Chapitre 21 : Assaut subreptice (2/2)

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— Pourquoi revenir après des adieux si émouvants ? demanda Wixa.

— Parce que je n’étais pas prête à te dire au revoir, répondit Héliandri.

Toutes deux s’étaient recluses à l’écart de l’île. Le long de la calanque se dévoilait la richesse de la mangrove, une flore exubérante sur laquelle grimpaient de fines particules magiques. Parfois l’envie les prenait de se perdre dans cette vue idyllique. D’immerger leurs pieds sur les tièdes eaux turquoises, quitte à ce que des algues s’entortillassent autour de leurs chevilles.

À la place, Héliandri s’enfermait dans ses réflexions. Elle était assise sur la roche jaspée de coraux, mains enroulées autour de ses genoux, écoutant les vagues lécher le sable iridescent. De temps à autre, quelques gouttes aspergeaient sa figure et s’égouttaient de son arcade sourcilière, une fraîcheur bienvenue face à sa sueur permanente. S’essuyant le front, elle remarqua l’air mélancolique de sa partenaire, et ne put s’empêcher de l’imiter.

— À quoi bon s’entêter ? lança Wixa. Je ne suis plus la même. Ne cours pas après un fantôme, Héliandri.

— C’est ce que tu affirmes, rétorqua Héliandri. Et si tu te trompais ? Et si, malgré tes nouvelles capacités, l’âme qui vibre en toi reste la même ? La fougueuse aventurière, désireuse de percer les mystères de Menistas et au-delà.

— Alors tu es trop optimiste. Cette épreuve m’a changée à jamais. Je voulais que nous nous séparions en bonne et due forme. Nos chemins n’étaient pas destinés à se rencontrer de nouveau. Et surtout pas aussi tôt.

D’une légère tape sur l’épaule, Héliandri incita sa partenaire à la fixer, laquelle ne s’exécuta qu’à moitié.

— Trente ans à voyager ensemble ! s’exclama-t-elle. Ça ne se règle pas d’une conversation.

— Obstinée comme toujours, constata Wixa, s’efforçant de sourire. Tôt ou tard, nous devrons l’admettre. Mon enthousiasme excessif m’a coûté la vie.

— Ne regrette pas ce que tu étais ! Même si tu as commis une erreur, tu restes mon amie.

— Une erreur qui a tout changé. Qui rend impossible tout retour en arrière.

Avant que sa camarade ne pût objecter, Wixa ouvrit ses paumes, desquels de chiches étincelles grésillèrent. Des plis se formèrent sur sa figure à mesure qu’elle contemplait le flux danser autour de ses poignets.

— Regarde-moi, murmura-t-elle. Je suis méconnaissable. J’aurais voulu continuer à explorer des ruines, aussi longtemps que mes jambes me porteraient. Mais je l’ai dit et je le répète : aujourd’hui, mon but est ailleurs.

— Qui t’a inculqué cela ? fit Héliandri. Nasparian ? Tu n’as toujours pas compris qu’il est indigne de confiance, avec tout le sang qu’il a sur les mains ?

— J’ai de plus en plus de doutes à son sujet. En un sens, tu devrais être heureuse que ma nouvelle quête m’éloigne de lui. Mais il est toujours celui qui m’a ramenée à la vie. Et il n’a pas tort sur tout.

— Peu importent où tes ambitions du présent te mènent. Ce faisceau de lumière m’a attaqué dans mes rêves, Wixa. Qu’étais-je censée faire, couler mes vieux jours à l’auberge ? Pas que Shano serve de la mauvaise bière, mais tu me connais plus que n’importe qui. Impossible pour moi de rester passive.

Tout ce temps, Héliandri n’avait pas lâché l’avant-bras de Wixa. Par ce contact, elle ressentait la magie se diffuser jusqu’à elle, affaiblissant l’importune chaleur. L’allègement serait bienvenu s’il n’était pas accompagné du rembrunissement.

— Que tu le veuilles ou non, affirma Héliandri, nous allons emprunter la même route. Si l’ancienne Wixa existe encore, je la trouverai. Si elle a été entièrement remplacée par quelqu’un d’autre… ma foi, je ne vois pas le problème à nouer une nouvelle amitié avec elle.

Wixa ressentit un pincement au cœur. Elle brûlait de s’éterniser là, à écouter les histoires de sa camarade d’autrefois, acquiesçant voire riant à gorge déployée. Toutefois son devoir l’encouragea à se redresser. Debout sur les rochers, elle se heurta à la déception de Héliandri.

— Reste plus longtemps, supplia son amie.

— C’est toi qui as insisté pour discuter, dit Wixa.

— Ton absence a laissé un vide en moi. Imagine un peu : trois décennies sans nous séparer ! Nous dormions dans la même chambre ! Et maintenant, nous ne pouvons pas avoir un dialogue de plus de quelques minutes ? Je ne suis pas prête à un changement aussi radical.

— Si ça peut te rassurer, nous nous reverrons assez vite.

— Cette fois, ce sera différent. Tu as bien vu toutes les forces en œuvre. Militaires, diplomates, marins et nobles par centaines. Quand est-ce que nous voyagerons juste nous deux, comme au bon vieux temps ?

