Chapitre 25 : En quête d'identité

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Il prévalait au cœur des monts Puzneh, véloce silhouette pirouettant avec grâce sur la déclivité, réceptacle d’une magie qu’il maniait avec élégance. Ce jour-là, Guvinor passait outre la lourdeur de son environnement. Bien qu’une persistante humidité l’assaillît, elle était à peine capable d’entraver ses mouvements.

Gonel, au contraire, trimait pour garder un semblant de stabilité.

Face à face parmi une kyrielle de témoins. D’ici les combattants percevaient l’excitation des enfants venus assister au spectacle, parmi lesquels se trouvaient Akhème et Turon, dont les iris brillaient davantage que leurs camarades. D’ici les deux frères s’enorgueillissaient de ces encouragements. Seul Paravon étudiait la scène avec un faciès de marbre, de muettes instructions jaillissant de sa rigide posture.

— Qu’attends-tu pour riposter ? se moqua Guvinor, sa lame jonglant entre ses mains. Je t’ai laissé une grande ouverture et tu ne l’as même pas saisie !

Une tension se manifestait dans cette apparente légèreté. Tous deux engoncés dans une broigne noirâtre, renforcées de vônli par endroits, Guvinor et Gonel se distinguaient peu depuis un lointain regard. Un enchantement courait le long de leur arme, grésillait à chaque torsion qu’ils imprimaient de leur poignet. Tournant l’un autour de l’autre, les frères se fixaient sans relâche, prêts à anticiper l’offensive subséquente.

Toutefois la comparaison rencontrait ses limites. Là où l’épée de Guvinor dansait entre ses bras, celle de Gonel paraissait coincée entre ses doigts tremblants et moites. Là où le cadet se contractait à chacune de ses foulées, l’aîné virevoltait avec fluidité. Guvinor n’hésitait pas à se perdre en gestes futiles, pourtant Gonel bloquait malaisément ses estocades.

Jusqu’au moment où il ne put tenir le rythme. Où l’étincelle l’aveugla, le força à lâcher son arme. Basculant malgré lui, Gonel s’étendit sous l’ombre de son frère alors que la pierre chapelait sa dossière. Il émit un râle qui s’égara parmi les fredonnements alentour, mélodie ancestrale du clan Kothan.

Guvinor rabattit ses mèches argentées vers l’arrière, salua de nombreuses spectatrices et spectateurs, et seulement alors tendit-il sa main vers son cadet. Ce dernier refusa, dardant des yeux dédaigneux à son intention.

— Ta pitié arrive trop tard, lâcha-t-il.

— Un peu d’honneur pour un brave combattant, avança Guvinor. Tu t’en remettras.

— Nous n’avons pas la même définition d’honneur.

— Guvinor, je ne peux te ménager plus longtemps. Notre chef prétend que nous sommes plus inflexibles qu’en dehors de Puzneh, mais j’ai du mal à y croire. Nous ne connaissons pas tout.

— Et si je ne veux pas devenir un guerrier ? Les possibilités sont grandes dans notre tribu, pourtant tu me forces à m’entraîner chaque semaine.

— Quel que soit le rôle que tu endosseras, petit frère, il te sera capital de savoir te défendre. Le danger peut venir de n’importe où.

Gonel se redressa sans que son mépris ne s’affaiblît. Il obtint un peu de soutien parmi les membres de son clan, mais la plupart des applaudissements retentissaient encore pour Guvinor, lequel cessait déjà de s’intéresser à son cadet. À brûle-pourpoint, celui-ci referma sa main sur son brassard, serrant des dents sous la puissance du vônli.

— Il ne s’agit pas que de moi, assena-t-il. Tu n’essaies même pas de cacher que tu te donnes en spectacle.

— Je ne cherche qu’à renforcer notre communauté, se défendit Guvinor. Elle doit être soudée en ces temps incertains. Isolé dans ces hauteurs, vers qui pouvons-nous nous tourner ?

— Invente autant d’excuses que tu veux, tes actions te trahissent. Tu devrais revoir tes priorités, Guvinor. Au lieu de me protéger, laisse-moi écrire mon propre nom.

