Chapitre 18 : Hors d'atteinte (1/3)
Sans son intervention, des milliers de morts seraient à déplorer.
Ils s’étaient déployés en contrebas. Une armée contre l’autre, face à face, amassée en une foule peuplant la mêlée. Le moment où les lames et les sorts se rencontreraient était imminent. Ce serait un irréversible bain de sang, une démonstration de violence tristement inscrite dans les livres d’histoire.
Pas si la reine-impératrice s’interposait.
Outre ses innombrables talents, elle possédait l’exquis pouvoir de voler. Son armure dorée étincelait, à même de rivaliser avec les cieux. Dans cette légèreté ressentait-elle toute la gravité des faits comme elle sondait le champ de bataille en effectuant de grâcieuses pirouettes dans les airs. Peu importait l’angle avec lequel elle envisageait l’événement, aucune vétille n’échapperait à son impressionnante vision.
Inévitablement, la reine-impératrice remarqua les généraux se détacher de leurs troupes, s’approchant pour d’ultimes pourparlers. Or les négociations auraient pu débuter sous de meilleurs auspices, puisque les deux chefs de guerre avaient déjà dégainé leur épée. L’un brandissait une lame parcourue de flammes azurées, l’autre braquait une arme fulgurant d’étincelles purpurines.
Naturellement, la reine-impératrice les reconnaissait. Général Gaztus Ghoj, héros humain ayant fait ses armes en Vhérasie, mais dont les prouesses devinrent connues au-delà de son pays natal. Commandant Corpine Corston, vétéran ludram du Aloradan voisin, dont le nombre de victoires militaires surpassait son âge déjà avancé. En somme, les plus représentatives illustrations de vertu, qui par mégarde diplomatique s’apprêtaient à livrer bataille.
Heureusement, aussi légendaires fussent-ils, ils n’égaleraient jamais la reine-impératrice.
Celle-ci atterrit entre eux deux sitôt après les avoir sondés. Ce fut, pour sûr, une arrivée avec panache ! Elle y mit tout juste assez de force pour générer un petit cratère et les déstabiliser, mais trop peu les blesser. Interloqués, les généraux la toisèrent d’abord, avant de baragouiner des excuses.
— Déposez vos armes ! exigea la reine-impératrice.
Il allait de soi que sa voix portait jusqu’au militaire le plus éloigné. Vibrante, puissante, elle immobilisa des régiments pourtant parés à chargés. Leurs chefs eux-mêmes écarquillaient des yeux face à ce qui se méprenait à une intervention divine.
— Comment régler notre différent autrement que par une effusion de sang ? demanda Gaztus.
— Général ! imputa la reine-impératrice. N’êtes-vous pas la définition même de l’exemplarité ? Vous davantage que quiconque ne devriez pas céder à l’aveugle appel des armes !
— Vos paroles sont sacrées, mais comprenez que nous n’avons pas abouti à cette conclusion par gaieté. Nous ne faisons que nous défendre face aux menaces d’annexation de l’Aloradan. Ils veulent réduire notre territoire déjà rétréci par rapport à son extension d’autrefois !
Haussant un sourcil, la reine-impératrice dirigea son blâme vers Corpine, lequel manqua de broncher face à ses yeux capables d’annihiler l’acier.
— Est-ce vrai ? lança-t-elle, glaciale.
Le digne et sans peur commandant ne pouvait que s’empourprer, s’inclinant malgré lui, bien qu’il soutînt le regard ardent de son accusatrice.
— Eh bien…, balbutia-t-il. Ces territoires nous appartenaient il y a encore un siècle. Nos ancêtres les avaient cédés, mais il s’agissait là d’un cadeau de circonstance ! Depuis lors, les temps ont changé. Depuis lors, ils nous reviennent de droit.
— Fadaises ! tonna Gaztus. Il est absurde de revenir sur cette décision car elle ne vous arrange plus ! Vous dites que vos citoyens s’y sont installés… Ils y resteront, sous notre bannière.
— Vous ne pouvez pas décider pour eux !
— Vous non plus !
La reine-impératrice abattit sa lame sur le sol, et aussitôt les voix se turent, car le cratère avait gagné en profondeur. D’ici elle percevait les tremblements des chefs de guerre suspendus à ses paroles. Pas qu’eux, en fait : chaque soldate, chaque soldat trépignait à l’idée qu’elle réglât le différent.
Et puisqu’elle était la reine-impératrice, elle n’eut nul besoin de cogiter, ni même de s’éclaircir la gorge. L’inspiration venait spontanément.
