Chapitre 24 : Redécouvrir (2/2)
— Procédons étape par étape, avait décrété Zargian. Je sais que tu brûles à l’idée d’en savoir davantage sur Onjuril, mais il faudra t’armer de patience, Yazden. Que sont quelques décennies face aux pesants millénaires ?
Ses propos s’étaient imprimés dans leur esprit d’autant plus que sa télépathie ruisselait de puissance. Depuis lors, ils s’étaient enfoncés dans les profondeurs de la cité de Thusred. Salle après salle, parcelle après parcelle, le passé se dévoilait à eux. Des jours entiers se succédaient bien que le temps se transformât en un concept abstrait en l’absence d’indicateurs. De surcroît, seule la persistante végétation contrastait avec l’artificialité de l’édifice, si étendu que l’on s’y égarait aisément.
Muznarie se mouvait davantage que ses compagnons. Elle enchaînait allers et retours d’un couloir à l’autre quitte à s’exténuer, s’ébaudissant dès qu’une nouvelle découverte chatoyait devant ses pupilles dilatées. Souvent elle sollicitait Kavel et Nasrik, même si elle s’intercalait au milieu de leurs conversations, comptant sur son rôle de traductrice. Yazden, quant à elle, s’opiniâtrait à l’écart. Ses yeux circonspects inspectaient perpétuellement les alentours tandis que sa main lâchait rarement le pommeau de ses dagues. Quand elle brisait son silence, ce n’était guère pour réclamer des informations sur Onjuril, mais pour exiger le retour de Guvinor. Hélas, en dépit de ses invectives, jamais Zargian ne daignait lui répondre.
Si les fondations les avaient éblouis aux premiers abords, si leur architecture révélait des enchevêtrements insoupçonnés, l’ébahissement diminua à force de parcourir des pièces ressemblantes. Il rayonnait toujours un halo particulier qui les exhortait à scruter sous le moindre pilastre, à fouiller la moindre archive, mais l’agencement de la bâtisse devenait alors secondaire à leurs yeux.
L’histoire, beaucoup moins.
Nasrik ne devait pas insister pour s’attarder dans une même pièce des heures durant. Il leur arrivait de dormir dans des chambres à proximité, s’allongeant sur des lits intacts à défaut d’être confortables, avant de reprendre les recherches de lendemain. Tels des archéologues, le groupe s’abandonnait à ces ameublements surannés et à ces glyphes abstrus, aspirant à dénicher des interprétations jusque dans leurs moindres détails. Des grimoires leur prodiguaient des explications plus concrètes, mais la lecture se révéla malaisée par moments, car quiconque avait rédigé ces mémoires s’exprimait différemment des apprentissages de Nasrik.
Progressivement, néanmoins, leur esprit nébuleux s’éclaircit du savoir d’antan. De la frustration des gardiennes et gardiens, s’autoproclamant pourtant patients, à cause d’interminables débats desquels ne découlaient nul consensus. De leurs ambitions réduites à néant par les assauts du temps. De leur espoir vacillant alors que les siècles initiaux s’étaient terminés sans la moindre retour des continentaux. Cet ultime aspect marqua Nasrik en particulier. Elle qui tentait de retracer une mémoire linéaire, elle tressaillait et exsudait à l’impact des lignes esquissées d’une plume à l’esthétisme déclinante au passage des âges.
Quand Muznarie toucha son épaule, son cœur manqua un battement, et elle sursauta.
— Pardon, pardon ! s’écria la soldate. Mais c’est que tu m’inquiétais, Nasrik, et pas que moi ! Fais une pause et hydrate-toi, au moins ! Si les livres ont survécu plus longtemps que plein de civilisations, ils pourront l’être quelques minutes voire quelques heures de plus, non ?
