Chapitre 24 : Redécouvrir (1/2)
C’était un hameau situé au voisinage de la forêt, dont l’épaisseur de la canopée empêchait quiconque de l’entrevoir avant d’atteindre l’orée.
C’était un village niché au creux d’une vallée, l’unique trace de civilisation à des kilomètres à la ronde. Il était entouré de vastes champs dorés ou smaragdins, dont les cultures florissaient à cette période de l’année, ployant sous le vent encore frisquet malgré le printemps bien entamé.
C’était un lieu isolé et néanmoins empreint de banalité. Une rivière peu profonde serpentait entre deux douzaines de maisons bâties de pierres et de paille, qui avaient pour seule particularité d’être dotées de devantures carminées, leurs murs parcourus de pourpres et scintillantes plantes grimpantes.
C’était un endroit où fermiers, commerçants, artisans et pèlerins se rencontraient, les uns de passage, les autres heureux de résider au cœur du Targona, unique région du Xeredis frontalière avec le Nirelas. De multiples influences collisionnaient, mais les accoutrements aux nuances de vert ressortaient. Amples tuniques et chemisiers se fondaient dans ce simple décor, tout comme les colliers sertis de sphères boisées.
De cela Julari n’avait aucun souvenir. S’engageant sur le sentier, seules quelques agréables notes musicales lui rappelèrent les bribes d’un passé effacé. Ici, la tradition exigeait la combinaison de l’eilenis et de la lyre, pour que la journée de labeur se finît d’une manière mélodieuse. Elle laissait la musique la guider tandis que des larmes se mirent à ruisseler sur ses joues.
On la reconnut à ses premiers sanglots.
Plusieurs villageois interrompirent leur activité, l’emprisonnèrent dans une courte étreinte, joignirent leurs pleurs aux siens.
— Bon sang, où étais-tu ? se lamenta un contadin. Des mois que tu t’es volatilisée sans prévenir !
— On s’inquiétait pour toi ! s’écria une autre paysanne. Après toutes ces disparitions dans les parages… On pensait que tu serais l’une des victimes.
— Je…, balbutia Julari. J’étais partie chercher des réponses. Sans savoir qu’elles étaient ici.
Une vague d’incompréhension frappa le patelin. D’une part Julari, décontenancée par autant de personnes rassemblées autour d’elle, où enlacements et murmures rassurés se succédaient. D’autre part ses compatriotes eux-mêmes, peinant à réaliser que la discrète fermière avait retrouvé son foyer. Au milieu de ce groupe, Dehol eut une ombre de sourire, mais les craintes l’ankylosèrent, et le poursuivirent longtemps après la réunion.
À Erudion, l’on narrait davantage de mythes et légendes que de véritables histoires, réalité que seule l’apparition des terekas menaçait de perturber. Même lorsque le réel côtoyait les contes, il s’agissait souvent de récits sans importance, de ragots venus du village voisin. De cela Julari n’avait aucune réminiscence non plus, aussi était-elle d’autant plus déstabilisée d’être au centre de l’attention. Par dizaines les habitants l’assaillirent de questions sur son voyage, s’interrogèrent quant à l’identité de son compagnon. En contrepartie, le bourgmestre Axor Regold usa de sa locale influence pour leur offrir une chambre à l’auberge, ce dont ils s’enthousiasmèrent.
Julari et Dehol n’eurent cependant pas un moment de repos durant le reste de la journée. Chaque fois qu’ils croyaient avoir droit à un moment de répit, une autre personne venait les rencontrer. Non contente d’être épuisée, Julari restait confuse, tant elle échouait à satisfaire de la curiosité de ses amis d’autrefois. Bientôt le soulagement céda à une inquiétude grandissante. Un verre se vidait et ses nerfs se crispèrent. Une conversation se terminait et la sueur coulait sur ses tempes.
Se tourner vers Dehol ne fit qu’intensifier ses sensations.
Des heures défilèrent sans que le vacarme environnant ne faiblît. Leurs oreilles bourdonnaient en permanence, et les deux invités ne trouvèrent refuge que dans le ragoût relevé, qui avait au moins le mérite de ravir leurs papilles. Au crépuscule approchant décuplèrent les bâillements comme des cernes s’épaissirent.
