comprend véritablement ses intentions, pas même Guvinor ! Mais qu’est-ce que je dois dire de plus ?
— Beaucoup plus de détails. Viens avec moi, et ton amie humaine aussi. Vos compagnons sont autorisés à rester pour le moment… Sous la surveillance de ta mère et des jhorats, bien sûr.
Nasrik obéit à contrecœur. Rien ne la détournait du ressentiment de son père, qu’elle subissait davantage à force de s’éloigner. Muznarie elle-même dut les talonner, et une moue déforma ses lèvres quand elle coula un dernier coup d’œil à sa générale.
Nul ne perçut ce qu’ils se racontèrent des dizaines de minutes durant. À peine leurs silhouettes se découpaient en amont de la colline, mais l’on distinguait peu leurs mouvements à une telle distance.
De quoi stimuler leur imagination pendant leur attente. Là où les perspectives se réduisaient sous l’envergure des colosses, là où sévissait Bisaraj en intimidation permanente. Même si elle focalisait son attention sur Guvinor et Sharialle, son aura suffisait à paralyser Dehol et Julari, tandis que Yazden restait à l’affût sans succomber à la tentation des lames.
Seul Kavel lorgnait par-delà ces remparts. Il comprenait des bribes de ce que s’échangeaient les autres terekas, fussent-ils exprimés rapidement et à voix basse. Des interrogations fusaient, teintées d’inquiétude et de curiosité, mais l’historien n’en saisissait pas toute leur teneur. Il était tenté de franchir cette barrière, quitte à braver le courroux de Bisaraj, quitte à s’aventurer dans un nouvel inconnu. Muré dans ses réflexions, les mots émergèrent dans le désordre, incapables de former une phrase cohérente.
Et déjà ils revinrent et ainsi l’interrompirent.
Muznarie eut beau rappliquer par pas légers, elle n’effectua pas un geste sans l’aval d’Aznorad. Sa fille emboîtait ses pas, et n’osait toujours pas le regarder droit dans les yeux, et soutenait la soldate à la place. Toute l’attention se riva vers Muznarie : tête relevée, elle se recoiffait régulièrement, et dut compter sur la vue rassurante de Sharialle pour briser le silence.
— Nous avons parlé de tout, dit-elle. Votre expédition dans ses moindres détails, insistant sur votre combat contre Nasparian. Nasrik a terminé en narrant son propre voyage, qui concorde avec votre version des faits. Et malgré tout, ça ne suffit toujours pas ! Ils exigent toujours plus de preuves.
Les paroles suivantes moururent dans sa gorge tant Aznorad la déconcerta. Il chuchotait à l’oreille de sa femme, qui garda un visage de marbre tout du long. Quand Bisaraj toisa les voyageurs, ceux-ci s’efforcèrent d’ignorer, et se tournèrent plutôt vers la militaire
— Qu’en est-il des livres acquis dans la tour du savoir ? demanda Kavel.
— Nasrik les a brandis fièrement, expliqua Muznarie. Aznorad doute encore, car aucun ne rapporte les récents événement. Il faudra beaucoup de temps pour les décortiquer, et pendant ce temps, il manque encore des informations sur comment nous en sommes arrivés là. Quant aux visions de la tour du savoir… Elles ne sont pas tangibles pour eux, surtout avec Tarqla qui s’est volatilisée.
— Sont-ils au moins ouverts à explorer la possibilité de ramener plus de preuves ? espéra Guvinor.
— C’est là que les choses deviennent intéressantes. Ça ne les enchante pas que des gens utilisent leurs terres comme lieu d’aventure. Et encore moins que des terekas quittent ces îles pour s’installer à Menistas, là où l’intervention de Ghester Sounereta leur a fait plaisir. Mais nous sommes autorisés à les explorer suivant deux conditions.
Muznarie se tâtonna par-devers l’impatience de ses compagnons. Elle quémanda du soutien auprès de Nasrik, mais elle ne saisissait qu’une poignée de ses mots. Puisant en elle, la soldate progressa d’une foulée que lui accorda Aznorad.
— Nasrik a prouvé que voler à dos de krizacles n’était pas aussi dangereux que Nasparian nous avait avertis, rapporta-t-elle. Ils veulent savoir si elle était l’exception… Nous en sortirons gagnants, car nous irons plus vite que prévu !
L’inflexion finale se heurta au sursaut des siens. Pour une fois, Muznarie trémulait moins qu’autrui, désemparée face aux flageolements de Dehol et Yazden. Une pâleur malvenue décolorait la figure de Kavel dont l’organe vital battait à rythme effréné.
— Notre rapport avec les krizacles est encore plus conflictuel qu’avec les jhorats ! s’exclama-t-il. C’est beaucoup exiger de nous…
— Là encore, nous pouvons utiliser cette situation à notre avantage ! se réjouit Muznarie. Imaginez si Nasparian n’a plus le contrôle sur ces créatures !
— Quelque chose à considérer, concéda Sharialle. Et quelle est cette seconde condition ?
— Nous devons montrer notre bonne volonté. Nous avons parlé en détail de chacun d’entre nous, et…
Le chuintement des armes coupa brutalement Muznarie. Elle était paralysée, impuissante face à Bisaraj, ce alors qu’elle dirigeait ses lames vers Sharialle avec un grand sourire.
— Ne connaît-elle pas un autre langage que celui de l’agressivité ? s’offusqua Yazden.
Des ondes de panique se propagèrent à l’ensemble de la compagnie, hormis Guvinor et Sharialle elle-même, qui faisaient preuve d’équanimité. Ni la mine malveillante de Bisaraj, ni le désespoir de sa subordonnée ne la firent flancher. Elle défiait son adversaire des yeux. Ne s’en déroba pas une seconde.
Divertie, Bisaraj dédaigna Nasrik et s’intéressa à Muznarie.
— Rends-toi utile, humaine ! enjoignit-elle. Tu vas traduire exactement tout ce que je vais dire.
— Ma générale ne vous a rien fait ! s’écria Muznarie.
— Pour le moment. Justement, judicieusement. Car si je récapitule, il n’y a pas un intrus ici. Les précédents explorateurs, Guvinor, Kavel, Yazden et Dehol. Oh, et cette Julari en quête de sa mémoire. Toi aussi, puisque tu peux servir d’interprète. Mais elle ? Qui vient en paix avec les armes ?
— Sharialle refuse la guerre ! Elle est ici en tant que représentante !
— Elle répond, pas toi. Pose-lui ces questions : pourquoi elle se prétend mieux avisée que tous vos érudits et diplomates ? Comment peut-elle montrer qu’elle n’est pas notre ennemie ?
Muznarie voulut atermoyer, mais l’insistance de Bisaraj rendit cette tâche impossible. Elle dut traduire avec clarté, sans s’écarter des propos ne fût-ce que d’une nuance. Elle dut s’exprimer promptement et sans tâtonner, même si cela l’épuisait.
Un sourire germa alors sur les traits de Sharialle.
Une pointe étincelante frôla sa gorge quand elle effleura son arme. Cessa néanmoins de la menacer quand elle la jeta à terre. Toute tentative d’intimidation se réduisait à néant face à cette figure impavide. Sharialle posa un genou sur le sol et arbora une amène expression contrastée d’un éclair de résolution.
— Tu peux traduire fidèlement, déclara-t-elle. Je peux prouver ma bonne volonté d’un seul geste.
— Comment ? demanda Muznarie.
— Je serai désarmée tout le temps de leur exploration. Je resterai ici pendant qu’ils chercheront la vérité. Si vous préférez m’appeler ainsi, alors je serai votre otage.
Annotations
Versions