Muznarie tendit aussitôt la gourde. Nasrik l’accepta d’abord à contrecœur, puis réalisa combien Kavel s’enquérait aussi, elle en avala de bruyantes gorgées. Elle offrit ensuite une place à la militaire et à l’historien, qui n’avaient cessé de s’assurer de son bien-être.
— Une pause ? songea Nasrik. Le sommeil et le repas ne devraient pas suffire ?
— Contrairement à ce que certains racontent, rétorqua Kavel, le travail d’un académicien peut être fatiguant, surtout avec cet amoncellement de littératures à éplucher. Ta dédication est honorable, Nasrik, mais si nous désirons avancer, il faut résumer efficacement tout ce que nous avons appris.
— Pas facile… Beaucoup d’informations se répètent. J’ai malgré tout relevé quelque chose d’important en recoupant tous les différents points de vue. Si évident que nous l’avions à peine mentionné avant la stase, persuadés qu’elle ne s’éterniserait pas ainsi…
Nasrik serra la couverture entre ses doigts. Abaissa la tête devant laquelle ses mèches démêlées retombèrent disgracieusement. De chaque côté Muznarie et Kavel lui frôlèrent l’avant-bras, mais ne parvinrent à l’adoucir que d’un iota.
— Il y a des risques à entretenir une communauté fermée dans un espace reclus, rapporta Nasrik. Sur le court et moyen terme, la mésentente, les tensions, voire pire. Sur le long terme… L’impossibilité de produire une succession viable.
— Comment ont-ils contourné ce problème ? questionna Kavel.
— Eh bien, d’une façon assez attendue. Une partie d’entre eux resterait en stase pendant que l’autre attendrait et s’assurerait que la sphère à la tour du savoir nous maintiendrait bien en vie. Ils étaient prêts à utiliser cette méthode pour d’autres siècles… pas des millénaires.
— Pourquoi ? Que perdaient-ils, à temporiser ainsi ?
— Leur propre énergie. Beaucoup s’affaiblirent jusqu’à l’irréversible déclin. C’était là que les débats sans fin se transformèrent en conflits. L’équilibre entre stase et reproduction était possible en théorie, mais en pratique, leur nombre commença à décliner. À peine perceptible, mais lorsque les âges défilent… Nulle magie n’est assez puissante.
— Et pourtant, vous êtes ici.
— Et pourtant, nous sommes ici.
Quand les paupières de Nasrik se fermèrent, quand sa grippe s’affaiblit, Kavel rattrapa le livre comme par instinct. Un poids inattendu courba son bras alors qu’un pincement serra son organe vital. À une telle proximité, la morosité de son amie l’impactait d’autant plus, si bien qu’il perçut à peine Muznarie riper en se redressant.
Yazden la rattrapa de justesse, flattée par de rapides remerciements. La soldate s’érigea sur un élan nouveau et héla ses camarades d’un geste confiant.
— Ne sombrons pas dans le pessimisme ! lança-t-elle. Rien ne ramènera les morts, mais je pense qu’ils seraient heureux que leurs efforts n’aient pas sombré dans leur oubli.
— Était-ce naïf d’espérer les retrouver ? demanda Nasrik. Au moins pour un ultime adieu ? C’est une chose qu’ils aient mentionné un possible sacrifice, mais constater leur absence une fois libérés…
— Écoute-moi bien, Nasrik. Tu ne dois jamais oublier de rêver. Escompter le meilleur n’est pas idéaliste, c’est œuvrer pour qu’il se réalise.
Un sourire s’illumina sur les traits de Nasrik. Avant qu’elle ne pût exprimer sa reconnaissance, Muznarie s’était orientée vers la bibliothèque où, d’un œil plus attentif, elle avait avisé un chatoiement absent quelques minutes plus tôt.
— Sur cette maxime, déclara-t-elle, il est temps d’assouvir ma curiosité.
— Attends ! prévint Nasrik. Cet ouvrage me rappelle celui de la tour du savoir… habité par une magie ancestrale. Nous devons le manipuler avec prudence !
