Chapitre 20 : Prétendu bienfaiteur (1/2)

9 minutes de lecture

Abandonné au milieu de nulle part. Égaré là où nulle âme ne résidait.

Dehol et Julari avaient chuté d’une faible hauteur, mais l’atterrissage fut assez rude pour les assommer. Ils restèrent ainsi des heures durant, étendus sur un tapis de feuilles mortes, tantôt choyé par la nitescence que la canopée tamisait.

Claustrés dans une profonde inconscience, piégés dans un sommeil dépourvu de rêve.

Peu à peu, ils retrouvèrent ce monde, s’éveillèrent dans l’inconnu. Dehol cilla rapidement alors qu’une chaleur modérée lui martelait le crâne. Entre les ombres s’étendait son corps ébranlé, pourtant exempt de toute égratignure. Ses ongles s’enfonçaient sur la terre sèche pendant qu’il aspirait de grandes goulées d’air. D’abord la fraîcheur manquait, mais à chaque seconde passante, un peu de confort finit par l’envelopper. Il voulut s’installer, découvrir son environnement, mais d’abord s’intéressa à Julari.

Laquelle se décomposait à vue d’œil.

Dehol se hâta vers sa camarade tremblotante. Rejetée sur ses genoux, ses pupilles se dilatèrent au milieu de sa figure virant au vert pâle. Il eut beau saisir ses poignets, un vide l’habitait toujours. Il eut beau la secouer, sa respiration ne cessait de se hacher.

— Du calme ! s’égosilla-t-il. Où que nous ayons été envoyés, nous affrontons cette épreuve ensemble.

— Les images reviennent ! s’écria Julari. Je… Je suis déjà venue ici.

Soudain Dehol fut lui aussi parcouru de tressaillements, comme s’il s’était adapté au rythme de Julari. Peut-être qu’une once de sérénité le soulagerait s’il s’immergeait dans cet environnement. S’il trouvait ses repères parmi ce chapelet d’immenses arbres aux ramifications enchevêtrées, dont les longues feuilles pointues cascadaient depuis une cime aux nuances cuivrées. Pas une scintillation ne miroitait jusqu’à ses iris, même s’il sentait la magie imbiber la flore locale.

Revenant auprès de son amie, il tomba sur sa mine hagarde.

— Tu sais où nous sommes ? demanda-t-il.

— Pas exactement, corrigea Julari. Mais ces arbres, ce sont des garondaqs, et je n’en ai vu que de là d’où je viens… Au Xeredis.

— Et Nasparian nous a téléportés ici… Il se joue de nous ! Il aurait pu nous tuer d’un geste, et à la place, nous voici ici. Comme si ton voyage n’avait servi à rien ! Tu avais tant de liens à nouer avec nos compagnons, tant de…

— Je n’ai pas fait tout ce chemin pour rien. Je t’ai rencontré.

Dehol se figea par-devers le sourire de Julari. Resta immobile même lorsqu’elle se détacha de lui. Des larmes séchaient encore sur ses joues, mais chaque foulée la calmait davantage. Elle s’imprégnait de l’air charrié de flux, redécouvrait une nature isolée et indomptée. Ses bras se déployaient sur son allègement, âme plongée dans l’immensité de la clairière.

— Et maintenant ? insista Dehol sur un ton inquiet.

— Je n’ai pas été renvoyée chez moi par hasard, songea Julari. Quelles que soient les intentions de Nasparian. La réponse doit se trouver ici.

— Tu en es bien sûre ?

Un rictus germa au coin des lèvres de Julari.

— Absolument pas. Mais si j’ai voyagé pendant des semaines, parcourir mon pays natal devrait être facile. Je connais le chemin vers mon village. Nous devrions commencer par là.

Avant de s’engager, Julari se tourna vers son compagnon, à qui elle envoya un coup d’œil intrigué.

— Qui est cette Vazelya que Nasparian a évoqué ? se renseigna-t-elle.