Des protestations s’éteignirent avant d’avoir pu être formulées. Gonel ne daigna plus accorder un coup d’œil à son aîné, ni même répondre aux inquiétudes, tant il partit avec hâte. Il traça sa route au-delà de toute présence, impulsé par un vent favorable. Il avait déjà rengainé son arme au moment de s’engager sur le sentier serpentant jusqu’au lac, où il aspirait à la quiétude.

Guvinor, lui, échoua à l’obtenir. Même si d’aucuns réclamaient leur propre duel, même si Paravon exigeait d’eux de retourner à leurs activités, il demeura immobile des minutes durant. Des filaments lumineux couraient encore le long de ses poignets, produisaient d’agréables chuintements qui chantaient à ses oreilles. Peut-être qu’une onde de regrets traversait son esprit, mais un sourire de façade lui permettait de reporter toute réflexion. De ne pas répondre de ses actes, alors que Paravon le convoquait sur-le-champ.

Il ne fallait pas juste éprouver des remords, attaqua Zargian. Il fallait agir en conséquence.

Son cœur le lâcha. Fût-ce un instant, le déséquilibre le tarauda, et il eut la sensation d’être emporté dans une chute inexorable. Le souffle coupé, Guvinor se retrouva plaqué sur le dallage. C’était comme si ses côtes le comprimaient alors qu’une pression lacérait son crâne. Il s’accrocha à la dureté de la pierre, s’apaisa sous ses écritures omniprésentes, s’illuminant dans les rainures de l’immortel fezura. Malgré la puissance des symboles, l’inconfort le tenaillait.

Le froid et la chaleur s’alternaient sans transition. Tantôt la magie s’insinuait jusque dans ses veines, tantôt elle fusait loin de lui. Sous une voûte aux multiples embranchements, sous des orbes clignotant depuis les piliers, Guvinor mit un temps considérable à se redresser. Et quand il y parvint, de la sueur lustrait ses tempes.

Parangon d’équanimité, Zargian s’était érigé à quelques mètres, le privant de toute contemplation.

— C’est ainsi que vous aidez ? lança Guvinor. En me faisant culpabiliser ? Vous croyez qu’après un demi-siècle, je n’ai jamais ressenti ce sentiment ?

— Prendre ses responsabilités n’est que la première étape, affirma Zargian d’une voix froide. Ne dit-on pas de toi que tu es empreint de sagesse, Guvinor ?

— De pareilles circonstances ne sont favorables pour personne !

— Je n’entends que de pathétiques excuses. Qu’il est aisé de secouer une figure réputée pour sa stabilité. Ce que tu ressens aujourd’hui est tout juste une fraction des souffrances indirectes que tu as infligées à autrui.

Guvinor manquait encore d’équilibre, mais il n’en avait cure. Ses nerfs se durcirent comme il bandait ses muscles. Face à lui se targuait l’être jugé inébranlable, voire intouchable, une réputation qu’il souhaitait mettre à mal.

Hélas Guvinor déchanta aussitôt, car une barrière hyaline enveloppait Zargian. Une gerbe d’étincelle jaillit du bouclier sitôt qu’il s’approcha. Lui qui brûlait à l’idée de saisir son opposant devait alors se rétracter et subir son âcre rire.

Plutôt que d’abandonner, le parlementaire foudroya son interlocuteur des yeux, craquant ses poings à hauteur de ses hanches.

— Nous gaspillons un temps précieux ! cria-t-il. Ces tourments que vous nous infligez sont inutiles. Vous n’avez pas besoin de prouver quoi que ce soit.

— Cette décision ne t’appartient pas, répliqua Zargian.

— Nous nous sommes rendus ici pour trouver des réponses rapides. Au cas où vous ne l’auriez pas figuré, si isolé que vous êtes, deux civilisations risquent la collision à tout moment. Ces preuves sont essentielles pour assurer la paix.

— Et elles viendront en temps voulu. Toute précipitation doit être exclue.

— Non ! Plus nous lambinons ici et plus Nasparian est avantagé !