— Je suis toujours prudente.
D’un clin d’œil peu convaincant, Muznarie saisit le grimoire trônant sur l’étagère en fezura. Soudain une nuée de particules en jaillit, paralysa chacun des occupants de la pièce. Un grondement sourd se propagea jusqu’aux coins de la salle, qui s’ébranlait légèrement. La coruscation les éblouit, mais seulement pour une poignée de secondes.
Après quoi un dôme azuré les rassura.
Suspendus dans les airs, ils étaient désorientés, pourtant immergés dans un lieu et un temps bien définis. Ni la caresse du vent, ni l’intensité de l’averse ne les affectaient. Figures intangibles, ils étaient enveloppés dans une sensation de confort nonobstant leur nausée, soulevés par un invisible enchantement.
Depuis cette bulle d’énergie, où chaque son était supprimé, un horizon s’esquissait devant eux. Des terres familières face à l’océan inconnu, un lagon qui aurait rayonné si la pluie ne martelait pas avec autant de violence, la voûte lacéré par des éclairs bleutés. Aucune tempête ne rudoierait pourtant cet ouvrage, dont les voiles immaculées se hissaient fièrement sous les ombres des arbres gigantesques. Qu’était la fureur de la nature contre des dizaines d’individus parés à relier les continents ?
Fussent-ils des ébauches, les jhorats se dressaient bel et bien devant leurs yeux ébahis. Leur existence éphémère s’acheva dès que le dernier passager fut monté sur la passerelle, et que le navire entama son rude périple. Même la plus résistante création devait céder au règne de la mer, surtout lorsque les vagues se déchaînaient, surtout lorsque le courant s’amplifiait autant. Les gifles maritimes eurent beau les abimer, ils progressèrent sans hésitation. Une avancée mécanique pour une submersion optimale comme l’eau promettait de corroder leur métal.
Le kolu de leurs yeux s’éteignit sitôt que les colosses s’immergèrent entièrement dans les flots. À leur trépas se perdit le savoir, déclinant à mesure que le bateau rétrécissait au nord. Aucun jhorat ne sut si des gardiens leur avait accordé un ultime regard.
Pour seule mélodie, l’opiniâtre averse. Pour unique témoins, des âmes projetées d’un lointain, impensable avenir.
— Il suffit ! hurla Zargian. Votre curiosité excessive ne doit pas être un prétexte à la hâte.
Une force dépourvue de naturel les extirpa de cette vision. Si Nasrik, alerte, rattrapa Kavel à temps, Muznarie goûta douloureusement au contact du pavé. Râles et gémissements se répercutèrent, échos d’une salle sinon muette.
Du temps leur était nécessaire pour se remettre de cette épreuve. Un air sain circulait encore et emplissait leurs poumons, bientôt saturés d’une magie salvatrice. Trouver ses repères fut aisé, appréhender ces nouvelles informations l’était moins.
Yazden n’en eut cure. À peine sur ses pieds, réfrénant ses frissons, elle s’arma de ses lames et plia ses jambes. Une hostilité ostensible marquait ses sillons alors qu’elle grinça des dents, cherchant l’ennemi hors de portée.
— Je n’apprécie pas vos actions, siffla-t-il. Vous prétendez être notre allié, pourtant vous n’agissez pas comme tel.
— Quelle vivacité mal placée ! persiffla Zargian. Malgré ta faconde, tu succombes aux mêmes bas instincts que bon nombre des tiens. En agitant tes lames ainsi, tu ne gagnes qu’à taillader inutilement le vide.
— Si vous êtes si prompts à juger autrui, Zargian, peut-être devriez-vous aussi vous remettre en question. Votre propension à nous dissimuler des choses par-dessus tout. À quoi avons-nous assisté ?
— Dois-je expliciter des images pourtant évocatrices ? Ce serait une perte de temps.
