Chapitre 17 : Un sillon indestructible (1/2)

10 minutes de lecture

À peine l’aube entamée que le boulet atteignit sa cible.

Plusieurs planches volèrent en éclats sur un fracas tonitruant. De la fumée s’éleva depuis le trou. Il ne s’ensuivit qu’un court silence, interrompu de cris et de pas synchronisés.

De nouvelles paraboles détruisirent tout espoir de répit. Par dizaines les canons tirèrent sur la flotte, et même si seule une fraction à peine visa juste, les dégâts furent significatifs. Contraints de s’immobiliser, les navires s’alignèrent au milieu de la mer, rassemblés au cœur d’une mêlée improvisée. Des hurlements se propagèrent de part et d’autre des équipages, des injonctions se perdirent dans ce capharnaüm.

Il y eut pourtant des mouvements concrets. Marins et soldats défouraillèrent, se hâtèrent vers le bastingage en un compact rassemblement, des enchantements courant le long de leurs armes. Les terekas se réfugièrent vers les cales, à l’exception de quelques-uns qui s’adjoignirent aux combattants. Une poignée de mages se positionna autour de mâts. Là leur flux se combina jusque par-dessus les voiles, où un dôme diaphane encercla les vaisseaux.

Désormais, chaque fois qu’un projectile frappait l’égide, il se brisait sur sa surface, et les fragments tombaient dans la mer agitée. Deux salves supplémentaires survirent sans la moindre répercussion, après quoi vint un sursit temporaire. Un instant où tout un chacun retenait son souffle. Un moment où ils évaluèrent la situation, pour mieux détailler l’armada adverse.

Une quinzaine de bateaux s’étalait sur la direction australe. Plus longs que larges, leurs garde-corps en pierre contrastaient avec le bois sombre de leur pont, tandis que des teintes mordorées et écarlates s’enchevêtraient sur leurs voiles carrées. Pas un drapeau n’y figurait, pas un symbole ne s’y distinguait. Même leur équipage, tout juste visible, ne se démarquait guère avec leurs brigandines et hauberts grossièrement confectionnées.

— Qui sont-ils ? demanda un marin. Qu’est-ce qu’ils nous veulent ?

Elle avait grimpé sur la passerelle et s’était hissée de toute sa stature. Elle avait brandi sa hache à double tranchant renforcée de vônli, la soulevant d’une main ferme. Au centre de leur flotte, solide référence pour les uns et lointaine silhouette pour les autres, Ghester scruta l’adversité avec minutie. Des lignes profondes se creusèrent sous ses yeux plissés.

— Voilà l’armée non assumée, grogna-t-elle.

— Vous les reconnaissez ? fit une soldate.

— Ils devraient être familiers à certains d’entre vous aussi. Officiellement, ce sont des mercenaires indépendants. Dans les faits, ils louent principalement les services à des nations du nord de Menistas, surtout Khanugon et Ossora. Les fourbes ! Ils n’envoient pas leurs propres troupes car ils ne veulent pas les sacrifier, ou bien parce qu’ils n’assument pas leurs positions ?

Sur sa lancée, Ghester appela un duo de mages qui rappliqua à brûle-pourpoint. Elle n’eut pas à claquer des doigts qu’ils invoquèrent un orbe d’amplification sonore, qui oscilla juste en-deçà du bastingage.

— Je vous donne une chance de battre en retraite tant que les dégâts restent uniquement matériels ! tonna-t-elle. Saisissez-la… ou regrettez.

Un silence s’ensuivit. Se prolongea sur les palpitations de l’équipage. S’éternisa sur une multitude de questions formulées à peine discrètement. Alors que Ghester s’impatientait, fixée sans relâche sur l’hostile armada, une sphère semblable voleta de leur côté. Un mercenaire s’avança alors, bien qu’il fût trop éloigné pour se distinguer clairement.

— Rendez-nous les terekas et nous partirons, assura-t-il.