— Ces jours-là sont révolus, Héliandri.

Une larme coula des yeux lumineux de Wixa, qu’elle refusa cependant de montrer à son interlocutrice. Déjà elle avait le dos tourné, parée à cheminer à travers la jungle. Rien ne perturbait sa stature, pourtant Héliandri perçait au-delà de sa stabilité apparente.

— Je chérirai à jamais nos souvenirs ensemble, déclara-t-elle. Quoi qu’il survienne par la suite. Wixa, en tant que guide, tu as déjà accompli beaucoup. Offrir un foyer aux terekas… Peut-être que l’aventurière de jadis sommeille encore en toi. Peut-être que tu sauras concilier ces deux parts de toi-même.

— J’apprécie. Sache que même si ce n’est pas le cas, cette partie de moi survivra en toi.

Il n’y eut qu’un discret acquiescement avant l’éloignement. Un bruissement, un clapotis,

mais pas le moindre murmure. Héliandri se consacrait à la contemplation du panorama pendant que Wixa disparaissait dans la mangrove, ignorant ses invitations à marcher ensemble.

Longtemps la mélancolie persista, composante à part entière de l’air humecté.

L’aventurière esseulée s’approcha de la mer. Chaque foulée était mesurée, lui prévenait une chute sur l’espace entre les roches. Plus le vent salé s’infiltrait dans ses narines et plus ses membres se détendaient et ses muscles se relâchaient. Progressivement, elle conquerrait cet environnement, non pour y dénicher ses secrets, mais pour chasser toute intruse pensée.

Retirée dans l’immensité, ou du moins le pensait-elle. À force de plisser les paupières, elle devinait les contours de l’horizon azuré, où brimbalaient caraques et galions. Elle brûlait de s’engager dans les eaux tièdes, du sable agglutiné à ses mèches, ses lèvres piquées par un goût salé. À cela elle préféra demeurer sur la richesse, contemplative silhouette figée. Elle opta pour le répit, pour la quiétude, sa tunique oscillant sous les rafales maritimes, sa vue parfois drapée par ses cheveux rabattus par le vent.

Tant qu’elle lambinait là, ses revendications se dissiperaient dans le vide. Des minutes entières s’écoulèrent pourtant sans qu’elle ne se mût. Héliandri luttait en permanence pour ne pas sombrer dans ses souvenirs, s’accrochant aux rares présences assez proches. Sur la péninsule, à l’est, les contours d’un village se dessinaient, toutefois trop éloigné pour y apercevoir quoi que ce fût. Plus près, Amathane et Phiren aspiraient à leur propre tranquillité. Dans leur étreinte prolongée se succédait un interminable série de baisers, entrecoupés de susurrements que l’aventurière ne pouvait pas saisir.

Héliandri exhala un long soupir. De récentes réminiscences apparurent, l’encouragèrent à précipiter son retour. Elle regagna bientôt l’orée de la jungle, décidée à suivre les foulées de Wixa. Hormis le fracas des vagues, hormis l’amplification du vent, il régnait un calme absolu aux alentours. Héliandri chérirait ce moment jusqu’au retour des responsabilités.

Une dague lumineuse s’arrêta à quelques centimètres de son cœur.

Comme sclérosée, Héliandri vit son existence défiler. Devant elle tressaillait la véloce ennemie, elle aussi immobilisée. Wixa s’était interposée, sa main gorgée de flux agrippant le poignet de Loureja.

— Mais ! grogna l’assassin. Il n’y avait personne ! Espèce de…

Wixa fit une clé de bras à Loureja, puis l’éjecta d’une projection magique, si bien qu’elle atterrit lourdement à quelques mètres d’elle. Elle se perdit en râles tandis que le sol râpait son dos. Sans la lâcher des yeux, Wixa s’enquit de son amie, davantage ébranlée qu’effrayée.

— La voilà finalement, grommela Héliandri.

— Qui donc ? s’inquiéta Wixa. Tu avais une assassin à tes trousses et tu ne m’as rien dit ? À quoi pensais-tu ?

— J’attendais que les circonstances se présentent. On dirait qu’elles ont été précipitées. Je n’étais pas sa première cible, en plus. Mais maintenant, tout s’explique.

Toutes deux étudièrent l’assassin qui se tordait de douleur. La lame vibrait à leurs pieds, précieux outils hors de portée de Loureja. Une vive haine creusait des rictus sur son faciès à défaut de se matérialiser en intelligibles paroles.

— C’est injuste ! maronna-t-elle. Tout était parfait. Tu étais à ma merci, avec pour seuls témoins mes imbéciles de frère et sa compagne. J’étais invisible, prête à frapper ! Comment ai-je pu être arrêtée ?

— Il semblerait que mon amie surpuissante a su détecter cette menace, répliqua Héliandri avec un sourire narquois.

— Ces forces n’étaient pas censées être insurmontables ! Je devais être celle qui occit la célèbre, omniprésente aventurière !

— Si tu fanfaronnes, c’est que tu as encore de l’énergie.

Ce disant, Héliandri ramassa la lame, impulsée par sa propre rage. Sur son chemin s’interposa Wixa.