Des frissons courbèrent son échine. De la sueur perlait sur son front. Grattant sa nuque, Dehol s’empêcha de fixer sa camarade pendant qu’il se mettait à sa hauteur.

— Tu le découvriras en même temps que ton identité.


*****


N’ayez crainte. Vous ne retrouverez pas Dehol et Julari de sitôt, mais ils sont vivants et en sécurité. Si votre propre sauvegarde vous est précieuse, vous devez vous fier à moi.

Comme un déchirement fendit le sommet de la tour du savoir. Guvinor fut le premier impacté : il s’effondra vers l’avant, se rattrapa sur le dallage disloqué, le visage suintant. Yazden aurait bien accouru, mais la voix pénétra en elle, cisaillant jusqu’aux tréfonds de son esprit. Aux tambourinements de son cœur s’affaiblissaient ses muscles. Ankylosée, ses mains ripaient sur les poignées de ses lames. Muznarie aussi avait tenté de défourailler, chancelante, sauf que son épée avait glissé de sa paume. L’arme cliqueta à côté de Kavel, qui s’était déjà couvert les oreilles.

Seule Nasrik bénéficiait encore du mutisme. À l’écart de ses compagnons, ne sachant vers qui se précipiter en premier, elle balaya impuissante ses environs. Ses réflexes lui dictaient d’aider Kavel et Muznarie, mais une voix intérieure l’entraînait. Chaque foulée résonnait sur la structure, telle une onde se transmettant jusqu’à la figure angoissée. Lors d’un instant fugace, Nasrik échangea un regard avec Guvinor, puis sa vision perdit en netteté.

Il ne demeurait qu’une opaque fumée anthracite, d’où perçaient quelques chiches éclats. Des vibrations se propagèrent autour de Nasrik, transportèrent avec elles un message indistinct. Une succession de phrases fut prononcée en une kyrielle de langues avant que n’apparut la sienne. Alors des paroles sereines chantèrent pour l’apaiser.

Je devais d’abord m’adresser à eux. Bientôt viendra l’heure de briser ces pénibles barrières, mais mon existence m’a enseigné la patience. Ainsi donc nous communiquons ensemble pour la première fois, Nasrik Harana.

Même si assaillait une présence inconnue, son corps avait cessé de s’agiter. Immobile, Nasrik se prêta à l’exercice, quoique dubitative.

— Qui êtes-vous ? lança-t-elle.

Celui qui vous guidera vers le droit chemin, répondit son interlocuteur.

— Si vous êtes de notre côté, pourquoi mes compagnons semblent si impactés ?

Je ne pouvais me contenter d’une simple télépathie. Je devais marquer le coup, me distinguer. Inutile de t’affoler pour eux, je me suis assuré que cette charge mentale ne leur laissera aucune séquelle.

— Vos mots ne trahissent aucun accent… Vous devez être un gardien ! Donc je devrais vous connaître.

Navré, Nasrik, mais plus aucun gardien originel ne vit encore aujourd’hui. Pensais-tu vraiment qu’ils traverseraient les âges ? Tout le monde n’a pas joui du luxe de la stase.

Un sentiment morose enserra la poitrine de Nasrik. Bras le long du corps, elle s’efforça de maintenir son calme, quitte à clore ses paupières. Où qu’elle se situait, cette présence persistait, profonde voix arrimée dans son être. Elle s’élança d’une inspiration.

— Je réitère donc ma question, insista-t-elle. Vos propos sont déjà énigmatiques… Je n’ose imaginer ce que ressentent les autres, eux qui ont encore moins de réponses que moi.

La vérité ne s’exprime jamais avec concision, rétorqua l’inconnu. Vous avez surgi précipitamment, et désormais, peu sont adaptés à ces nouvelles circonstances.