— Pas si ses secrets sont révélés, et ils ne le seront qu’à travers ton lien de sang. Pour cela, chaque jour, chaque semaine est importante.

— Votre approche est dangereuse, Zargian.

Une irritation creusa des sillons sur sa figure sinon lisse. Zargian se tordit d’abord, mais un soupir l’interrompit, après quoi il étudia le politicien.

— L’âge n’a qu’une influence minime, conclut-il. Des ludrams ont beau se vanter de leur espérance de vie supérieure par rapport aux humains, ils ne vivent au mieux qu’un misérable siècle et demi.

— Vous aussi, répondit Guvinor. Vous ne devez votre traversée des époques qu’à la stase.

— Ce qui me confère une indéniable supériorité. Ma maîtrise de la magie surpasse celles et ceux qui se limitent à la vulgaire destruction. Donc quand j’aboutis à des observations, tu dois d’autant plus les écouter.

— Le poids des millénaires peut aussi avoir un revers. Qu’est-ce qui se dissimule cette apparente immutabilité ? Qui êtes-vous véritablement, Zargian ?

— J’ai répété sans relâche les bienfaits de la patience. Je me dévoilerai lorsque je le jugerai opportun. En attendant, je pose les questions. En attendant, je dispose du contrôle sur mon environnement… et toutes les personnes qui le peuplent.

À peine Guvinor formula-t-il sa réplique qu’il se retrouva immobilisé. La matière paraissait se déformer autour de lui, annihilant le peu d’aisance qu’il avait réussi à préserver. Impuissant, désorienté, il subissait de plein fouet le courroux de Zargian, lequel feignait encore la placidité.

Il crut alors que son cœur avait lâché. La chute emmena Guvinor vers l’inconnu, jusqu’à l’âpre impact sur un dallage froid. De râles en doléances, il cherchait en vain ses repères, comme noyé dans une abondance de transpiration. Sonder était vain : autour régnait la plus profonde, la plus opaque des obscurités. Même la magie, crépitant discrètement, ne le gratifiait pas de sa sereine lueur.

Une douleur tordait encore ses muscles à l’instant où il se releva. Il respirait par saccades, absorbant des parcelles d’enchantement dénuées de bienfaits. L’étroitesse des lieux se trahit lorsqu’il étendit les bras. L’issue, si elle existait, ne pouvait se situer que dans une seule direction.

— Regardez dehors au lieu de vous enfoncer davantage à l’intérieur ! clama Guvinor. Là, vous verrez où sévit la véritable menace !

La réalité se pare de complexités, dit Zargian. Tu as raté ton opportunité d’occire Nasparian, et désormais, personne ne sait où il se trouve.

— Même pas vous, étant donné l’étendue de vos pouvoirs ?

Tu détournes encore le sujet ! Dresse-toi et affronte ta réalité, Guvinor !

Un vrombissement ou un écho lointain, Guvinor ne pouvait le distinguer. Puisque Zargian ne lui fournissait aucune explication satisfaisante, il devait se plier aux règles, aussi injustes parussent-elles.

Il sentit ses chaussures riper sur les interstices du pavé. Il sentit cette subtile énergie s’ancrer en lui. Il sentit le contraste de cet air malsain qui s’insinuait en lui. Dans ce couloir inconnu, où tout décor échappait à un regard immédiat, un sentiment de désespoir commença à s’emparer de lui. Ainsi projeté dans ce puits ténébreux, Guvinor se croyait piégé dans des abysses.

Comprends-tu dans quelle mesure tu as précipité le cours des événements ? accusa Zargian. Tout allait relativement bien avant que tu ne succombes à ta démesurée soif de découverte ! Chaque gardienne, chaque gardien après moi, y compris Onjuril, avait accepté ce pacte.

Comme un tonnerre tambourinait autour de lui, prémices d’un assaut pernicieux. À envisager le pire, Guvinor fonçait plus rapidement que son corps le lui permettait. Il courut à s’en incendier les poumons. Sprinta à s’en déchirer les mollets. Détala à se briser entièrement. Mais même si le pire survenait, il était déterminé à avancer. Il surmonterait l’épreuve quitte à claudiquer, voire ramper.