— Les rendre ? fit l’amirale. On ne parle pas d’un trésor, là ! Ce sont des personnes dans toute leur dignité.

— Des personnes que vous avez déplacées de force. Il est temps de rectifier ça.

— Ils nous ont suivis de leur plein gré. Et puis, ne me faites pas croire que des mercenaires se soucient de leur bien-être.

Son opposant marqua une pause. Ghester eut beau s’ingénier à lire son expression, elle ne décelait rien à une telle distance. Elle lui flanqua tout de même un regard hargneux.

— Vous avez pris votre décision, trancha-t-il. Si nous ne récupérons pas les terekas, personne ne les aura.

Les voix ne se turent plus que pendant une fraction de secondes.

Des sabords ennemis apparut un incongru alignement d’éclats. Personne parmi les marins n’eut le temps de réaliser que des boulets saturés d’enchantement ressurgirent. Plusieurs transpercèrent le bouclier magique et s’abattirent sur leurs caravelles.

Ce fut une succession de chocs, une grandissante dévastation sur l’effarement de tout un chacun. Quand les hurlements déchirèrent de plus belle, quand les navires bringuebalaient sous l’impact, même Ghester trimait à garder son sang-froid. Déjà perdait-elle le compte des corps éjectés vers l’océan, ainsi que des râles d’agonie de part et d’autre de la passerelle. Déjà une tension enserrait ses muscles comme l’appel des siens l’accablait. Elle dut affermir le maintien de sa hache, se retenir de vociférer.

— Renforcez immédiatement nos protections ! ordonna-t-elle.

Tentée de déplorer les dommages autour d’elle, elle se ressaisit. Pour mieux comprendre la configuration des navires mercenaires. Pour mieux les cibler comme son flux courait le long de son arme.

— Et rapprochez notre flotte sans délai ! ajouta-t-elle.

— Amirale ? fit une subordonnée.

— Pas le choix ! Nous ne pouvons pas nous replier, leurs bateaux sont plus rapides que les nôtres. Si nos protections faillissent, nous devons tout miser sur notre riposte.

Plus de contestation ni de délai. Juste des navires réduisant la distance sur une mer devenue turbulente. Les canons ne cessèrent de tirer, mais moins de boulets traversèrent les boucliers désormais renforcés. Çà et là s’affairèrent des médecins désignés pour les soins rapides, mais la plupart des combattants restaient alignés en direction de l’armada ennemie, parés à répliquer dès que la portée le leur permettrait.

La transition se fit lente, les attaques promptes. Flèches et carreaux enveloppés de flux sifflèrent bientôt par-dessus l’eau. Partirent si vite que les mercenaires n’eurent pas le temps de dresser leur propre égide. Percèrent hauberts et brigandines sur des cris de géhenne. La première salve tua des dizaines de mercenaires, et en blessa tout autant.

Ensuite les projectiles rivalisèrent dans les airs, s’y collisionnèrent sur de ponctuels chuintements. Ensuite des lignes de flux s’entrechoquèrent puissamment sur le champ de bataille.

Des orbes éblouissants jalonnèrent la zone, éclats temporaires et destructeurs. Partout où des sorts pleuvaient, des combattants s’érigeaient pour les dévier, et sinon périssaient. Déflagrations, éclairs et rayons phosphorescents menaçaient l’intégralité des structures présentes. Des parties entières de vaisseaux étaient consumées par les flammes alors que la foudre en épargnait bien peu. Peut-être que le vent redirigé par les mages minimisait les dégâts, peut-être que des vagues arrachées de l’océan éteignaient les incendies, mais les sifflements annonçaient sans arrêt la prochaine rafale.

Lorsque les deux camps s’aperçurent pleinement, des beuglements supplémentaires emplirent la mer. Fussent-ils physiques ou magiques, les projectiles volaient à cadence démesurée, abattaient quiconque n’était pas protégé sur leur trajet. Chaque instruction se perdait dans la mêlée, chaque appel disparaissait dans le chaos. Tout ce qui restait était le déluge. Des bateaux abimés, risquant de sombrer, témoins d’une magie canalisée sans interruption.

