Chapitre 23 : De fragiles fondations (1/2)
Un grondement contre la tranquillité. Une secousse ébranlant une zone considérable. Peut-être qu’aucune fissure ne lézardait les demeures, mais des hurlements poignaient çà et là. Peut-être que nulle faille ne dilacérait le hameau, mais le séisme s’accompagnait d’âpres séquelles. Plus de frayeur que de malheur, et néanmoins les habitants mirent du temps avant de s’en remettre.
Sharialle s’était accrochée aux roches parsemées autour d’elle. N’était sa stabilité, elle aurait glissé le long de la déclivité avant de se ratatiner sur la plage en contrebas. Une peur tangible avait noué son estomac et resserré son organe vital, si bien que son front dégoulinait encore de sueur longtemps après les faits.
Haletante, déboussolée, la générale s’en remit à ses repères. À la sculptrice en face d’elle, petite ludrame engoncée dans un bistre tablier. À l’artiste débordant d’énergie, dévoilant ses dents jaunâtres en permanence, et qui avait à peine cillé lorsque Sharialle avait cru sa fin survenir. Elle s’était tenue sur les jambes de son ébauche de statue, son poinçon tournoyant entre ses doigts.
— Lygaran ! appela la générale. Tu es blessée ?
Malgré la situation, Sharialle était contente de savoir prononcer quelques mots dans sa langue, surtout quand ses paroles furent récompensées d’un sourire. Pas la moindre vague de peur n’avait enveloppé Lygaran tant elle s’attelait à sa tâche avec diligence. Elle décocha même coup d’œil guilleret à l’intention de la militaire.
— Bien sûr que non ! se vanta-t-elle. Nous autres, nous avons connu bien pire. Je ne comprends même pas pourquoi certains ont crié !
Sharialle croisa les bras tout en inclinant la tête.
— Je disais, persista Lygaran, pas de danger pour nous ! Tu comprends ?
— J’essaie, bredouilla Sharialle, embarrassée.
— Et tu ne te débrouilles pas trop mal. Je n’ai jamais vraiment su si notre langue était difficile à comprendre. Avant tout ça, il n’y avait que celle-là à apprendre !
Lygaran se fendit d’un court rire que Sharialle rejoignit timidement, après quoi elle se cura le nez et enroula plusieurs de ses mèches frisées et cendrées autour de son oreille.
— Si Aznorad a insisté pour que tu passes ton après-midi avec moi, songea-t-elle, ça doit valoir le coup. Vu ton accoutrement, tu dois te débrouiller avec certains outils, mais pas forcément les mêmes que les miens. À moins qu’il faille apprendre autrement ?
Suite à un soupir, Lygaran observa son maillet reposant dans sa boîte à outils du coin de l’œil. Elle demanda à la générale de lui apporter, laquelle s’exécuta promptement, puis recula pour mieux détailler la gestuelle de son interlocutrice. La rapidité avec laquelle la sculptrice plissa son œil. L’adressa avec laquelle elle posa le poinçon. La force avec laquelle elle frappa de son marteau. Entre léger fracas et fredonnements, une nouvelle quiétude habitait désormais les environs.
Sharialle en éluderait presque ses inquiétudes. Un sentiment d’allègement se transmit sur ses membres, l’encouragea à échanger avec l’artiste. Même si elle peinait encore à s’exprimer dans sa langue, Lygaran évitait autant que possible de la juger, ni de se plaindre de la lenteur de son débit.
En pratique, cependant, la sculptrice monopolisa la parole. Seulement lorsqu’elle était concentrée, bâtissant son œuvre martèlement après martèlement, gratifia-t-elle la générale d’un silence propice aux réflexions. Sa routine consistait à s’éponger le front, avaler quelques gorgées de sa gourde ferrée, avant de lorgner du côté de Sharialle, son faciès illuminé d’un sourire honnête.
