Chapitre 18 : Hors d'atteinte (3/3)
Distinguer la réalité devenait de plus en plus ardu. Une forme d’accalmie se développait dès que le krizacle se posa sur le chemin pierreux, propice à s’abandonner dans ses songes, comme si l’influence de la créature grandissait en s’éloignant d’elle. Quitte à amplifier sa douleur au crâne, Dehol s’évertua à ne pas succomber à ses souvenirs, à suivre cette route empruntée si récemment.
Chaque fois qu’il échangeait un regard avec Julari, celle-ci ralentissait et ses muscles se contractaient davantage. Comme si la destination s’éclaircissait peu à travers ses yeux délavés. Comme si les parois de la caverne ne s’étaient pas déjà concrétisées.
— C’est bien ici ? interrogea-t-elle. Ici que tout se termine ?
— Je le croyais pour moi, contrasta Dehol. Loin de moi l’idée de te donner de faux espoirs… Pourvu que les réponses t’apparaissent bientôt.
Sur cet élan, Dehol voulut guider Julari à travers le sentier, craignant à tout instant que les traces du précédent affrontement apparaîtraient. Devant ne se dressait pourtant qu’un terrain morne, une terre battue par le vent, un lieu isolé par-dessus les vagues se fracassant sur la roche coupante de la berge.
Un parfum salé intensifia les réminiscences de Dehol. Il entendait presque Vazelya susurrer à son oreille. Il percevait presque ses poils se dresser sous sa voix chevrotante. Il menaçait alors de se décomposer sous le poids des engagements d’antan. Se hâtant malgré lui, il contraignit Julari à s’adapter à son rythme. Tant pis s’ils devaient faire de lourdes inspirations, tant pis si des irritations se mettraient à poindre sur leurs jambes. Tout effort était nécessaire pour rattraper l’horizon immobile.
Au moment d’appréhender la cavité, ils se heurtèrent à une demi-douzaine d’individus.
— Décidément, ironisa l’un d’entre eux, ces terres n’ont plus rien de légendaire !
Julari se pétrifia face à l’inconnu. Dehol, pour sa part, réfréna tout tremblement pour les étudier de plus près. Or la délicatesse de leurs vêtements anthracites consolidée de cuir, où des lignes finement tissées s’entrecroisaient, témoignait leur allégeance, quand bien même leur tenue était exempte de tout blason. Les dagues ornées et argentées pendant à leur épaisse ceinture leur fournissait suffisamment d’indices.
Ils formèrent un arc au mépris de leur confusion, ils furent l’égide présageant la désillusion. Au-devant se tenait une grande ludrame à l’intense peau bleue qui les dévisageait de ses yeux ronds et ambrés. Quelques rides s’infiltraient sur son visage oblong encadré par des mèches dorées mi-longues parsemées de gris. Une cape mordorée, fendue diagonalement, oscillait sous les assauts du vent et révélait l’épaisseur de ses épaules carrées. Muscles et graisses composaient à parts égales sa forte carrure, prompte à intimider les voyageurs.
Dehol s’avança contre sa rudesse apparente.
— Vous êtes de la guilde des collectionneurs de Parmow Dil ? demanda-t-il.
— Bien deviné, concéda la meneuse. Et pour une fois qu’on ne nous qualifie pas de voleurs, il y a peut-être moyen de s’entendre. Je suis Berisen Tsiyat, maîtresse de la guilde.
— Berisen ? Vous êtes la mère d’Amathane ?
Tous se calèrent sur cette réplique. Derrière Dehol, Julari parcourait une scène dont elle saisissait peu les tenants et aboutissants, s’arrêtant sur les pupilles dilatés de Berisen. Cette dernière consulta ses subordonnés avant de se reporter vers les voyageurs, un vibrant éclat sur ses traits.
— Soit ce monde n’est pas assez vaste, dit-elle, soit nous sommes attirés par les mêmes choses. Vous devez être ses anciens compagnons ?
— En quelque sorte, affirma Dehol. Pour être honnête, elle n’était pas la bienvenue au départ, mais pour une exploration aussi périlleuse, toute aide est bonne à prendre.
— Amathane a bien des défauts, mais elle a du courage à revendre, je dois le reconnaître !
