Chapitre 22 : L'information et le danger (1/2)

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— Madame la rectrice, interpella Marex, vous devez hélas vous faire une raison. L’amie que vous connaissiez n’est plus. Elle a cédé sa place à une véritable menace… et une meurtrière qui ne s’assume pas.

Devant une esthétique pile de livres, derrière un bureau en cipolin tout autant organisé, Ferenji s’était redressée sur son fauteuil. Son visage apparaissait plus opalin encore qu’à l’accoutumée ; et des rides s’y étaient multipliées. D’abord elle avait plaqué ses coudes sur la table, désormais elle tirait sporadiquement ses nattes nacrées d’une main, tapotait son collier ambré de l’autre. Jamais n’avait-elle replète, mais elle flottait dans son surcot dépourvu de motifs. Des bras tremblants soutenaient le bol rectangulaire duquel s’exhalait le fumet d’un bouillon amer. Ferenji en avala une gorgée, s’interrogeant sur la réponse adéquate. Celle qui neutraliserait des érudits face à elle. Celle qui effacerait leur transpiration abondante et décrisperait leurs mains sur les accoudoirs lambrissés de leur siège.

— Même si ce que vous dites est vrai, songea-t-elle, Vazelya garde quand même certains principes, non ? Je refuse de croire qu’elle tomberait aussi bas.

— Peut-être qu’elle cherchait juste à nous effrayer, dit Therog. Comprenez, madame la rectrice, que je n’ai pas envie de vérifier cette hypothèse.

— Je ne vous en exige pas tant.

— Nous prenons déjà un risque ! Pourquoi avoir autant insisté ? Pouvez-vous seulement assurer notre sécurité ?

Ferenji faillit tousser en avalant son bouillon de travers. Délicatement, elle déposa le récipient sur le bureau, retarda le moment où les explications étaient réclamées. Une vague de peur déparait les traits de ses interlocuteurs, occultant leurs accusations de vive voix, si bien qu’ils se soutenaient l’un l’autre.

— Mon mode de vie me rattrape ? fit la rectrice. Persuadée qu’entre quatre murs, et déjà un âge avancé, rien de grave ne peut m’arriver. Et en me conduisant ainsi, je vous projetterais une traîtresse de sérénité ?

— Vous n’étiez pas là, répliqua Marex. Quand Vazelya tenait mon meilleur ami en otage. Quand elle formulait ses néfastes ambitions, persuadée d’être dans le juste.

— Et donc il me serait impossible de vous comprendre ?

— Elle a trompé tout le monde pendant des décennies, il n’y a pas de honte à ressentir, madame la rectrice. A-t-elle seulement laissé des indices accidentels ? Elle qui affirmait être un parangon de moralité, elle a dû exprimer son sens particulier de la justice, fût-ce par accident ?

Therog et Marex s’accrochaient à une réponse que Ferenji peinait à exprimer. Plusieurs tentatives, réduites à des balbutiements, les frustrèrent tant que la rectrice dut reculer de son siège. Les paroles de jadis ressurgirent finalement dans son esprit, plissant son front lustré.

— Vazelya a toujours été catégorique dans ses propos, se rappela-t-elle. J’y voyais là d’intéressantes réflexions de quelqu’un lassée par l’indécision du pouvoir. Parfois, oui, d’aucuns exprimaient ses doutes quant à ses méthodes jugées si vagues. Partout où elle passait, le mal disparaissait, du moins l’affirmait-on.

— Nous aurions dû nous douter de ses véritables intentions ! s’exclama Therog. Surtout si elle restait évasive sur ses actions.

— Il est aisé de regretter maintenant. Mais après que la vérité ait éclaté, des guildes de mages du Nirelas et nos pays limitrophes ont été sans équivoque : le sortilège d’oubli employé par Vazelya est banni depuis des siècles. Ironiquement, il est… eh bien, tombé dans l’oubli. Peu de mages en ont connaissance, et encore moins sont capables de le maîtriser. Vazelya n’a pas menti à ce sujet : elle est extrêmement douée dans l’art de la magie.

— D’où la menace existentielle qu’elle représente, lâcha Marex.

Un frisson tarauda Therog, se propagea jusqu’à Ferenji. La pression l’accabla tant qu’elle se leva de son fauteuil et exécuta une volte-face. Une impulsion la dirigea jusqu’à la baie vitrée, une tension l’entravait. Par-devers un tressaillant duo d’académiciens se tenait une rectrice dont chaque geste trahissait l’irrésolution. À force de contempler les helendars cerclant le campus universitaire, baignant dans la nitescence matinale, elle trouva un brin d’inspiration.

— Nous sommes fixés, murmura-t-elle. Vazelya est imprévisible, semant le doute où qu’elle surgisse. Quand je pense que Kavel est retourné là-bas, encore endeuillé par le crime qu’elle a commis… Quelles options s’offrent à nous ?

— À vous de nous le dire, répondit Therog. Il me coûte de l’avouer, mais vu ce qu’il m’est arrivé, je ne peux le nier… Nous ne sommes pas armés face à elle.

— Personne ne l’est, rétorqua Marex. Therog, ne culpabilise pas. J’aurais tout à fait pu être à ta place…

— Je refuse qu’un tel malheur te frappe !