— Pas forcément besoin d’avoir un but, lâcha Lygaran. Ta compagnie me fait déjà du bien.
— Vraiment ? demanda Sharialle.
— Bah oui, tu ne me crois pas ? On m’a raconté que tu étais une générale respectée, qui campe avec son armée dans la forêt au nord. La petite soldate qui parle notre langue, Muzrie je crois, a même dit que tu avais une adorable petite fille. Elle s’appelle comment ?
— Ma fille ? Parza.
— Un nom aussi charmant qu’elle, j’en suis certaine ! Tu sais, Sharialle, je ne suis pas encore sûre si je veux avoir des enfants… Avant de commencer notre stase, mon compagnon et moi avions décidé de reporter notre décision à après. Un petit délai de soixante-sept mille ans !
Bien que Lygaran se tordît derechef, une onde de frissons la trahit, suivie d’une sensation de vertige. Sharialle entreprit de la rattraper, mais la sculptrice recouvrit l’équilibre sur le socle, soufflant de soulagement.
— Ne te tracasse, j’ai dit ! s’amusa Lygaran en flanquant un coup de coude à la militaire. J’ai juste… quelques nouvelles que je n’ai pas fini de digérer.
— Quoi donc ? interrogea Sharialle.
— Il est parti. Mon cher et tendre. L’appel de l’aventure, la curiosité, appelle ça comme tu veux, le résultat est le même. Et impossible de savoir quand il reviendra, vu qu’il gambade sur un archipel qui représentait nos horizons, dans le temps. Encore heureux qu’il ne s’est pas lancé vers Menistas, là j’étais sûre de ne jamais le revoir !
Lygaran essuya une larme, résidu d’un éclat déclinant. Il lui suffisait toutefois de s’orienter vers Sharialle et elle s’ébaudissait de la simplicité de son expression. Des rictus de confusion sillonnait la figure de la générale, qui s’exprimait uniquement par courtes phrases, d’où des bribes de consolation jaillissaient.
— Il va bien, dit-elle. J’en suis certaine.
— Moi aussi ! s’exclama l’artiste. Je n’ai pas la moindre raison d’en douter.
— Mais… Pourquoi rester ici, alors ?
— Parce que je suis sédentaire dans l’âme, je suppose. Si je suis avec lui, ce doit être car nous avons su compenser nos différences. C’est que je m’inquiète un peu pour le bougre, quand même.
— Je comprends.
— Évidemment, ton mari et ta fille doivent te manquer aussi, même s’ils ne sont pas tellement loin. Enfin… Toute cette histoire, c’est difficile, ça me dépasse. Notre peuple se morcèle, certains ont envie de découvrir ce monde. Et ce n’est pas à moi de les empêcher, ni même de les empêcher, ni même de décider. Je me contente de préserver notre héritage à ma façon. J’imagine que c’est déjà pas mal.
Les mots chantaient dans la tête de Sharialle même si elle n’en saisissait pas toute leur signification. C’était une mélodie prompte à l’adoucir, à repousser d’intruses pensées, fût-ce le temps d’une réplique, d’un acquiescement. C’était un répit dont elle espérait profiter, au moins jusqu’à achèvement du travail journalier.
Des minutes durant, la soldate contempla l’artiste. Chacun de ses mouvements imprimés avec une dextérité exemplaire, alors que le bruit du poinçon se répéta sans turlupiner. Peu à peu, la statue prenait forme, apportait des dimensions au corps de pierre. Sharialle s’abandonna à ce rituel, comme si rien d’autre n’importait à l’instant, voire même au-delà. À peine sentait-elle les rafales maritimes mordre ses joues. Tout juste sourcillait-elle à la bruine humectant sa cape. Pas même ne réagit-elle au parfum aigre et salé piquant ses narines. Dans le mutisme elle apprenait, échangeant avec son interlocutrice, laquelle tendait sa main en représentante de sa communauté.