— Mais alors, savez-vous ce qu’il est advenu d’elle ? Est-ce la raison de votre présence en ces lieux ?
Un rire prolongé déconcerta Dehol et Julari. Plus Berisen se tordait et plus ses alliés se préoccupaient, pourtant elle les considérait à peine. Des éclats se propagèrent en échos le long de la côte une minute durant, après quoi elle essuya ses joues irritées de larmes.
— Amathane a bien dû vous expliquer nos ambitions ! s’exclama-t-elle. Nous sommes venus récupérer des richesses qui méritent mieux que d’être laissées ici.
— Vous devez être prudents ! avertit Julari. Vous êtes conscients de ce qui se trame ici, non ?
— Tu es adorable à t’inquiéter, jeune fille, mais j’ai traversé des épreuves plus rudes. J’avoue quand même que la vue de ce monstre volant a éveillé des frissons en nous… Peut-être que votre innocence est une façade, si vous l’avez chevauchée.
— C’est ce qui vous a attirés vers nous ?
— En partie. Nous étions déjà sur cette île, mais il n’y avait rien d’intéressant.
Ses poings s’étaient renfermés à force de se rapprocher. Il avait beau trémuler, sa figure encore lustrée, Dehol entreprenait de franchir cette barrière. Toutefois les collectionneurs le tenaillaient de part et d’autre, leurs doigts se recourbant auprès de leur lame. Un éclair de méfiance fendit Berisen alors qu’elle se penchait vers lui.
— Quelles sont tes intentions ? lança-t-elle sèchement.
— Vos menaces ne fonctionneront pas avec moi ! répliqua Dehol. Vous êtes des collectionneurs, pas des assassins.
— D’après Amathane ? Tuer est en effet hors de notre credo. Blesser, en revanche…
— Je n’en reviens pas. Votre propre fille ! Pourquoi vous ne remuez pas ciel et terre pour la retrouver ?
— En quoi ça te concerne ? Je ne sais même pas quel est ton nom.
— Dehol Doulener ! Et derrière moi, Julari Hedun est en pleine quête d’identité. Nos objectifs sont autrement plus nobles que les vôtres.
— Il y a assez d’espace pour tout le monde, non ?
D’un geste Berisen enjoignit les siens à ne pas bouger. Tout juste se contenta-t-elle d’effleurer ses lames, comptant sur sa mine austère pour glacer le sang de son interlocuteur. Dehol intériorisait néanmoins ses tressaillements, au contraire de Julari.
— Assez de provocation ! supplia cette dernière. Si nous ne nous gênons pas mutuellement, quel intérêt de nous confronter ?
— Je…, bredouilla Dehol. Trop d’injustices ont dû jalonner mon existence, j’imagine.
— Ce qui n’excuse pas ton comportement, rétorqua Berisen. J’en ai assez de ta condescendance. Phiren s’adressait pareillement à moi lorsqu’il me suppliait de l’aider.
— Vous avez donc croisé Phiren ?
— Oh, tu t’inquiétais pour lui aussi ? Un collectionneur compétent, peut-être trop éperdu de ma fille. Et voilà son erreur. C’est en essayant de protéger Amathane que mon mari est mort. Une faute que je ne commettrai pas.
— Je ne veux pas me mêler à vos histoires de famille, mais…
— Mais quoi ? Amathane tient son père en meilleure estime que moi ? Tu ne m’apprends rien de nouveau, jeune homme. Sache que ne pas m’inquiéter pour elle est le meilleur compliment que je puisse lui faire. C’est la preuve que je lui fais assez confiance pour se débrouiller toute seule.
— J’imagine que c’est un débat sans issue…
— Parfaitement. Maintenant, si tu permets, nous avons assez perdu de temps ici.
Alors que Berisen s’apprêtait à prendre congé, hélant ses subordonnés au passage, Dehol n’eut de cesse d’insister. Il saisit son avant-bras quitte à se heurter à son courroux. Si la maîtresse se cantonna à s’arrêter, des nuées de cliquetis ici et là l’immobilisèrent.
— Avant que nous ne nous séparions pour de bon, lança-t-il, vous affirmiez n’avoir rien trouvé ici. Qu’insinuiez-vous par là ?