Nul n’entendait les craintes des terekas réfugiés dans les cales, hormis eux-mêmes. Parfois chuchotements, tantôt murmures, indifféremment confinés aux murs se désagrégeant. Il y avait une poignée des leurs qui bataillait sur la passerelle. Quand bien même ils saisissaient peu de ce que leurs nouveaux camarades, ces bribes revêtaient un semblant de clarté. Ils ne pouvaient que figurer quelles inquiétudes formulaient parents, enfants et amis. Des mots dissipés dans le tumulte environnant, prodiguant pourtant l’impulsion pour charger.

Terekas ou tegaras, ludrams ou humains, marins ou mercenaires, la distinction se réduisait à mesure que les navires se rapprochaient. Il ne demeurait plus qu’un espace étroit et sinueux au sein duquel des milliers d’âmes luttaient jusqu’au triomphe ou déclin. Là où des décharges enchantées causaient dévastation, là où fonçaient belligérants et projectiles. Deux masses autrefois hétéroclites, devenues indiscernables. Armées improvisées et néanmoins organisées se jetaient leur sauvegarde.

Sur cette réflexion, sur ce signal, Ghester amorça le prochain assaut. Elle s’accrocha à une corde suspendue derrière la proue et s’élança dans le vide. Ce fut sur une trajectoire grâcieuse, quoique perturbée, qu’elle atteignit ses cibles et trancha dans le vif. Écarquillant des yeux, certains mercenaires ne purent même pas parer, occis par la lourde hache. D’autres ripostèrent dès que l’amirale surgit pour une nouvelle offensive, l’astreignant à se retirer.

Des compagnons rejoignirent Ghester avant même que sa corde la ramena par-dessus son navire. Un éclair d’optimisme la stria tandis qu’elle brandissait son arme. Eux qui s’exposaient étaient prêts à déjeter tout projectile, étaient parés à esquiver toute attaque. Des lames étincelaient et chuintaient en contraste, et pas seulement les leurs. Car des mercenaires imitèrent leur approche et conquirent les airs à leur tour.

Aux flèches, carreaux et rayons s’ajoutaient désormais des armes de front. Des collisions accompagnées d’étincelles se multiplièrent à importante hauteur. Peu importait si un fantassin était lacéré, son corps sombrant dans les abysses, puisqu’un frère ou une sœur d’armes le remplaçait sitôt que la corde leur revenait. Bien qu’ils fussent des cibles faciles pour mages et archers, ils jaillissaient avec impavidité, comme en mouvement perpétuel. Jusqu’à se hisser au-delà des égides maintenues par leurs adversaires. Jusqu’à s’ériger là où tant d’autres avaient chuté, s’enfonçant dans les opaques profondeurs.

Nettement, Ghester trancha une mercenaire en deux, ce qui lui libéra un passage. Elle s’était octroyée assez d’élan : il lui suffirait de sauter et elle s’accrocherait aux filets du vaisseau adverse, où elle dicterait le reste de la bataille. Mais au moment où elle entreprit de bondir, le rythme des hostilités ralentit pour la première fois.

Beaucoup se rivèrent vers les ondes se propageant la surface de l’eau. Une aura prépotente y luisait, irradiait entre les dépouilles appelées par l’océan. Wixa marchait sur la mer. Par pas mesurées contre les turbulences, par foulées prudentes contre les assauts, elle se méprenait à une bulle d’équanimité au cœur du ravage. Elle-même devait réfréner ses émotions que de persistants sillons trahissaient.

Elle se positionna au centre du champ de bataille, inébranlable figure de stabilité.

— Que cette violence cesse ! réclama-t-elle.

Dans ses iris dansait un éclat susceptible de happer tout un chacun. Déployant les bras, Wixa inspira lentement puis sollicita l’ensemble des belligérants. Peu à peu ils se tournèrent vers elle, comme freinés dans leurs inspirations. Le halo s’étendit à haute célérité et bientôt surpassa toute magie alentour.