— La guerre, c’est mal. Des gens sont blessés, ou pire, meurent. Que vous ayez décidé de sacrifier autant d’innocents ne plaide pas en votre faveur. Cela témoigne de votre incapacité à débattre, à trouver la meilleure solution. Voilà pourquoi je me suis rendue ici même si j’aurais bien entendu agi pareillement sans les requêtes des dirigeants voisins. Il n’y a aucune raison de transformer cette belle vallée en une sanglante mêlée. Il n’y a aucune raison que de votre dispute découle le massacre. Général, commandant, écoutez-moi ! Pourquoi choisir une telle voie quand des solutions pacifiques existent ? Il suffit d’unir vos pays, que vos deux patries en deviennent une, et tous vos problèmes seront réglés !
Cela allait de soi. Tellement que les flammes s’éteignirent, tellement que les éclairs arrêtèrent de crépiter. Les armes tombèrent sur un concert de cliquetis, et la paix s’établit sur des déchirants cris d’allégresse. Même Gaztus et Corpine s’y abandonnèrent, se donnèrent, pour se donner la plus étreinte jamais vue. Ils se noyaient de compliments comme de larmes, une scène face à laquelle la reine-impératrice ne pouvait que pleurer, elle aussi.
— Mais bien sûr ! s’écria le commandant. Comment avons-nous pu ne pas y penser ?
— Nous étions aveuglés par notre haine, déplora le général. Consumés, même ! Par bonheur, la reine-impératrice nous a remis sur le droit chemin. Une fois encore, son éloquence légendaire a permis d’éviter une catastrophe.
— Louée soit la reine-impératrice ! scanda une soldate.
La fantassine appela ses compagnons, tout comme ses anciens ennemis, afin de porter la sauveuse désignée. Bien sûr, ils ne lançaient la reine-impératrice qu’à une modeste hauteur par rapport aux envols dont elle était capable, mais elle n’en avait cure. Elle s’était illustrée une fois le plus. Par son indéniable talent, par sa capacité à réussir là où tant d’autres échouaient lamentablement. La seule, l’unique, la reine-impératrice.
— Muznarie ? appela Sharialle avec une pointe d’inquiétude.
Un réveil en sursaut dans une matinée déjà bien entamée. Muznarie se redressa si subitement que son front se cogna par accident contre celui de sa générale. Sur un râle, cette dernière s’accrocha au sommier comme sa main vola sur sa bosse pour mieux la malaxer.
— Oh non, oh non ! s’exclama la soldate. Je vous demande pardon, ma générale ! Toutes mes excuses
Face à une subordonnée agitée se tenait une supérieure placide. Une fois assurée qu’aucun saignement ne jaillissait de son enflure, Sharialle se fendit d’un rire, puis tapota doucement le crâne de sa protégée.
— Pas de quoi avoir une nouvelle cicatrice de guerre ! apaisa-t-elle.
— Tout de même, fit Muznarie, j’aurais pu vraiment vous blesser !
— Et tu ne l’as pas fait, donc inutile de te tracasser. Par contre… Pourquoi dormais-tu à l’envers ?
Sa vision gagnait en netteté à mesure qu’elle considérait la générale. Alors Muznarie remarqua que la moitié supérieure de son corps penchait vers le vide, ses mèches flottantes alignées avec les rainures du bois ciselé. L’autre moitié reposait encore sur le matelas incurvé, obombrée par les colonnes, ses jambes reposant sur un empilement désordonné d’oreillers.
— J’ai bien peur de ne pas avoir d’explication, dit Muznarie à mi-voix. Au moins, cette fois-ci, je me réveille dans mon lit ! Plus ou moins.
— Tu continues encore de me surprendre, même si je savais déjà que tu avais le sommeil profond ! s’amusa Sharialle. Mais je crains que les réjouissances soient terminées, sauf si de minces perspectives se présentent durant votre exploration. Voilà pourquoi je suis venue, Muznarie. C’est déjà l’heure du départ.
— Quoi ? s’écria la militaire. Combien de temps j’ai dormi ?
— Assez pour être pleinement reposée, j’espère. Tout le monde est à l’extérieur, les krizacles sont même déjà parés à s’envoler.
Un vent d’empressement impulsa soudain Muznarie. Elle bondit hors de son lit et se vêtit avec pareille hâte, sans même attendre que Sharialle quittât la pièce. Après avoir enfilé sa broigne et accroché son épée à sa ceinture, elle n’oublia pas la besace remplie de provisions fournies par les terekas, et redressa à peine ses cheveux ébouriffés au moment de franchir le seuil.