— Tout n’est pas énigme, persiffla Berisen. Ma philosophie est plutôt simple : je m’attache au concret. Donc quand je t’affirme que nous n’avons rien déniché ici, il n’y avait pas le moindre sous-entendu.
— Mais vous êtes allés dans cette caverne !
— En effet. D’où notre conclusion.
— C’est impossible ! Ce n’était pas le cas quand je m’y étais aventuré pour la dernière fois. Êtes-vous sûrs d’avoir bien exploré ?
— Si je te tenais en plus haute estime, je me sentirais offensée que tu doutes autant de nos compétences. Puisque mes paroles ne suffisent pas, use de ta précieuse liberté pour vérifier par toi-même.
Il n’y eut guère d’adieu, seulement une hâte incoercible. L’unique moment de réflexion se limita à Dehol opinant en direction de Julari. Ébranlée mais assurée, elle se précipita à similaire allure, et tous deux s’engouffrèrent vers la cavité en quelques secondes.
Pour sûr qu’il reconnaissait la rivière turquoise aboutissant à une chute qui plongeait dans les abysses. Pour sûr qu’il se prémunissait d’une glissade malavisée en s’abaissant quand les circonstances l’exigeaient. Pour sûr que les battements de son cœur accéléraient en notant l’affadissement des poches d’eau. Dehol se hisserait cependant par-delà ce flux affaibli. Il était décidé à traverser le chemin enténébré, parcourant en un sens inverse une galerie dont il était devenu familier. Chaque pierre taillée l’impactait, chaque gravure projetait une courte vision du passé.
Malgré les obstacles, Dehol et Julari repérèrent l’arche d’un rouge intense. Une sensation agréable se transmit même à leurs pieds une fois qu’ils les posèrent sur les dalles lisses.
Tout sourire s’effaça aussitôt. Là où s’érigeait naguère la fontaine ne restait plus qu’un halo insignifiant, à peine capable d’illuminer leur faciès meurtri.
— Je suis désolé, souffla Dehol. Tu dois me haïr.
Des larmes creusèrent des sillons sur ses joues à mesure qu’il s’effondrait. Peut-être que si ses paupières restaient closes, les sanglots se tariraient, et la fontaine ruissèlerait de plus belle. Dehol se serait abandonné à cette sensation si Julari ne l’avait pas rattrapé. Une lueur d’incompréhension se dessinait sur son visage, entre laquelle des pleurs émergeaient aussi.
— Pourquoi t’excuser ? murmura-t-elle. Tu n’es en rien responsable.
— Je ne mérite pas cette faveur, dit Dehol. Tu pourrais penser que je t’ai manipulé durant tout ce temps. Que j’ai agité ce faux espoir devant toi. Tu as toutes les raisons de ne pas me croire puisque tu viens de me rencontrer. Tu n’as que ma parole.
— Si tu me mentais, pourquoi aurais-je été amenée vers toi ? Nous ne progresserons pas si nous nous méfions l’un de l’autre. La réponse doit se trouver ailleurs.
— Ailleurs ? Mais où ? C’est ici que j’ai retrouvé tous mes souvenirs ! Ici que tout s’est joué ! Ici que…
Des rayons crépitants convergèrent autour de Dehol et Julari.
Les frissons s’intensifièrent lorsque la figure se matérialisa. Derrière un épais et sombre flux, derrière une énergie bien supérieure à celle de la sculpture disparue, une magie ancestrale s’anima dans les profondeurs de la caverne. Il n’y eut d’abord comme seul bruit que le chuintement des filaments.
Nasparian s’imposa face à Dehol et Julari, alors forcés de se tenir à l’autre.
— Les répétitions m’agacent, déclara-t-il.
— Qui… Qui êtes-vous ? s’écria Julari en claquant des dents.
— Tu as entendu mon nom à maintes reprises. Tu devrais te réjouir de découvrir qui se dissimule derrière la légende.
— Assez ! tonna Dehol. Tout concorde, maintenant. Nasparian, seul toi peux être responsable de la disparition de la fontaine !