Il te fallait un pouvoir considérable, poursuivit Zargian. Du haut de ton siège au parlement, rien ne te semblait impossible. Je suis seulement là pour t’enseigner un peu de modestie. Il existe, dans ce monde, bien des individus qui te surpassent. Et j’appartiens à une catégorie encore supérieure : celle qui se moque de la simple force. Quelle différence existe-t-il entre le guerrier abattant sa lame et le mage déployant une gigantesque sphère incandescente ?

Le défilement des minutes ne résolvait rien : aucune destination ne se matérialisait. Grandissait la détresse dans sa course effrénée, à laquelle il souhaitait mettre fin. Plus elle se prolongeait et plus côtoyait la tentation de renoncer. Guvinor eut beau réfréner ses envies, la géhenne s’intensifiait, et il se perdit en hurlements qui ne pouvaient se propager par-delà l’épaisseur des murs.

Crier te rendra plus authentique, fit Zargian. Enfin ta façade réputée indestructible cède. Témoigne et comprends. Tu prétendras qu’un bouleversement était nécessaire, et en ce sens, tu ne te différencierais guère du tant redouté Nasparian. Tôt ou tard, nos civilisations devaient se réunir, mais pas de cette manière. L’équilibre naturel a été perturbé. Seule une personne est en mesure de contrôler notre avenir, de s’assurer du développement de nos sociétés vers de prospères perspectives. Voilà pourquoi tu dois te fier à moi. Ou bien te faut-il encore une preuve supplémentaire de tes égarements d’antan ?

Une lumière bienvenue vainquit finalement la pénombre. Bien qu’ébloui, Guvinor l’accueillit de tout son être. Il ne s’accorda que quelques instants à récupérer son souffle, à laisser la pureté de l’air nettoyer ses poumons. Sur ses pupilles dilatées germa une étincelle de résolution qui l’emmena vers cet objectif.

Quand cette finalité se matérialisa, Guvinor se décomposa de plus belle.

Il était prisonnier de son corps de jadis, contraint à écouter chacun des propos du jeune lui, à accepter chacune de ses actions. Un demi-siècle plus tôt, il s’était rendu dans la demeure de Paravon, modeste construction en pierre enracinée dans les limites de son village. Seule une chiche nitescence pénétrait au-delà des rideaux suspendus à l’embrasure incurvée.

À l’intérieur, le tableau du passé s’était esquissé d’un prompt trait, quoique détaillé. Les chaudes couleurs ne compensaient toutefois pas l’incarnation même de la discorde. Autour d’une table en bois lambrissé, derrière laquelle Paravon s’était avachi, des voix s’élevaient intensément. Guvinor avait flanqué ses coudes sur le rebord, occultant son cadet à deux pas de lui.

— C’est une idée insensée, lâcha Paravon. Au mieux, une perte totale de temps.

— Nous devons être fixés sur le sort d’Onjuril ! avança Guvinor. Au moins pour l’honneur de sa famille.

— Au nom de l’honneur, tu serais prêt à sacrifier la tienne ?

Guvinor s’arrêta momentanément. Ses poings tressaillaient, mais il devait relâcher la pression, au moins le temps de considérer Gonel. Lui-même était transi de tremblements, quoique pour des raisons différentes.

— Encore récemment, dit-il, j’aurais aspiré à autre chose. Mais c’est la seule manière de prouver que je suis un digne membre du clan Kothan.

— Ne laisse pas les superstitions de notre tribu ruiner ta vie, gamin ! avertit Paravon. Tu n’as pas à prouver ta force et ta bravoure qui que ce soit !

— Personne, vous affirmez, chef ?

Un subtil coup d’œil, perdu entre de plus directs semonces, fut amplement suffisant. Gonel se voûta sous le jugement de ce dernier, tandis que ce dernier s’était raidi face à l’irritation de son meneur.

— Vos parents n’approuveraient pas, rappela Paravon en se redressant sur son siège.

— Invoquer leur nom depuis l’accident est indécent, s’indigna Guvinor. Vous n’avez pas honte.