— J’entends bien, mais vous qui semblez si omnipotent, vous devriez connaître les enjeux ! Si je ne reviens pas rapidement auprès de mes parents, ils…

Voilà pourquoi tu dois m’écouter. Tu martèles que le temps vous est compté, alors pourquoi lambiner dans un lieu que vous avez tous déjà explorés, hormis cette corniaude de traductrice ?

— Hé ! Muznarie a pris des risques en nous accompagnant !

Réactive pour la défendre, je constate. Maintenant que ton attention est totale, seras-tu encline à suivre mes conseils ? Il y a un autre endroit que tu connais bien… et que tes compagnons gagneraient à découvrir.

Tant d’endroits apparaissaient dans ses réminiscences. Cogiter prit du temps face à la grandissante impatience de son interlocuteur. Au déclin de l’unité de lieu, le champ de possibilité s’étrécissait de plus en plus.

— Thusred ! s’écria Nasrik.

Voilà ce que je désirais entendre, se réjouit l’inconnu. Aurais-tu oublié ton foyer d’antan, fût-il temporaire ?

— Je n’y ai pas songé directement. Était-ce ce que Tarqla cherchait à me communiquer, par ailleurs ?

Tarqla… Une alliée de confiance à défaut d’être une amie.

— Alors vous la connaissez ? Où se trouve-t-elle en ce moment ? Pourquoi m’a-t-elle déposée aux abords de la forêt de Sinze, au lieu de mon hameau ?

Il fallait que tu rencontres les continentaux, sans quoi nous nous serions vautrés dans l’impasse. Quant à Tarqla, elle patrouille ici et là, et reviendra en temps voulu.

— Au lieu de nous aider directement ?

Tout dépend de ce que tu qualifies d’aide, Nasrik. Mais trêve de tergiversation. La tour du savoir ne vous prodiguera plus de réponse concrète et immédiate. Dirigez-vous vers Thusred au plus vite. Tu leur expliqueras les détails omis jusqu’à présent.

— C’est là que vous vous trouvez ?

Tu l’as deviné. Et aussi cruciale sois-tu pour l’avenir, Nasrik, il y a quelqu’un d’autre avec qui je dois m’entretenir en priorité.

La brume alentour se dissipa en un instant. Nasrik fut projetée vers l’édifice désormais dépouillée de ses secrets, se tenait debout au centre de la foule, encore parcourue de frissons. Transperçant les nuages, la chaleur martela son corps transi alors qu’elle cherchait ses repères, inapte à remuer le moindre doigt.

— Nasrik ? s’inquiéta Kavel.

L’historien secoua sa main juste devant sa figure, et seulement alors son amie bougea. Elle réfréna ses spasmes face aux angoisses d’autrui, figure instable par-dessus une amoncellement d’ouvrages. Acquiescements et sourires eurent tôt fait d’apaiser Kavel, tout comme leurs compagnons, qui avaient recouvert leur calme en l’absence de Nasrik.

Une étrange lueur ondulait encore autour de Guvinor, à côté des frémissements de Yazden. Il se cala sur la mine inquisitrice de Nasrik en premier lieu, avant de s’orienter vers ses autres camarades, trahissant un sentiment de honte.

— Je ne puis vous le cacher plus longtemps, déclara-t-il. Cet homme me parlait depuis quelques temps… Il mentionnait une inévitable rencontre, une destinée. Il affirmait être mon allié et pourtant nourrissait une opinion défavorable de ma personne. Et maintenant, il s’est adressé à chacun d’entre nous.

Aussitôt Kavel et Yazden le foudroyèrent des yeux.

— Vous avez le don pour nous dissimuler des choses, tança l’historien. Même maintenant.

— Bon sang, Guvinor, n’avons-nous pas gagné votre confiance ? ajouta la garde. Je risque ma vie pour vous ! Quand bien même ce serait pour nous protéger… Le savoir est une arme indispensable contre tout péril.