D’un modeste acquiescement, Nasparian se mut autour de ses cibles, mains jointes derrière le dos. À chacune de ses foulées s’imprégnait une magie dans les parois, s’écoulant au-delà du visible. Ni Julari, ni Dehol ne pouvaient s’en dérober indéfiniment, pourtant ils restèrent paralysés par-devers cette silhouette méphitique.
— Pourquoi ? insista Dehol. Julari mérite des réponses ! Cette opportunité ne m’avait pas été refusée !
— À la suite maints efforts, nuança Nasparian. Combien de mois as-tu voyagé, Dehol ? Combien d’épreuves as-tu traversé ? La véritable question est la suivante : pourquoi Julari aurait-elle le privilège de la facilité ? Crois-tu qu’il suffise de me dérober mes krizacles pour obtenir une réponse au terme de quelques jours à peine ? Où est le dur labeur là-dedans ?
— C’est insensé ! Je refuse que Julari subisse la même chose que moi ! Ni elle, ni quiconque !
— Quiconque est un terme bien vague… Guère une omission de ta part, accordons-nous là-dessus. À quel moment prévoyais-tu de mentionner l’existence de Vazelya Milocer ?
Dehol se crispa, perdit en stabilité. Même si Julari le prémunissait d’une chute, il persistait à fuir son regard. Ce fut au terme d’insistances que des plis constellèrent son faciès.
— Qui est Vazelya ? demanda Julari.
— Révèle-le lui ! s’exclama Nasparian. N’est-ce pas là la première vérité qu’elle mérite de savoir ?
— À quoi sert-elle si ses souvenirs ne lui sont pas rendus ?
— On dirait que tu lui imposes ce choix. Une ironie que je vais longuement savourer. Dehol, tes efforts seront futiles. À la protéger ainsi, tu ne prépareras jamais Julari à affronter le moment tant redouté.
Du sang monta au visage de Dehol. S’il échoua à se détacher de Julari, laquelle trémulait comme jamais, il empoigna vigoureusement Nasparian. Mais son ennemi s’en gaussa, car une si forte poigne suffisait à peine à froisser ses vêtements.
— Ta capacité à nous tourmenter reste sans égal ! dénonça Dehol. Je ne veux plus être l’âme égaré, mais je vois clair dans ton jeu. Il ne s’agit pas que de nous. En détruisant la fontaine de mémoire, tu as privé tout le monde d’un moyen de connaître l’histoire des lieux !
— J’ai réveillé les terekas, contredit Nasparian. Témoins et acteurs directs de l’histoire de ces terres.
— Et il nous a donnés le moyen de communiquer avec eux ! rappela Julari. Je… Je suis confuse.
— N’essayez pas de comprendre mes intentions. Elles ne vous concernent pas.
Dans un premier temps, une impulsion incitait Dehol à brandir le poing. Plus les secondes s’égrenaient et plus son bras s’abaissait. Bientôt il n’eut plus que le soutien d’une camarade déboussolée comme son corps devenait privé de tout élan.
— Je n’ai pas affirmé que Julari ne redeviendra jamais complète, rectifia Nasparian suite à un long mutisme. Juste qu’au lieu de la rime, il y a aura un nouveau vers. La réponse se trouve ailleurs.
— Où ça ? cria Julari, au bord des larmes.
— Très loin, mais ce ne sera pas un problème. Après tout, nous sommes entrés dans une nouvelle ère. Une ère où des distances parcourues en un éclair revêtent une signification plus profonde. Une ère où d’innombrables quidams veulent contribuer à un mythe déjà concrétisé. Une ère où tout devra se relier, mais pas n’importe comment.
Nasparian posa ses mains sur la poitrine de ses cibles pendant que les trous de son masque s’amplifièrent d’une façon inouïe. Il existait une si proche échappatoire, aussi leur accorda-t-il tout le temps de la lorgner. Peu importaient les tentatives, peu importaient les désirs, car il les maintenait sur place, les attirait par sa seule magie.
— Qu’ils soient des centaines ou des milliers d’intrus, marmonna-t-il, chaque intrus foule ces lieux parce que je l’ai décidé. Vous n’appartenez plus à cette catégorie, désormais.
Nasparian téléporta Julari et Dehol hors des terres émergées.
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