— Voici des jours que nous lambinons ici, suivant de maigres indices, séparés d’un monde extérieur. Beaucoup de temps a déjà été perdu, et notre patience atteint ses limites. Rendez-nous Guvinor !
— Tu n’es pas en mesure de m’exiger quoi que ce soit, Yazden. Au risque de me répéter, le véritable Guvinor ne se dévoilera qu’isolé de ses compagnons. Je peux vous assurer que je prends soin de lui. Physiquement, tout du moins.
Le sang de Yazden bouillonna. Des tressaillements se transmirent le long de ses bras. Elle était prête à bondir vers une cible invisible, elle était parée à lacérer tout ce qui se dressait autour d’elle. Tout ce qu’elle récolta fut la préoccupation de ses compagnons, auquel contrasta le rire de Zargian.
— J’essaie de te respecter à ta juste valeur, dit-il. Malheureusement, tu ne rends pas la tâche évidente.
— Assez de votre arrogance ! tonna Yazden.
— La vérité heurte toujours. Si seulement ta détermination était mieux placée… Tel est le défaut des gardes du corps, j’imagine. Et même si tu compenses en cherchant tes propres réponses, l’amour comme prétendue motivation, c’est insuffisant. Maintenant, si tu m’autorises, je dois m’exprimer dans ma langue.
Toute riposte s’étouffa dans l’irritation. Sans mouvement perceptible, une distante magie continua se répandre aux environs. Yazden perçut cette voix s’infiltrer dans la tête de ses compagnons, mais elle n’en comprit que des bribes, ainsi contrainte à l’inaction.
— Nous aurions dû le savoir plus tôt ! avança Nasrik. Depuis combien de temps sont-ils partis ?
— À peu près quarante-huit mille ans, lâcha sèchement Zargian. Toujours un temps que peu peuvent appréhender… Toi encore moins, Muznarie. Je préfère te rappeler que ton privilège de participer à ta conversation n’est pas dû à tes compétences naturelles.
— Cessez ces piques gratuites et expliquez-vous !
— Tu accordes trop d’importance à cette anecdote, Nasrik.
— Une anecdote ? Ils étaient partis pour reconnecter nos civilisations !
— Un objectif noble, quoique voué à l’échec. Puisqu’elle n’a visiblement abouti à rien, il n’est pas nécessaire de s’y attarder. Ils sont morts depuis longtemps, Nasrik. Plus tôt tu arrêteras de t’accrocher au moindre espoir, et mieux tu progresseras.
— Ce n’est pas à vous de juger. Et s’ils avaient laissé leurs traces sur Menistas ? Et s’ils avaient bâti les ruines de Dargath, ainsi que le portail reliant nos terres ?
— Rah ! J’aurais préféré que vous l’appreniez par vous-mêmes. La connaissance est précieuse, et doit par conséquent se mériter. Toujours est-il que non, ces dissidents n’ont pas construit les ruines de Dargath.
— Qui, dans ce cas ?
— Moi-même, il y a environ six mille trois cent ans.
Un profond mutisme s’abattit alors dans la salle. N’épargna nul recoin, nul interstice. Comme si toute magie avait été happée hors des lieux, où même leurs inspirations saccadées n’émettaient pas le moindre bruit. Yazden appela ses camarades, lesquels, bouche bée, furent habités d’un vide.
Kavel fut le premier à sortir de son immobilisme, à appeler ses compagnons. Bien qu’une impulsion animât encore Muznarie, Nasrik peina davantage à se mouvoir. Des dizaines de livres miroitaient pourtant autour d’elle, telle une invitation à une immersion sans fin. Elle était consciente que des réponses supplémentaires s’y trouvaient, indices d’antan étalés sur le vétuste mais robuste papier.
Dans la cité de Thusred, les appels se turent jusqu’à la fin du jour. Zargian ne faisait plus grâce de sa présence, abandonnant ses invités dans une longue incertitude, garantissant une exploration à l’inconcevable issue.
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