Un vent contraire souffla derrière elle.
À brûle-pourpoint, Sharialle réalisa une volte-face, et de justesse attrapa la lame en plein vol. Elle dut maintenir une ferme grippe comme son adversaire fusait. Alors que ses doigts s’enroulèrent autour de la poignée, une lueur miroita jusqu’à sa prunelle et l’exhorta à en appeler à son instinct. Sharialle se mut à dextre, évitant la première estocade, mais son opposante pivota en une fraction de secondes.
Seulement quand les armes s’entrechoquèrent reconnut-elle Bisaraj. Genoux ployés, yeux dilatés, elle toisait intensément la générale.
— Mais que faites-vous ? s’alarma Lygaran en s’interrompant.
— Du calme ! fit Bisaraj. Il s’agit juste d’un entraînement. Retourne à ton travail, ce duel ne concerne que nous deux.
— C’est une attaque surprise, à quoi pensez-vous ? Vous auriez pu la blesser !
— Sharialle aurait-elle été nommée générale si elle ne savait pas anticiper un assaut sournois ? Rapidement, efficacement. Je trépignais à l’idée de la voir batailler.
Stria un éclair de détermination sur Bisaraj au moment où elle fondit sur son adversaire. Lygaran sursauta, guère Sharialle, puisqu’elle avait déjà brandi sa lame temporaire, lui permettant de bloquer de plus belle.
Longue mais légère, l’arme fendit l’air avec fluidité. Sharialle favorisait toutefois un style à deux mains, là où son Bisaraj alternait entre chacune d’elles. Aux yeux de la guerrière, il s’agissait de déstabiliser la générale. Chercher une faille dans sa garde, repérer une faiblesse entre ses véloces parades. Les tentatives se multiplièrent à une cadence frénétique, tantôt succédées d’esquives, tantôt de puissantes collisions.
Bisaraj et Sharialle tournoyèrent autour de l’autre, s’interrompant chaque fois que reprendre leur souffle leur était nécessaires. À ces moments elles se jaugeaient, à ces instants elles s’étudiaient. Chaque geste qu’elles imprimaient constituait l’opportunité de se découvrir. Une vive foulée vers l’avant, une dérobe à sénestre, et les lames se rencontraient sur une nuée d’étincelles. La danse se poursuivait inlassablement, parfois entrecoupée d’halètements, mais jamais ne faiblit.
La militaire refusa de céder. Ses jambes eurent beau tressaillir, ses tempes eurent beau se lustrer de sueur, elle ignora ce signal pour s’élancer. Quitte à frôler la pointe d’une lame pernicieuse, quitte à se heurter aux silencieuses injures de la guerrière, elle s’immergerait dans les dangers de l’exercice. C’était comme si le vent la portait et amplifiait ses attaques. Comme si les voix alentour s’étaient affadies, occultées par un bourdonnement salvateur. À proximité de Bisaraj, elle s’imaginait la désarmer, la renverser d’un coup de botte bien placé.
Mais son adversaire résistait aussi. Gardait le rythme au mépris de ses efforts. Il lui suffisait de se courber, de dévier la lame, et ses offensives gagneraient en intensité. Bisaraj savait qu’elle devait allier puissance et vitesse pour accroître ses chances de triompher. Non que Sharialle ne s’exténuait pas, mais elle puisait en permanences dans ses forces, et se prémunissait ainsi d’être désarmée. Et le duel s’enchaînait sans issue à l’horizon.
Derrière leurs inspirations hachées ferraillaient deux individus d’apparence inépuisable. Parfois elles ralentissaient, mais les trêves étaient de courte durée, et les entrechocs subséquents d’autant plus véhéments. Maîtresses de leur environnement, aucune des deux combattantes ne menaçait de glisser malgré la pente. Un équilibre constant les guidait, rétrécissaient leurs perspectives à mesure que les assauts s’enchaînaient. Jamais ne se lâchaient-elles des yeux, sinon pour sonder promptement leurs alentours. Jamais ne réclamèrent-elles une fin tant elles se consacraient à ce chapelet de parades et de ripostes.