Ce fut sur une brusque irruption de chaleur que la soldate emboîta le pas de la générale. Elles se rendirent au-delà du chemin qui sinuait entre les habitations, par-delà les villageois criblant leurs yeux vers les voyageurs. Il leur suffisait donc de se référer à la foule, tout comme aux sifflements devenus familiers.
Des ombres massives s’étendaient en-deçà du dôme en fezura, à peine éloigné des demeures. Avant même d’en appréhender les contours, Muznarie claqua des dents tandis que ses jambes flageolèrent, pourtant elle dut les porter jusqu’à destination. C’était la première fois que des ailes de telles envergures se déroulaient devant ses yeux médusés. C’était la première fois que ces globes lumineux pénétraient jusqu’aux tréfonds de son âme.
Proche de se pétrifier, la soldate s’en remit aux compagnons, aussi petits fussent-ils en comparaison. Dehol et Julari avaient déjà choisi leur monture, parés à les escalader sans trahir le moindre tremblement. Guvinor et Yazden se situaient près de l’entrée du dôme et montraient davantage d’appréhensions, quoique deviner leur sentiment était ardu derrière leur expression de marbre. Nasrik et Kavel s’étaient placés au centre du rassemblement, l’historien comme paralysé à telle proximité avec les créatures.
Aviser Aznorad et Bisaraj rasséréna même Muznarie en dépit des plis qui assombrissaient leur faciès. Mais ce fut face au dresseur de krizacles qu’elle s’immobilisa.
— Varanes, se présenta-t-il. On t’a déjà mentionnée à maintes reprises. Qui aurait cru que tu serais le lien entre nos peuples ?
— Muznarie Rolog, enchantée ! lança la militaire, manquant de buter sur une pierre. J’imaginé que c’est raté pour être discrète, dans ce cas ?
— Au vu de ton retard, oui !
Varanes eut beau enchaîner avec un rire léger, un sentiment d’inconfort enveloppa Muznarie. Seule la présence de Sharialle l’aidait, et malgré tout s’affadissait l’espoir, car la proximité n’était qu’éphémère.
Elle remarqua les acquiescements que le dresseur lançait à Nasrik, mais cette dernière s’occupait de réconforter Kavel. La simple mention des krizacles lui glaçait le sang, lui qui ne pouvait se positionner à une distance raisonnable à son goût.
— Je ne m’imagine toujours pas voler à dos de krizacle…, souffla-t-il.
Nasrik s’apprêta à formuler une réponse. Tout ce qu’elle prononça fut cependant inintelligible, encourageant Muznarie à combler les lacunes linguistiques. Elle bondit avec les mains jointes, s’incrusta entre la terekas et l’historien, et arbora un sourire nouveau.
— Développe ton propos, suggéra-t-elle, et je me chargerai du reste !
— Je crois comprendre sa frayeur, dit Nasrik. Votre passif avec les krizacles ne doit pas aider… Je suis désolée que la corruption de Nasparian se soit étendue jusque-là. La réconciliation est une étape nécessaire vers la compréhension mutuelle.
— Nos craintes n’étaient donc pas fondées ? Apparemment, toucher les écailles d’un krizacle suffit à nous projeter dans le passé.
— C’est ce que je croyais aussi, car ils ont accumulé des dizaines de millénaires de souvenirs et de savoir. Nasparian nous avait même prévenus que ce contact pourrait nous tuer… Un autre de ses mensonges. Il m’a fallu m’armer de courage pour prouver le contraire, et même là, ce n’est toujours pas suffisant. Si seulement ils comprenaient…
Bisaraj et Aznorad toisaient continûment leur fille, qui dut chercher du soutien auprès de ses nouveaux camarades.
— La vérité est plus complexe, poursuivit Nasrik en évitant le dédain de ses parents. Même si un flux incommensurable coule chez les krizacles, il se transmet selon leur volonté. Sauf lorsqu’ils meurent… puisque dans ce cas, ils n’en ont plus le contrôle. Ceci explique sûrement ce qui était survenu à Adelris. Aujourd’hui, les circonstances sont différentes.
Nasrik n’attendit guère que Muznarie eût terminé de rapporter les propos pour s’insuffler un élan inédit. Peut-être était-ce l’exhortation que lui prodiguait Varanes, mais elle s’approcha d’un krizacle qu’elle salua promptement. La créature s’abaissa pour mieux l’accueillir, et le dresseur l’invita à entamer le voyage sous de meilleures auspices.