— Ils sont toujours membres de mon clan, et je dois toujours prendre soin d’eux ! Si jamais leurs fils venaient à périr dans l’inconnu, comment pourrais-je les regarder dans les yeux ?

— Vous parlez comme si nous étions déjà condamnés. Avez-vous si peu espoir en nous ?

Grinçant des dents, parés à assener une réplique cinglante, l’idée ne se concrétisa pas, au lieu de quoi Paravon s’affala derechef sur son fauteuil. Des larmes se mirent à ruisseler sur ses joues. Même s’il s’échina à les sécher, Gonel et Guvinor en avaient déjà été témoins, et se rembrunirent en conséquence.

— Onjuril avait les mêmes inspirations, se remémora-t-il. Avant de partir, il a demandé au clan de s’occuper de sa famille. Juste une aventure temporaire, qu’il affirmait… Ce fut sa dernière.

— Comment le savez-vous ? demanda Guvinor. Il est peut-être encore vivant, toujours là-bas !

— Et aurait ainsi abandonné sa famille ? Tu ne donnes pas une bonne image de lui, Guvinor.

— Peut-être qu’il est retenu contre son plein gré.

— Par quoi ? Si tel est le cas, nous sommes impuissants face à ces forces inconnues. Guvinor… Sois raisonnable, par pitié. Cela fait tant d’années. Tout le monde a fait le deuil d’Onjuril. Ne ravive pas ces flammes depuis longtemps éteintes.

— Vous vous trompez, Paravon. J’ai débattu à des maintes reprises avec sa famille. Combien de fois m’ont-ils répété qu’ils voulaient savoir ? Qu’ils partiraient en paix s’ils étaient au moins fixés sur son sort ?

— Quand bien même ce serait le cas, tu ne leur dois rien.

— Quelqu’un doit s’en charger. Pourquoi pas moi ? Je me suis entraîné toute ma vie pour affronter l’inconnu. Je suis prêt. Et je pense que Gonel l’est aussi.

Laissé à l’écart de la conversation, le concerné se serait retiré n’était l’insistance de son aîné. Il avait épongé sa sueur, mais ses foulées restaient hésitantes. Puiser en son for intérieur l’aida à se rapprocher de Paravon et Guvinor, et son impulsion de les fixer sans de détourner.

— Je suis membre du clan Kothan, affirma-t-il. Si je ne puis ramener Onjuril Seran en vie, je découvrirai ce qu’il lui est arrivé.

— Gonel ! insista Paravon, sa voix déformée par le désespoir. Ne poursuis pas cette chimère !

— Chef, je vais prouver que vous avez tort. Et quand je reviendrai, je serai couvert d’honneurs.

— Qui essaies-tu de convaincre, au juste ?

Paravon abandonna Gonel à ses réflexions. Doucement, il écarta le siège et tourna le dos aux frères, non sans leur couler des coups d’œil de remontrance de temps à autre. Nulle opposition n’entravait cependant Guvinor, qui s’était dressé de toute sa stature.

— Nous partons demain, décréta-t-il.

— Tenter de vous dissuader devient donc une perte de temps, soupira Paravon. Très bien, puisque vous le désirez si ardemment, faites un voyage de vos ambitions. Vous avez intérêt à revenir.

Dans d’autres circonstances, Guvinor se serait remémoré de davantage de détails, fussent-ils dilués à travers les décennies. Mais ici, les images perdirent en netteté avant même que la conversation ne fût totalement terminée. Se grava la représentation de deux opiniâtres frères, parés à s’engager malgré les avertissements. S’immortalisa un tableau composé de grossières mais exactes esquisses, où l’aîné guidait le cadet au mépris de l’avis de leur meneur.

Une force inouïe éjecta Guvinor de la projection en une fraction de secondes.

Il se réceptionna sans trop de difficulté, quand bien même son corps lui semblait drainé de son énergie. S’agrippant sur un banc en face de lui, il haletait de nouveau, ses vêtements collés à sa peau tant il exsudait. Quémander de l’aide paraissait futile, aussi préféra-t-il examiner son environnement.