Julari et Dehol demeurèrent toutefois au coin de l’auberge, même quand la nuit était déjà bien entamée. Peut-être que fleurs ambrées, accrochées aux colonnes centrales, enjolivaient un décor sinon uniforme. Peut-être que les fredonnements contrastaient positivement avec les bruyants chants auxquels ce type d’établissement était accoutumé. Quoi qu’il en fût, aucun des deux ne ressentait l’envie de dormir, au lieu de quoi ils attendirent d’être seuls, sirotant une pinte de fraîche bière rouge.
— Et maintenant ? demanda Dehol.
Julari se rembrunit. Des plis s’étaient formés sur son visage déjà quelque peu rubicond. Serrant la hanse de sa pinte, la fermière ne put fixer son ami, encore moins lui fournir une réponse directe. Un mutisme malaisant s’installa pendant que Julari se mordillait la lèvre inférieure, sa tête martelée par la douleur à force de cogiter.
Il n’en résulta qu’un murmure à peine audible :
— Tout dépend combien de temps je peux encore attendre.
Dehol s’approcha d’un air intrigué, le grincement de la chaise heurtant ses tympans. Il tenait son verre d’une main tremblante, suspendu aux répliques de Julari. Lui aussi trimait à la, regarder dans les yeux, surtout après avoir avisé son mal-être.
— Nous prendrons le temps qu’il faudra, consola-t-il. Rien ne presse pour le moment.
— L’état actuel du monde prouve le contraire, rétorqua Julari. J’envie Erudion d’être si loin de tout, où les gens peuvent vivre dans une relative insouciance… Ça devait être mon cas, autrefois. Quand j’étais encore moi-même.
— Tu n’es pas moins une personne juste car tes souvenirs t’ont été enlevé, Julari !
Dehol avait plus élevé la voix qu’escompté, prenant son interlocutrice de court. Elle déglutit une gorgée supplémentaire de sa bière alors que la morosité la submergeait davantage à chaque instant.
— C’est tout ce que j’espère, dit Julari. Mais je ne veux pas vivre une vie faite d’inconnues. Quelles autres leçons je devrais tirer d’aujourd’hui ? J’ai dû passer tant d’agréables moments avec tous ces joyeux villageois. Littéralement inoubliables… jusqu’à ce qu’ils soient peut-être effacés à jamais.
— Ils ne le seront pas, affirma Dehol. À moins que Nasparian ait voulu nous tourmenter encore plus après avoir détruit la fontaine…
— Je ne pense pas. Je suis maintenant persuadée que la vérité se trouve dans ce village. Sous mon nez depuis le début, et pourtant j’ai parcouru la moitié du continent. Cette ironie ne me plait pas…
Dehol tapota l’épaule de son amie. Mais avant qu’il pût véritablement la consoler, Julari détourna les yeux, vidant sa pinte d’un trait affirmé. Un cliquetis résonna sur la table au moment où elle se riva vers son compagnon, mâtiné d’un soupçon contempteur.
— Derrière ces sourires, avança-t-elle, derrière cette euphorie, il doit y avoir des secrets inavouables. Et tu le sais, Dehol. Tu essaies de la cacher pour rendre les faits plus supportables, mais à force, tu finis par te trahir.
— Je ne connais pas ton passé ! se défendit Dehol.
— Non, mais puisque tu as subi cette même expérience… Tu dois te douter que je ne devais pas être la meilleure personne.
Toute réplique se réduisit à des bredouillements mal articulés. À chaque tentative, Dehol subissait la mine accusatrice de sa camarade, et se retirait vers son verre à moitié plein. Des secondes s’égrenèrent jusqu’au moment où Julari s’adoucit, lui caressant le haut du dos.
— Je ne devrais pas être aussi sévère, soupira-t-elle. Tu essaies de m’aider, après tout.
— J’essaie seulement de mieux te guider que je l’étais à l’époque, dit Dehol. La tâche n’est pas facile, loin de là…
— Je ne peux pas rejeter la faute sur toi. Il doit y avoir une raison qui a conduit le bourgmestre à nous donner une chambre ici, au lieu de me raccompagner chez moi… Mais tôt ou tard, je devrais y retourner, pas vrai ?
Julari et Dehol s’immobilisèrent, fendus d’une onde de frayeur.
— Il ne fallait pas aller à des milliers de kilomètres, murmura Julari. Je suis partie précipitamment car rien dans mon foyer ne suggérait que je n’étais pas une insignifiante fermière. Mais si j’ai été ciblée, ce doit être pour une bonne raison. Et elle se trouve là où j’aurais dû mieux fouiller.
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