— Pas si vite ! implora-t-elle. Elle est encore si jeune…

— Hilarant, commenta Héliandri. Nous nous sommes rencontrées dans notre auberge, Wixa. Et cette Loureja, bougonnant à nos pieds, proclamait fièrement avoir dix-neuf ans et donc être en âge de boire de l’alcool. J’en déduis qu’elle a aussi l’âge d’apprendre la douleur.

Rien ne la réfrénait, nul ne pouvait s’interposer. Héliandri enfonça la dague sur la cuisse de Loureja, dont le hurlement déchira les environs. Des pleurs souillèrent même son visage sinon intact, contraignant l’assassin à grincer des dents, à se mordiller des lèvres. Une plaie écarlate se créait autour de l’éclat purpurin, dans l’ombre d’une aventurière déridée.

— Héliandri, je ne te reconnais pas là ! s’indigna Wixa. Jamais tu ne t’es montrée aussi sadique.

— Sadique ? s’étonna sa camarade. Je mets juste hors d’état de nuire celle qui a voulu me tuer. Si elle était plus âgée, je l’aurais déjà égorgée.

— Peut-être que tu devrais, lâcha Loureja. Tu as déjà assez de problèmes, tu ne voudrais pas une assassin vengeresse en plus, n’est-ce pas ? Tu gagnerais à ne pas me sous-estimer.

— C’est toi qui m’as sous-estimé, gamine. À imaginer que j’étais une cible facile.

— Sans l’intervention de ta partenaire, tu serais morte !

— Nous n’avons pas le temps de nous perdre en scénarios imaginaires. Ton silence serait préférable.

La simple vue de l’assassin, fût-elle souffrante, suffisait à bouillir le sang de Héliandri. Ce pourquoi elle se riva vers Wixa, dont la mine tarabustée l’incitait à se détendre. Elle passa outre les borborygmes de Loureja, retourna vers la mer si brièvement quittée.

Et rencontra alors Phiren et Amathane.

— C’est elle ! s’écria Phiren en claquant des dents. Ma sœur.

— Reconnue et neutralisée, se vanta Héliandri en haussant les épaules.

— Il vaut mieux s’en assurer, déclara Amathane.

Elle flanqua son pied sur l’abdomen de Loureja, qui se tordit outre mesure. Chaque fois qu’elle avisait son expression meurtrie, réduite à haleter, la collectionneuse appuya davantage.

— Il enchaîne les cauchemars à cause de toi ! tonna-t-elle. Enfin nous nous retrouvions, profitant du moment

— Il n’avait qu’à pas trahir notre famille, répliqua douloureusement Loureja. Mais bourrine comme tu es, en dépit de ta prétendue finesse, tu ne pourrais pas saisir. Étrangle-moi ou brise-moi en deux, tant que tu es rapide et efficace.

— Non. Tes provocations ne fonctionneront pas avec moi. Je suis collectionneuse, pas assassin.

— Ta vertu hypocrite aura raison de toi. Je suis une fière membre de la guilde des assassins de Parmow Dil !

— Et la justice de Meruviat s’occupera de ton cas. Estime-toi chanceuse que la peine capitale a été abolie depuis belle lurette, mais tu ne reverras pas la lumière du jour de sitôt.

— Rien ne m’arrêtera. Pas même une cage.

— Tu dois grandir, jeune fille. Surpasser tes pulsions meurtrières. Un conseil que je te donne pour ta propre survie, pas parce que je ressens la moindre compassion pour toi.

Un crachat conclut son discours. Par rapport au fluide vital jaillissant de l’entaille, le glaviot paraissait minime, et pourtant contribua à faire grincer Loureja des dents. Lentement, Wixa extirpa la dague et la soigna d’un sort, non sans l’immobiliser en priorité. Pendant ce temps, Amathane revint auprès de Phiren, lequel s’effondra dans ses bras.

— Elle ne te fera plus de mal, souffla-t-elle en lui effleurant le haut du dos.

Ils se maintinrent dans un enlacement prolongé, où seule leur présence importait, où Loureja n’inspirait guère plus la terreur. Aux yeux de Héliandri, ce fut une inspiration. Une invitation à retourner d’où elle était partie. Que ce fût une courte trêve ou une longue sérénité, elle éprouvait déjà un sentiment de nostalgie pour ce moment qu’elle échouait à répliquer.

Une fois Loureja hors d’état de nuire, limitée à cracher des injures, Wixa s’approcha de sa partenaire. À peine eut-elle effleuré son bras que Héliandri la fixa, accablée.

— Seulement maintenant je réalise les implications, murmura-t-elle. J’ai laissé mon instinct dicter au geste pour éviter de réfléchir à la situation. Héliandri Jovas, première cible des assassins après Guvinor Heï Velham. J’espère qu’il va bien. Et le gamin aussi.

Héliandri marqua une pause durant laquelle elle sonda Wixa. Sa partenaire de toujours ne put lui répondre, devait se contenter de secouer la tête avec assurance.

— Dis-moi, fit Héliandri. Combien d’obstacles se dressent encore entre nous et les réponses ?

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