Du baume emplissait le cœur de Ferenji en les écoutant. Parfois elle se retournait pour mieux aviser leurs sentiments, mais elle persistait à se maintenir en face de leur vitre. Joignant les mains derrière le dos, s’inclinant légèrement, la rectrice songea aux ouvrages qui trônaient aux périphéries de sa vision.

— Je me suis bornée à envoyer les autres en danger, regretta-t-elle. Convaincue que mes talents seraient mieux employés à l’intérieur de cette tour, sinon confinée à l’université. Serait-ce de la lâcheté de ma part ?

— Ne vous flagellez pas ainsi, madame la rectrice ! s’opposa Marex.

— L’auto-critique est la voie de l’amélioration. Loin de moi l’idée de me détester. Juste de puiser dans la motivation. Therog, Marex, notre rôle sera capital pour les années à venir. Les dictons affirmant que le savoir est une arme peuvent paraître surannés, mais ils détiennent une part de vérité.

À peine Ferenji remarqua le coup d’œil intrigués de ses protégés, tant elle se rivait vers le panorama, îlot de stabilité au centre de ses incertitudes.

— Vous n’avez pas d’autres choix que de vous soumettre à la volonté de Vazelya, dit-elle. Si la situation semble désespérée, nous pouvons toutefois en tirer avantage.

— Comment ? demanda Therog. Toute information collectée servira à Vazelya !

— Et elle nous servira également. Considérez les faits de cette manière. Quels sont les derniers événements parvenus à vos oreilles ?

Dubitatifs, Marex et Therog se consultèrent. Circonspects, ils étaient tentés de lever, mais leur rectrice demeurait cette silhouette se découpant dans la clarté matinale, une figure à laquelle ils se fiaient envers et contre tout.

— Une flotte mercenaire a été coulée aux abords du Ryusdal, rapporta Therog. Le Khanugon et l’Ossora rejettent toute responsabilité, pendant que le Nirelas a été en première ligne pour les dénoncer. Pendant ce temps, la reine Cluneï du Sewerti a officiellement annoncé que son pays serait un « havre de paix » pour les terekas, dans un contexte de tension grandissante avec ses voisins. Il semblerait que, fussent-elles insulaires ou continentales, nos contrées n’ont pas été aussi divisées depuis un moment.

— Et donc nous devons documenter, marmonna Marex. Ne surtout pas prendre position, sinon nous outrepasserons notre rôle d’académicien. Sauf que le parlement khanugonais a récemment adopté une résolution interdisant l’entrée des terekas dans leur territoire. Des reliques d’un ancien temps n’ayant pas leur place dans leur présent, estiment-ils ! Ils affirment même que les terekas n’auraient pas le droit de transiter par leur pays pour atteindre des îles plus favorables à leur présence. Les implications sous-jacentes de ces déclarations m’inquiètent.

— Si seulement cela se limitait au Khanugon. Mais même au sud de Menistas, la Shéranie et l’Argalie connaissent des temps troublés. Les terekas y vivent en relative paix, mais de nombreux diplomates ont été retrouvés morts, et les rumeurs parlent même de politiciens qui n’hésitent pas à faire appel à des guildes d’assassins. Et derrière leur façade accueillante, ces pays lorgnent du côté des terres émergées, dont ils revendiquent la partie la plus proche de leurs côtes.

— Même à Nirelas, la paix semble instable. Le parlement a récemment approuvé un financement accru de l’armée nirelaise, Sherzah Heï Voldi invoquant le droit à la légitime défense compte tenu des circonstances exceptionnelles. Prax Heï Nézomal, quant à lui, fustige Guvinor Heï Velham pour ses absences prolongées et suggère même de le bannir de son poste, ce qui a engendré des débats virulents. Vous avez votre propre expérience avec Prax, madame la rectrice, il m’a donc semblé judicieux de le mentionner.

Sitôt son passé évoqué que Ferenji daigna se tourner vers les érudits. Pas après pas, un sourire grandissait sur son visage. Bientôt l’allègement conquit toute la pièce, surtout lorsqu’elle constata la tranquillité avec laquelle Marex et Therog avaient conversé. Elle écarta le siège sur son chemin, et les observa avec une étincelle de fierté, les mains agrippées au rebord de son bureau.

— Voilà ce que je désirais entendre ! se réjouit-elle.

— Un concis et abrupt résumé des événements récents ? douta Therog.

— Vous agissez comme vous-mêmes. Même si c’était temporaire, la peur ne vous a pas ralentis. À présent, il ne vous reste plus qu’à immortaliser ces faits de votre plume, et de les structurer par leurs connexions.

— Donc vous confirmez que nous devons procéder exactement comme prévu ? demanda Marex. Nous devons faire ce que Vazelya exige de nous ?

— Pour toutes les raisons que j’ai évoquées. J’ignore quand sera sa prochaine apparition, mais nous la devancerons au moins pendant un temps. Revenez ici, à mon bureau, dans une semaine, et nous déciderons de la manœuvre à suivre.

Une kyrielle de questions hantait encore le duo d’académiciens au moment où ils quittèrent la pièce. Leurs foulées résonnaient sur le verre du puit vitrée à leurs pieds. Peut-être escomptaient-ils un revirement, car ils s’en allaient avec une lenteur excessive, adressant un discret signe d’adieu à leur rectrice, et claquèrent la porte sur un geste trop mécanique pour être naturel.

En dépit de sa façade sereine, Ferenji pâlit davantage une fois ses protégés hors de sa vue.

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