Un boulet enchanté impacta Wixa. Des cris ressurgirent à l’explosion, s’affaiblirent à la dissipation de l’écran de fumée. Pas une égratignure ne déparait la mage dont la posture demeurait également intacte. Seule avait changé son expression, puisqu’elle dévisageait hargneusement les mercenaires.

— Nous ne sommes pas en guerre, et nous ne devrons jamais l’être ! s’égosilla-t-elle. Retirez-vous sur-le-champ ! Retirez-vous pour qu’il n’y ait pas de victime de plus. Retirez-vous, et je vous laisserai tranquille.

Quelques rires éclatèrent sur la passerelle en face d’elle, toutefois épars, tant les mercenaires tressaillirent en sa présence. Immédiatement des sabords s’ouvrirent, aussitôt des projectiles enchantés la criblèrent. De la fumée s’épaissit autour de la cible qui ne se mut aucunement face à la quantité de boulets. Un à un les canons remplirent leur rôle, sous les yeux consternés d’une multitude immobilisée. Des successions d’éclats se brisèrent sur les vagues. Bientôt menaçait la rupture, sous peu se produirait la conflagration si les tirs ne faiblissaient guère.

Wixa ne s’avança que d’un mètre. Juste assez pour s’illustrer, pour lancer un regard intimidant à l’intention des mercenaires. Lesquels s’époumonèrent par-devers une silhouette d’apparence invulnérable, réceptacle d’un flux sans précédent. Rassemblant autant de magie que ses forces le lui autorisaient, Wixa souleva le plus proche navire.

C’était comme si un puits de magie entortillait le vaisseau. Des lignes bleuâtres et verdâtres soutenaient la coque sous l’agitation des mercenaires. Tant qu’ils étaient à hauteur raisonnable, quelques-uns plongèrent à l’eau, ou sautèrent vers le navire le plus proche. Pour la majorité, cependant, toute perspective de fuite devenait caduque.

Le bateau s’immobilisa plusieurs dizaines de mètres au-dessus de l’océan, après quoi Wixa le projeta bien plus loin.

Il se produisit un choc inouï. Un amerrissage à inconcevable vitesse suite auquel le navire explosa en un instant. Des milliers de fragments volèrent avant de rejoindre les flots à moindre vélocité. D’intenses vagues succédèrent à l’immersion du vaisseau, emmenant parfois les corps déchiquetés auprès de leurs camarades.

Aucun autre navire, fût-il entamé, ne sombra face à la fureur de l’océan. Mais la fumée s’exhalait encore de ces nouvelles ruines que les mercenaires levèrent déjà leur voile. Ils s’en allèrent aussi vite que leur bateau le leur permettait, se détournèrent de la figure méphitique. Ils se déployèrent d’est en ouest pour mieux disparaître dans la direction australe sans subir de nouveaux dégâts.

Malgré le calme revenu, Wixa ne pouvait plus goûter à la sérénité.

— Qu’ai-je fait ? souffla-t-elle.

Wixa garda tout juste assez de magie pour se maintenir à la surface de l’eau. Nul halo ne l’enveloppait encore tandis que des dépouilles mutilées l’encerclèrent. Çà et là, des tâches vermeilles teintaient la mer, seulement pour s’effacer sous la mousse des vagues. Où qu’elle posât ses yeux révulsés, Wixa se heurtait à la démonstration de ses nouveaux pouvoirs. Elle était incapable de se retourner, aussi simple était le geste.

Puis, petit à petit, son corps s’exécuta malgré tout. Une mélodie s’infiltra dans ses oreilles, chassa les bourdonnements qui la tenaillaient jusqu’alors. Un sourire se glissa même entre ses plis et l’encouragea à appréhender de ses alliés.

Les terekas étaient revenus sur la passerelle. Se joignaient aux tegaras pour chanter ses louanges.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0