— Assez ! cria Aznorad.
Immédiatement Bisaraj s’exécuta, au contraire de Sharialle. Aviser le soulagement de Lygaran, à qui elle coula un coup d’œil rassurant, la fit s’arrêter. Pendant ce temps, le chef se positionna auprès du socle, et son épouse lui prodigua le sourire qu’elle avait refusé à la générale.
Encore essoufflée, abaissant finalement sa lame, Sharialle soutint alors l’intense regard d’Aznorad.
— Mes excuses, dit-il. Bisaraj m’avait prévenu de ses intentions… J’ignorais cependant leur pleine étendue.
— C’était nécessaire ! se justifia Bisaraj. Qui pour défendre notre communauté face à l’adversité, sinon ? Je devais vérifier que la stase ne m’avait pas affaiblie. Quoi de mieux que de me confronter à une illustre générale ?
— S’il s’agissait de pratique, n’aurait-il pas mieux fallu entamer le duel dans des conditions opposées ? En l’attaquant par surprise, tu avais l’avantage.
— Elle s’est pourtant bien défendue. Aisément à la hauteur de sa réputation.
L’insistance de la guerrière découragea le chef de prolonger la conversation, aussi s’intéressa-t-il à Sharialle, vers qui il ouvrit sa main.
— J’espère que vous n’êtes pas trop choquée, espéra-t-il. Otage ou invitée d’honneur, vous méritez un traitement exemplaire. De votre sauvegarde dépend peut-être le sort de beaucoup.
— Non…, hésita Sharialle. Pas choquée. Saine et sauve. Au contraire de…
— Des progrès notables, mais des leçons plus poussées sont nécessaires pour que vous ayez la capacité à mener une véritable discussion. Nous disposons du temps nécessaire pour un apprentissage complet… Normalement.
Une once d’embarras entrava Sharialle, qui s’intensifia lorsque Bisaraj se rapprocha. Même si le respect avait supplanté le dédain, des frissons parcouraient encore la soldate quand la guerrière se situait à une telle proximité.
Aznorad héla Bisaraj et Sharialle, mais seule sa femme emboîta ses pas. Perplexe, il insista auprès de la générale, laquelle se confondit en balbutiements. Ni une, ni deux, Lygaran vola à sa rescousse, enroulant sa main autour de son épaule.
— Il y a d’autres manières d’apprendre, chef ! suggéra-t-elle. Vous ne disiez pas que Sharialle devait observer comment nous exercions nos différents métiers ?
— C’est vrai, concéda Aznorad. Je pensais à une heure ou deux quand il s’agissait de te voir sculpter, mais je suppose qu’une après-midi entière ne peut guère faire de tort. Surtout que je dois m’assurer encore que tout le monde est sain et sauf.
— Allez-y donc ! À moins que la nature continue de se déchaîner, Sharialle sera en sécurité avec moi, si c’est ce qui vous inquiète.
— J’envie ton optimisme, Lygaran, mais une rectification s’impose. Cette secousse n’était pas l’œuvre de la nature. J’en suis persuadé.
Sharialle frémit. Se figea tout le temps qu’Aznorad et Bisaraj partirent. Même quand ils furent hors de sa vue, même quand Lygaran exigea son attention, elle resta piégée là, entravée par ses craintes. À espérer que Muznarie et ses compagnons n’avaient pas été affectés, que leur périple n’était pas truffé d’embuscades. Le soupir était exigé mais jamais ne se produisit.
Avant de rejoindre la sculptrice, Sharialle contempla longuement ses mains. Elles avaient certes été abrasées par le combat, mais pas la moindre goutte de sang n’avait coulé… Une victoire qu’elle célébrerait intérieurement.
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