Chapitre 17 : Un sillon indestructible (2/2)
C’était il y a si longtemps, du moins le percevait-elle ainsi.
La traversée de l’océan ne recelait plus rien de sensationnel quand les jours devenaient semaines. Même lorsque des îles se dessinaient au loin, elles ne représentaient qu’une rupture temporaire de la monotonie. Comme toujours, les eaux s’étendaient à perte de vue, chatoyant de leurs immuables nuances bleues. Comme toujours, la caravelle naviguait tranquillement sur les flots, progressant sans heurt dans cette propice accalmie.
Quelque chose guida pourtant Héliandri vers la proue, l’invitait à y rester des heures durant. Ce n’était ni grâce à la caresse des rafales s’engouffrant sous les voiles, ni grâce à celle de l’astre diurne qu’aucun nuage n’occultait. La cause s’avéra moins tangible, bien que l’aventurière l’aperçût.
Rarement aurait-elle été seule, autrefois. Wixa se serait tenue à ses côtés, tout sourire, trépignant à la simple mention du prochain voyage. À l’époque où ses yeux ne s’étaient pas encore illuminés, où les objectifs pouvaient être reportées au lendemain, où elles pouvaient sombrer au cœur de la nuit et se réveiller bien après l’aube. Donjons, ruines et temples les attendraient, les inciteraient à s’élancer sans hésitation, aussi peu accueillants fussent-ils. Deux anonymes partiraient alors à la conquête d’un monde inexploré. Deux inconnues collectionnant trésors et histoires, qu’elles partageaient au coin du feu, au milieu de nulle part.
Immergée dans ce passé, Héliandri répondit d’abord peu aux sollicitations. Mélude quémanda un peu de temps avec elle, s’appuyant sur le bastingage. L’aventurière se contenta d’un subtil geste, telle une invitation à la contemplation que la chanteuse se tâtonna de rejoindre. Muets, Zekan et Makrine l’imitèrent bientôt, scrutant par-delà l’évident, admirant au-delà du concret. Seulement alors Héliandri les lorgnait du coin de l’œil avant de soupirer. Elle escomptait même la venue de Phiren, mais ce dernier persistait à se réfugier dans la cale.
Ijanes et Pernia firent irruption beaucoup plus tard. Ils remarquèrent un sillon ondulant à l’est, enjoignirent l’équipage à investiguer de plus près. Indistinctes formes en premier lieu, les parcelles du navire détruit flottèrent bientôt autour du leur, ballotant trop lentement pour constituer une quelconque menace. Ils s’efforçaient d’éviter les obstacles, mais une force invisible paraissait envelopper le bateau, le diriger vers une trajectoire précise.
Héliandri s’accrocha plus fermement sur la rampe, quitte à y faire crisser ses ongles. Ses paupières closes captèrent une énergie que ses compagnons mirent du temps à appréhender. Mais ce fut en ouvrant les yeux qu’elle observa même ce qui n’était guère visible. Une sensation prompte à la faire frissonner comme elle s’alignait sur le flux grésillant à la surface de l’eau.
— Des rémanents…, songea-t-elle.
Elle fit volte-face et interpella Ijanes et Pernia, encore happés vers la crépitante et déclinante magie.
— Il y a eu une bataille ici ? fit le capitaine.
— Tout juste, confirma Héliandri.
— Une bataille héroïque ou un carnage indigne de nos ballades ? demanda Makrine.
— C’est un débat que je vous laisse. Mais nous savons pertinemment qui y était impliqué. Capitaine, nous nous rapprochons du Ryusdal, pas vrai ?
Pernia dut le détourner de cette vue, une délicate main sur son épaule, l’autre plaquée sur sa hanche. Ijanes acquiesça mollement, comme si ses mouvements étaient entravés.
— Je préférais attendre de deviner le rivage avant de vous le confirmer, dit-il.
— Pourquoi donc ? lança Mélude.
— Parce que mon tendre et cher est parfois superstitieux, voilà tout ! se moqua Pernia. Notre voyage s’est déroulé sans accroc, comme prévu !
— Pour le moment, rétorqua Ijanes. Ne considérons pas notre chance comme acquise. Si de la magie a annihilé tout bonnement un bateau, c’est que de puissantes forces sont à l’œuvre.
— Et si elles nous sont alliées ? proposa Héliandri.
Dans ses yeux dilatés flottait un air de perplexité. Ijanes fixa l’aventurière, et s’y maintint en l’attente d’une réponse.
— Je crois savoir qui a déployé cette magie, poursuivit l’aventurière.
— Comment ? douta le capitaine. Tu as toi-même avoué y être peu sensible.
— Ma récente expérience… Je connais Wixa mieux que quiconque. Ses nouvelles particularités en deviennent d’autant plus reconnaissables.
— Particularité ? Tu insinues qu’elle a pu abattre un bateau de cette taille à elle seule ? Héliandri, je suis peut-être jeune, mais j’ai beaucoup navigué, et je n’ai jamais rien vu de tel.
— Étendez vos horizons, capitaine. Le monde a changé.
Héliandri n’attendit sa réaction pour se river vers ces flots saturés de magie. Elle ignorait combien de temps s’était écoulé depuis l’événement, encore moins quelles circonstances l’avait engendré. Tout ce qu’elle savait se situait bien plus loin. Des formes indéterminées se matérialiseraient, et chanteraient des oreilles dans un écho ineffable.
Elle gloussa subitement, non sans conserver sa lueur résolue.
— Wixa m’a laissée en affirmant que nos destinées étaient dorénavant séparées, se remémora-t-elle. Et si elle s’était trompée, peut-être par accident ? Et si nous étions amenées à converger pour mieux percer le mystère caché dans la mer ?
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