Le retour de chatoyantes couleurs assaillit ses pupilles. Jamais n’avait-il témoigné d’un pourpre aussi intense, qui saturait sur chaque mur, chaque pilastre, chaque dalle. Pour seule exception triomphait l’autel central, qui scintillait d’un ambre contrasté de carminé. Depuis cette structure, la magie spiralait en adéquation avec les motifs du plafond voûté. Depuis cette structure, Zargian jaugeait sa victime, trahissant sa roguerie derrière un masque d’indifférence.

— Le héros de Nirelas, blasonna-t-il. L’incorruptible parlementaire. L’altruiste exemple.

— Ça suffit ! s’écria Guvinor qui se dressait du mieux possible. Je n’ai jamais prétendu être exempt de défauts… de n’avoir jamais commis d’erreurs.

— Tu devais être satisfait que ta réputation te décrive ainsi. Dois-je encore te faire revivre ton passé ? Ou bien tu te souviens assez précisément de la réaction de Paravon lorsque tu es revenu seul ? Et tes pauvres parents… La chute les avait déjà paralysés, et la vieillesse les faisait perdre leurs facultés. Quand ils ont périclité, ils te confondaient avec ton frère.

Une vague d’affliction submergea Guvinor, mais ce fut éphémère. Il s’accrocha à l’autel en fulminant pendant que des plis se formaient sur son faciès. Seuls des éclairs de répulsion jaillissaient de ses yeux, face à une force imperturbable.

— Vous déterrez mon passé, marmonna-t-il. Vous violez mon intimité. Cette magie que vous employez… Elle est dangereuse.

— Pas si elle est maniée par de bonnes mains, rétorqua Zargian. Et en l’occurrence, je la déploie judicieusement. Tes secrets auraient dû être connus de tout un chacun.

— Ce n’est pas à vous de décider !

— À qui, dans ce cas ?

Zargian descendit de la structure avec une lenteur volontaire. Il s’amusait du blâme que lui vouait Guvinor, sous lequel il lisait de la curiosité. S’approchant de lui, il présenta une paume chargée d’un éclat ivoirin. Son sourire acheva de pétrifier Guvinor.

— Nous sommes alliés, répéta-t-il. Accepte mon soutien, et nous cesserons de perdre du temps, comme tu t’en lamentais.

— Ces souffrances que vous m’avez infligées…, songea Guvinor.

— Étaient nécessaires. Mais ces doléances me paraissent outrancières. Il me fallait te connaître mieux que quiconque, bien que je vienne à peine de te rencontrer.

— Et je ne comprends toujours pas vos intentions. Il est clair que même si je voulais vous défaire, notre différence de puissance est considérable. Vous ne m’avez donné aucune bonne raison de vous fier à vous ! Auriez-vous au moins la décence de révéler pleinement vos intentions ?

Zargian se contenta de hausser un sourcil.

— Pour optimiser le temps usité, déclara-t-il, je dirai tout une fois que vos compagnons et toi serez de nouveau réunis. Il y a néanmoins quelque chose que tu mérites de savoir. Guère une révélation pour toi, puisque tu as fait de ces lieux ton obsession pendant la majorité de ton existence.

— Assez de détour ! s’exclama Guvinor.

— Ces terres avaient une guide et un gardien. Hélas, Wixa s’en est allé bien loin, et ne risque pas de revenir de sitôt. Quant à Nasparian… Affirmer qu’il est un élément instable est un euphémisme. Je peux le remplacer, mais il existe toujours une place vacante.

Guvinor ne put reculer face à l’emprise que Zargian exerçait sur lui. Il posa sa main sur son avant-bras, et aussitôt sentit-il un flux s’insinuer en lui, circuler dans ses veines. Un pouvoir capable de l’ancrer dans la réalité, tout en lui faisant appréhender différemment son environnement.

Un sentiment de bien-être l’emplit pour la première fois depuis longtemps. Pourtant les doutes s’invitèrent au confort, se multiplièrent devant ce sourire immortel.

— Avec ton accord, proposa Zargian, tu es le candidat idéal.

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