Une fois le message transmis, Kavel chassa les sombres idées empoisonnant son esprit. S’il ne pouvait reconsidérer immédiatement les krizacles, il se fierait à Nasrik, qu’il suivit au mépris de son effroi. Pas un tressaillement ne ralentirait alors que la terekas enroula son avant-bras.
Nasrik et Kavel montèrent à dos de leur krizacle, que bientôt imitèrent leurs compagnons avec une diligence similaire. Seule Muznarie restait à terre, comme ankylosée nonobstant les interpellations.
La simple silhouette de sa générale prodigua l’apaisement escompté.
— De quoi as-tu peur, Muznarie ? s’enquit-elle.
— D’aller vers l’inconnu, confessa la soldate. Et de ne jamais en revenir… Tout simplement.
— Mais tu n’es pas seule. Tu es accompagnée de braves explorateurs qui connaissent déjà ces terres, du moins en partie. Avec eux, tu ne te perdras pas.
— Sans vous, générale ? Je m’accrochais à votre promesse de vous guider…
— Ma mission est désormais ailleurs. Au fond, peut-être que j’ai eu ce que je voulais : une alternative pacifique à notre déploiement trop belliqueux. Il reste encore beaucoup d’efforts à fournir… Franchir la barrière de la langue est ma tâche. Tes compagnons ont plus besoin de tes nouveaux atouts que moi.
— Mais vous, générale ? Que va-t-il advenir de vous ?
— Je m’en sortirai, comme toujours ! J’ai connu pire situation.
Sharialle eut beau la consoler, le faciès de Muznarie persistait à se rembrunir. De silencieux adieux s’ensuivirent alors qu’elles se lisaient mutuellement dans les yeux. Approchait le moment du départ comme Nasrik et Kavel interpellèrent la soldate une fois de plus.
Il n’y eut plus de tergiversation, malgré les tentations. Séchant ses larmes, essuyant sa morve du revers de la main, Muznarie fit volte-face suite à un dernier geste à l’intention de la générale. Elle porta sa besace avec détermination pour atteindra sa destination.
Mais un autre obstacle se présenta à elle avant qu’elle ne pût grimper sur le krizacle. Aznorad et Bisaraj croisèrent les bras avec fermeté, leur regard saturé de dédain, que même les objurgations de Nasrik et Varanes ne tarissaient guère.
— Nous recommandons la plus grande prudence, dit Aznorad.
— Des paroles d’encouragement ? fit Muznarie sur un sourire exagéré.
— Pas exactement. C’est une suggestion collective… Nasrik sait se montrer tête brûlée par moments, mais elle reste notre fille. Il est hors de question qu’il lui arrive quoi que ce soit.
— Dormez en paix, chef ! Je m’en assurerai.
— Oh, tu as intérêt. Sinon tu ne mériterais pas ton titre de soldate, pas vrai ?
Outre la sèche réplique d’Aznorad, le jugement marqué dans les plis de sa partenaire acheva de nouer la gorge de Muznarie. Bisaraj saisit même l’avant-bras de la jeune femme, l’autre main effleurant dangereusement ses lames, ses yeux pointant vers Sharialle avec moins de discrétion qu’escompté.
— D’où l’intérêt de cet échange, renchérit Bisaraj.
— Je ne comprends pas…, bredouilla Muznarie.
— Certaines subtilités échappent à ta compréhension superficielle de notre langue. Laisse-moi clarifier pour toi. Intelligemment, judicieusement. Nasrik nous reviendra entière. Dans le cas contraire, mes armes serviront à nouveau pour la première fois depuis des millénaires.
Ce fut alors au tour de Bisaraj d’afficher un sourire exagéré. Une âpre vision que Muznarie préféra s’épargner alors qu’elle répondait finalement aux appels. Bon gré, mal gré, elle rejoignit Kavel et Nasrik, et s’installa sur la créature.
Une turbulence dans l’accalmie, ainsi s’amorçait un mouvement d’intensité grandissante. Trois krizacles se synchronisèrent dans leur envol, secouant leurs queues au moment de battre leurs ailes. Leur cri retentit dans les cieux qu’ils s’efforçaient de conquérir, leur grâce restait sans équivoque sous les centaines de témoins qui bientôt deviendraient silhouettes. Ils quittèrent l’île à grande vitesse, emmenèrent les voyageurs vers des horizons d’un familier teinté d’inconnu.
Et le village lui-même ne fut plus qu’un trait sur un tableau bien plus considérable.
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