Chapitre 23 : De fragiles fondations (2/2)
Un sillon ténébreux se manifestait à ses pieds exactement comme il le souhaitait. Auprès de la clairière, depuis lequel le littoral s’esquissait déjà, Nasparian explorait un biome qui lui était déjà familier. C’était l’un de ces moments étirés, qu’il savourait jusqu’à lassitude, où il étudiait les présences alentour.
Si longtemps il avait erré seul. Nul pour l’importuner, personne pour juger ses agissements. Il pouvait conquérir le ciel à dos de krizacles, admirer les joyaux que les abysses n’avaient pas réclamés. Désormais de nouvelles responsabilités l’attendaient… ainsi que l’opportunité de connaître ces milliers d’âmes égarées. Fussent-ils aventuriers ou érudits, peut-être les deux, Nasparian n’en avait cure.
Ses yeux transperçaient au-delà de son horizon. Sa magie l’emmenait sur le hameau adossé à la berge, principale zone d’impact des secousses. Puisque rien n’avait ébranlé sa stature, Nasparian envisageait les habitants sous un angle de pitié. Il y avait une fragilité inhérente à leur condition. Une faible perturbation et ils risquaient déjà de succomber. Pour peu que la tempête se déchaînerait, leurs chances d’y réchapper étaient minimes.
Nasparian eut un incongru pincement au cœur. Tous ces anonymes se méprenaient à des insectes courant à leur déclin même lorsqu’ils avisaient l’ampleur du cyclone. Il avait glané des noms çà et là, reconnaissait quelques visages parmi la multitude, mais le constat demeurait le même. Tant qu’ils restaient éloignés, ils ne l’importuneraient aucunement. Tant qu’ils étaient hors de sa portée, il pouvait déployer son flux sans limite.
D’où qu’il les surveillait, Nasparian gardait le contrôle.
Quelques âmes dissidentes refusaient cependant de se borner à ses expectatives. Parmi elles s’approchait une silhouette encapuchonnée, un pas feutré après l’autre, accroupi le long du sillon qu’avait laissé Nasparian. Patience était requise face à un individu si lent que l’ennui le côtoyait. Si son ombre n’avait aucune chance de rivaliser avec la sienne, il remarqua la puissance de son aura.
Velk s’annonça en face de lui. Il avait dévoilé son visage, au milieu duquel se développa un sourire assuré.
— Ainsi nous nous rencontrons, se réjouit-il, sondant Nasparian à travers son masque.
— Suis-je censé te reconnaître ? répliqua Nasparian.
— Pas encore, mais nous sommes liés d’une certaine manière. Aurais-je agi avec plus de sagesse, vous n’auriez jamais revu Guvinor.
Par ces mots, Velk avait capté toute son intention. Des étincelles grésillèrent à travers le masque, le contraignant à adopter une distance de sécurité.
— J’aimerais davantage de précisions, lâcha sèchement Nasparian.
— Moi qui préconise d’ordinaire la concision…, répondit l’assassin. Je suis Velk Dysmidan, maître de la guilde des assassins de Parmow Dil.
— Peu surprenant, au vu de ton accoutrement.
— Pourquoi me fondre dans la foule si je maîtrise l’invisibilité ? Enfin, vous n’êtes pas sans savoir que je me suis employé à supprimer Guvinor. Un échec dont j’endosse la responsabilité.
— Je ne qualifierais pas cela d’un échec, puisque cette information vient de te sauver la vie. Guvinor ne pouvait pas mourir sans m’avoir revu.
— Vous me laissez perplexe. En quoi son existence protège vos intérêts ? D’autant plus que vous l’exécrez.
Des décharges noirâtres eurent beau s’agglomérer autour de l’assassin, il se limita à hausser les épaules, bien qu’il fût fendu d’un frisson. Une colère palpable grondait à proximité, incarnée par cette silhouette pernicieuse, où des lignes de flux chuintaient dangereusement.
— Je ne te dois aucune explication, déclara Nasparian. Mais d’après ce que je saisis de ton discours, tes intentions semblent inchangées. Dans ce cas, tu as commis une terrible erreur en me les révélant.
— Fidèle à votre réputation ! se réjouit Velk. Avec vous, je dois bien formuler mes propos, sans pour autant minimiser les faits. Vous sous-estimez votre propre frère. Aujourd’hui, il parcoure de nouveau ces terres, et qui sait ce qu’il accomplira ? Il est ouvertement opposé à vos plans.
— Mon frère est devenu un arrogant parlementaire, prêt à sacrifier ses proches pour éviter de s’exposer. Je ne le crains pas, car il n’est pas dangereux. Pour preuve, je l’ai terrassé assez facilement.