— Je sais ! fit le parlementaire. Mais il reste encore tant d’inconnues… Tout ce temps, il n’a utilisé que des termes vagues, s’abstenant de révéler son identité. Il ne nous informera sur lui que selon ses propres conditions.

— Toujours est-il que cette réticence et cette distance me déplaisent. À l’avenir, Guvinor, je souhaite une honnêteté totale de vous. J’espère ne pas être trop exigeante… Vous savez comment Venior a réagi à l’idée que je vous accompagne encore.

Une étincelle de compassion naquit chez Guvinor sitôt que Yazden se rembrunit. Il s’évertua à la rassurer de son engagement. À force de se raidir, murmurant ses promesses, ses compagnons finirent par le dévisager avec perplexité. L’intruse présence s’était tue, laissait le groupe penaud.

Dans cette incertitude jaillit Kavel, qui posa une main délicate sur l’avant-bras de Nasrik.

— Cet individu a conversé séparément avec toi, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

Nasrik secoua la tête et s’épongea prestement le front exsudant de transpiration.

— Pourquoi seul à seul ? insista Kavel, s’efforçant de faire preuve de tact.

— Eh bien…, bredouilla Nasrik. Il avait des choses… Des choses à dire, oui.

— Tes progrès sont considérables, salua Muznarie. Mais tu as l’air de parler trop lentement pour un ton qui suggère l’urgence. Ne t’en fais pas, exprime-toi dans ta langue, et je traduirai aussi vite que possible.

Même dans sa langue natale, il s’agissait pour elle de peser ses mots. De satisfaire cette nuée inquisitrice qui la cernait, quand bien même l’empathie se glissait sur des mines attendries. Forte du soutien de Kavel et Muznarie, Nasrik se détendit, se racla la gorge, et enfin brisa le silence :

— La tour du savoir contient une montagne de livres où sont inscrits des informations primordiales. Mais il y a un endroit où nous obtiendrons des réponses plus directes. Il s’agit de la cité de Thusred. Là où nous avions vécu autrefois, avant qu’il ne devienne le foyer de nos protecteurs. C’est depuis cet endroit qu’ils contrôlaient notre stase. Qui que soit cet individu, il a raison sur cet aspect : nous y apprendrons l’histoire manquante. Cet intervalle de soixante-sept mille ans.

Une vertigineuse sensation l’enveloppa. Plus Nasrik avançait dans son discours et plus elle frissonnait, si bien que Kavel dut la stabiliser. Même son intervention n’empêcha guère son cœur de cognercontre sa cage thoracique. Grâce à lui, néanmoins, elle finit par se calmer. Par se bercer de la traduction de Muznarie, bien que sa compréhension fut seulement partielle.

Sitôt la soldate eut-elle terminé que Yazden tressauta, striée par un éclat insoupçonné.

— L’histoire manquante ! songea-t-elle. Cela inclut les décennies précédentes ?

— Je suppose, fit Muznarie.

— Ne tardons plus. Pour moi, il s’agit de comprendre les circonstances complètes derrière le trépas d’Onjuril Seran. Pour vous, il s’agit de démêler un passé autrefois inaccessible.

— Et qu’en est-il de Dehol et Julari ?

— Je ne sais pas… J’espère qu’il dit vrai et qu’ils sont en sécurité. Peut-être n’aurions-nous dû pas nous séparer d’eux.

Sa propre impulsion contrastait avec l’immobilisme d’autrui, muré dans leurs réflexions. Un souffle intense remontait la structure pour s’abattre sur eux, mettait en exergue l’orbe étiolée par-delà le savoir morcelé. De silencieuses persuasions se perdirent jusqu’au moment où Yazden croisa les yeux de Guvinor. Lui-même s’orienta vers le contrebas hors de vue, exhalant un long soupir.

— Plus rien ne nous retient ici, décréta-t-il. Souvenez-vous que le temps nous est comptés. Que nos peuples doivent s’unir incessamment.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0