— En duel singulier, je vous l’accorde. Ne croyez-vous pas qu’il a de la ressource ? Qu’en ce moment même, il fouille les recoins les plus cachés de ces terres afin de palier à sa faiblesse ? Je suis persuadé qu’il cherche un allié capable de vous tenir tête.
— Nul n’en est capable, hormis Onjuril Seran, que j’ai déjà occis.
— Vous dénonciez la condescendance de votre frère, pourtant vous n’avez rien à lui envier. Votre stratégie est évidente, Nasparian. Vous vous cachez pour éviter de rencontrer votre rival. Au hasard, Vazelya Milocer.
À peine Velk acheva-t-il sa phrase que ses pieds perdirent contact avec le sol. Des doigts gantés s’étaient resserrés autour de son cou et menaçaient de le rompre à tout moment. L’assassin crut suffoquer, mais ne se déroba pas face au courroux, ni même ne trémula. Quelques secondes de souffrance, et la pression relâchée lui permet de respirer normalement, quoiqu’il était toujours maintenu en hauteur.
La magie sifflait autour de lui. Immobile, secoué, Velk confrontait Nasparian de pleine intensité. De ses yeux jaillirent de chiches éclairs en comparaison avec la suprême énergie gravitant autour de son corps fragilisé.
— La vérité serait trop ardue à entendre ? persiffla l’assassin.
— Toi qui te vantais de parler avec parcimonie, ironisa Nasparian, tu révèles l’étendue du mensonge malgré toi. Il y a d’inévitables affrontements auxquels je me prépare, Guvinor n’en fait pas partie. Lui peut s’aventurer où que cela l’enchante… avec les risques que cela implique.
— L’environnement sera donc son tombeau ? Vous vous fourvoyez, Nasparian.
— Tu sombres davantage vers le gouffre à chacune de tes répliques. Je te conseille la prudence pour éviter une chute fatale.
— Nous ne sommes pas ennemis !
— Suggèrerais-tu que nous sommes alliés ? L’absurdité atteint son paroxysme.
— Loin de moi cette idée saugrenue. Jamais nous n’arriverions à nous accorder sur nos différences. Mais notre victoire ne dépend pas que de notre force… j’ai une alternative à vous proposer.
Dès que Nasparian lâcha Velk, ce dernier se réceptionna avec un semblant de grâce. Il frotta son cou rougi tout en inspirant de grandes goulées d’air. Aussi proche de son opposant, il devait redresser la tête afin de percer son masque. Devant lui s’érigeait une figure d’apparence insensible où il lisait de la curiosité.
— Académiciens et autres savants n’ont pas mon respect, affirma l’assassin. Croulant sous les diplômes, ils pensent connaître le monde depuis leur confortable campus universitaire, sans appréhender la réalité du terrain autrement que par d’indirects témoignages. Je leur accorde cependant un point : l’information, c’est le pouvoir.
— Je cherche encore la concision, rétorqua Nasparian.
— Je propose un échange fort simple. Vous êtes au fait de mes objectifs. Vous êtes sans doute impatients de me tordre la nuque… voire de me désintégrer d’un claquement de doigts. Épargnez-moi, et vous aurez un renseignement capital.
— Que pourrait me révéler un assassin que je ne sais déjà ?
— Vous allez le savoir bientôt. Si je peux compter sur votre engagement.
— Tu n’es pas en position de force ici, Velk. Mais très bien, je t’écoute.
Un élan inspiré amena Velk à côté de Nasparian. Il lui chuchota à l’oreille. Se retira presque aussitôt, mains jointes derrière le dos, un air satisfait étirant ses traits.
— Est-ce la vérité ? demanda Nasparian, stupéfait.
— Même si vous ne me faites pas confiance, expliqua Velk, songez-y. Cela doit vous paraître si invraisemblable… et pourtant, c’est parfaitement logique. Utilisez cette information au moment opportun et vous n’aurez même pas besoin d’employer vos pouvoirs pour retourner la situation à votre avantage.
— Te voilà chanceux, Velk Dysmidan, car j’en prends note. Tu es libre de partir, mais retiens bien ceci : la clarifie se raréfie en des temps critiques.
L’assassin attendit. Il était aux aguets, surveillant les mouvements de son adversaire. Un unique moment d’inattention et sa conscience vacillerait éternellement. Il s’assura que Nasparian tînt sa promesse, attentif à la moindre traîtresse foulée, à un bruissement qui le frôlerait trop à son goût. Tout ce temps à regarder Nasparian disparaître, il garda ses mains effleuraient les pommeaux de ses dagues, même si la magie régnait en permanence contre l’acier.
À sa solitude se turent les funestes craintes du jour.
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